Ma question sembla susciter l’intérêt général et rapidement, nos chopes furent de nouveau remplies et la conversation dériva sur des sujets moins sérieux. À mesure que la nuit avançait, de plus en plus de monde se tassait à l’intérieur de la taverne dans une atmosphère étouffante, dominée par une forte odeur de mauvais alcool et de sueur.
Il semblait que le lieu était le point de convergence de tout ce que la ville souterraine comptait de truands, de catins débraillés et de jeunes hommes de bonne famille en quête de sensations. Très vite, on ne s’entendit plus parler au milieu des chants de marins, des bagarres et des bousculades et il fallait hausser la voix pour commander à boire et couvrir les cris des hommes qui s'interpellaient et s'invectivaient à travers la grande pièce.
On était tellement à l'étroit au milieu de cette foule bigarrée que la fumée s’échappant de la cheminée et des divers pipes et autres cigares peinait à se dissiper, restant coincée sous la charpente en forme de coque de bateau retournée et ne parvenait à s’échapper que lorsqu’un nouveau venu franchissait la porte ou que l’un de fêtard ressentait le besoin de sortir se soulager.
À force de bousculades et de danses ridicules, le sol de pierre était humide, trempé par de la bière de qualité médiocre. Dans les coins de la vaste pièce, certains soûlards gisaient à même le sol, étendu dans leur vomi, un verre à moitié plein à la main. Des filles en tenue plus que légère ne se gênaient pas pour leur faire les poches, se contentant du maigre butin qu’elles pouvaient y trouver. De temps à autre, quelques hommes plus solidement bâtis que la moyenne fendaient la foule pour venir passer à tabac un client récalcitrant avant de le jeter dehors. À d’autres moments, ils laissaient les bagarres se régler d’elles-mêmes sans que je ne parvienne à comprendre comment ils déterminaient s’ils devaient agir ou non.
Les hommes les plus chanceux, ou bien les plus riches, profitaient des filles les plus mignonnes dans des petites chambres à l’étage, pour les autres en revanche, il fallait faire son office contre un mur de la salle ou à l’extérieur, au milieu d’autre fêtard avinée qui attendaient leur tour avec l’écume aux lèvres.
Ma raison me dictait de quitter ce lieu et de rentrer me reposer, mais j’avais pourtant envie de profiter de la nuit et je me laissais donc porter par cette foule bruyante, odorante et tapageuse, comme si, inconsciemment, je sentais que je n’aurais plus l’occasion de faire la fête avant un long moment.
Au fil des conversations, j’appris que le chef de la petite bande qui m’avait abordée au début de la soirée se nommait Lars, c’est lui qui dirigeait ce petit groupe de malfrat et qui avait le plus d’expérience des règles pour survivre à Myrmidens. Ils semblaient tous être d’anciens marins venus de terres plus au nord des frontalières et avaient développé leurs petites activités dans les quartiers entourant les docks. Plus il buvait, plus l’homme se montrait entreprenant, laissant volontiers sa main sur ma cuisse, se collant à moi quand il le pouvait, mais il semblait avoir assez d’instinct de survie pour ne pas aller plus loin sans y avoir été invité.
Pourtant, lorsqu’à un moment de la soirée, je me levais et m'éloignais de lui pour rejoindre un visage familier, il eut un geste comme pour me rattraper avant de se raviser et de me laisser filer avec une mine contrariée.
Je fendis la foule en direction d’un homme à la carrure impressionnante qui me tournait le dos, assis à une table avec d'autres truands au visage marqué, occupé à trinquer avec eux. Celui qui me faisait face me reconnut lorsque je m’approchais et il écarquilla les yeux de surprise tandis que je donnais une grande tape dans l’épaule Tatch le Meunier. Ce dernier se retourna brusquement, l’air menaçant et l'œil rendu brillant par l’alcool. Pourtant, quant à son tour, il me reconnut, un large sourire édenté traversa son visage. Il bouscula son compagnon à sa gauche pour me faire une place et d’un geste m’invita à m'asseoir. Du coin de l'œil, j'aperçus Lars qui m’avait suivi, mais semblait se résoudre à battre en retraite à la vue de mes nouveaux compagnons de boisson.
Déposant brusquement une nouvelle pinte sous mon nez, Tatch me dit d’une voix plus douce que je ne l’aurais imaginé :
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« Léna la fleur des pavés ! Alors toi t’es une vraie dure, j’avais rarement cogné quelqu’un aussi longtemps sans qu’il continue à encaisser. »
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« Tu t’es pas trop mal débrouillé non plus, même si je t’ai ménagé » dis-je en réponse, déclenchant des rires et des acclamations autour de la table.
Beau joueur, le Meunier accepta la boutade sans s’en formaliser et nous continuâmes de boire comme si notre soif ne devait jamais s’étancher. À un moment, une femme d’âge moyen qui était assis sur les genoux de mon voisin de gauche me fit passer une sorte de grande pipe de bois allongé, dont une fumée légèrement verdâtre s’échappait au bout. Je tirais quelques bouffées avant de sentir rapidement mon esprit flotter de manière agréable. J’avais toujours conscience de mon environnement, mais les sons me parvenaient un peu déformés et certaines couleurs me paraissaient plus vives qu’à l’ordinaire. Entre deux gