Les fumées toxiques saturaient la salle des cuves. Elles brûlaient les yeux et rongeaient la peau, laissant sur cette dernière des tâches brunâtres et de larges cloques. Les esclaves qui trimaient dans cette section du Gouffre étaient obligés de se couvrir le nez et la bouche d’un linge mouillé pour ne pas succomber aux vapeurs délétères, ressemblant alors aux bandits de grand-chemin qui se masquaient le visage. Certains portaient des masques en fer ne laissant qu’une fente pour les yeux, d’autres des tabliers troués ou des bandelettes glanées çà et là pour s’envelopper les bras et le torse et tenter, ainsi, de se protéger contre l’atmosphère nocive dans laquelle ils étaient continuellement plongés. Leurs corps étaient noirs de suie et de crasse, zébrés par endroits des rigoles plus claires que faisaient la sueur en ruisselant de leurs fronts ou les marques fraîches du fouet. Il faisait plus chaud ici que dans le cœur d’un volcan.
Les jours dans le Gouffre se ressemblaient tous, constants dans leur degré d’effort, de fatigue, d’étouffement et de souffrances, seulement rythmés par la mort et les coups de cravache. Chaque jour –était-ce chaque matin ou chaque soir ? La lumière du soleil n’arrivait pas jusqu’ici, impossible donc de le savoir- un chargement de sels rouges arrivait depuis le quartier des fonderies, gigantesque usine à ciel ouvert dont la salle des cuves n’était qu’une annexe. Chaque chariot était tiré par huit orcs harnachés comme des bœufs, pliés sous un joug en métal et dont les chaînes étaient attachées à même la peau. Ces sauvages étaient rendus dociles par la drogue et les coups, l’esprit brisé, et il n’y avait nulle trace de leur combativité légendaire dans leurs yeux vides. Ils n’étaient rien de plus que des bêtes de somme.
Les équipes des cuves devaient décharger les barils sous les coups de fouet des charretiers et les répartir entre les six gigantesques chaudrons de fonte qui trônaient dans la salle et qui étaient si massifs que chacun d’entre eux eu pu contenir une maison. Le travail se divisait alors entre ceux qui alimentaient les fournaises qui rugissaient dans une chambre en dessous en y jetant continuellement de grandes pelletées de charbon, ceux qui montaient péniblement les barils le long des échafaudages brûlants pour vider leur contenu sablonneux dans les chaudrons et enfin ceux qui, du haut de leurs perchoirs, touillaient sans interruption l’infâme mélasse qui y cuisait à l’aide de longues rames en fer. Un opérateur nain, posté dans une casemate creusée à même le mur rocheux de la salle et faisant également office de mirador, tournait un imposant gouvernail à intervalles réguliers. Une trappe s’ouvrait alors dans la paroi pour vomir un flot épais de poix fondue qui s’écoulait dans un aqueduc en pierre avant de se déverser dans les chaudrons. La poix liquide se mélangeait alors aux sels rouges en dégageant un nuage acide et il fallait mélanger. Lorsque la mixture se remettait à bouillir, l’opérateur tournait une autre vanne qui ouvrait un siphon au bas des chaudrons. Le contenu pourpre et fumant coulait enfin dans un entonnoir encastré dans le sol à destination des étages inférieurs où les dieux seuls savaient quelle industrie démoniaque on en faisait.
L’équipe de la salle des cuves était exclusivement composée d’humains, et Geralt était parmi eux. Voilà un mois que le Loup Blanc s’échinait au fond du Gouffre après avoir été déchargé par l’équipage de la barge. Le trajet avait duré une semaine dont cinq jours sous le soleil de plomb du Désert Hurlant, poignets liés. Ses ravisseurs ne l’avaient pas nourri, à part un morceau de viande séchée dur comme du cuir, et à peine assez d’eau pour ne pas mourir de soif. Ils s’étaient joint à une caravane d’esclave déjà en route et étaient enfin arrivés à la Tour de Gorgoth. Le calvaire ne faisait que commencer.
Geralt et les autres furent placés sur un monte-charge qui les descendit dans le Gouffre, profonde ravine au-dessus de laquelle se dressait l’impressionnante citadelle entourée d’épaisses murailles et dardée de tours noires toutes plus massives les unes que les autres. Faisant preuve de l’ingéniosité habituelle de leur race, les Dawi-Zharr avaient détourné une rivière voisine pour alimenter leurs industries. L’escarpement Nord du Gouffre était ainsi barré par un gigantesque barrage en pierre sombre haut de plusieurs dizaines de mètres. Différentes vannes permettaient aux maîtres d’œuvre de régler le débit et de faire ainsi tourner les dizaines de roue à aube et d’étranges machines à vapeur qui occupaient la façade du barrage jusqu’au quartier des fonderies qui s’étendait au fond de la crevasse. Là, des chariots déversaient en continu du minerai dans les creusets titanesques des hauts fourneaux dont les fournaises brûlaient jour et nuit, engloutissant des quantités phénoménales de bois et de charbon et dont les flammes étaient excitées par des incantations gutturales et des sacrifices. Le métal liquide coulait alors dans les moules en sifflant et on formait ainsi des montagnes de lingots sans reflet qui étaient renvoyés, une fois cinglés par les martinets géants des roues à aube et refroidis, dans les tunnels qui s’enfonçaient vers les niveaux inférieurs, jusqu’aux forges et ateliers qui se trouvaient dans les immenses salles souterraines. C’est là que travaillaient la majorité des esclaves peaux-vertes, utilisés pour leur seule force brute et leur résistance aux conditions extrêmes. Outre les entrepôts, bâtiments de production, enclos aux esclaves et autres échafauds, le quartier des fonderies était surveillé par plusieurs miradors et casemates, dont le Blockhaus, une structure solidement fortifiée d’où les nains contrôlaient la production. Toute cette activité générait une chaleur démentielle, ainsi qu’un vacarme assourdissant et une pollution qui noircissait le ciel et la terre. Les bassins de rétention d’eau creusés à intervalles réguliers produisaient des vapeurs toxiques qui montaient en volutes gras pour rejoindre les fumées infernales s’échappant sans interruption des nombreux conduits du Gouffre.
Dès son arrivée, le Loup Blanc fut affecté à la salle des cuves. Peut-être était-ce en raison de sa robustesse, ou d’une vengeance cruelle de la part du commanditaire de la chasse manquée. Il y fut emmené avec d’autres à grand recours de fouet, et enchaîné à un autre esclave. C’était visiblement le protocole dans cet enfer, où chaque captif humain était attaché à l’autre par une chaîne reliant leurs chevilles. Sans coordination, tout déplacement devenait hasardeux, sans mentionner le passage aux latrines. Le partenaire de supplice de Geralt fut d’abord un kislévite qui ne parlait pas le reikspiel. Il semblait déjà amoché par de longues semaines à s’échiner dans le Gouffre et n’était plus que l’ombre d’un homme. Ses lèvres craquelées étaient constamment entrouvertes pour laisser passer sa respiration sifflante et son corps brûlé par l’atmosphère ambiante était d’une maigreur accablante. Il n’avait pas tardé à mourir au cours d’une nuit, et avait été remplacé par un homme venu de la lointaine Inja qui n’avait lui-même résisté que trois semaines avant d’expirer. Il fut remplacé à son tour par l’un de ses compatriotes, à la peau sombre et à la carrure solide, qui maîtrisait le dialecte impérial d’une manière approximative. Il s’appelait Ashish, et faisait partie de l’escorte d’une caravane qui avait connu un sort funeste. Capturé par les hobgobelins et vendu aux dawi-zharr, il était enchaîné à Geralt depuis deux jours.
C’est donc ensemble qu’ils montaient au sommet de l’échafaudage et serraient à quatre mains le long manche de la rame pour touiller l’immonde mixture de l’un des chaudrons des heures durant. Ils se protégeaient des fumées comme ils le pouvaient mais leurs mains et leurs avants bras étaient désormais parcourus de crevasses et de tâches étranges. Le labeur était éreintant et, une fois terminé, ils étaient autorisés à revenir à leurs quartiers tandis qu’une autre équipe prenait le relais. L’endroit où ils dormaient n’était rien de plus qu’une vaste niche excavée an bordure de la salle. Le plafond y était si bas qu’il fallait se baisser, et les couches se résumaient à des tas de paille rongée par la vermine. Il n’y avait aucune source de lumière et on s’y déplaçait à tâtons. Au fond, un simple trou faisait offices de latrines qui débouchaient Sigmar sait où. L’odeur était épouvantable et les rats vous mordaient les oreilles dans la nuit. Tous les esclaves de la salle des cuves se reposaient là en silence tandis qu’un garde-chiourme passait de manière régulière avec une lanterne pour s’assurer que tous dorment et que personne ne parle. Deux fois par jour, deux autres esclaves passaient avec un chariot de cantine contenant un immonde brouet mêlant gruau et morceaux de matière non identifiée que l’on servait dans des écuelles sales et qu’il fallait manger avec les doigts.
C’était à cela que se résumait désormais la vie de Geralt, destiné à travailler pour les dawi-zharr jusqu’à en mourir.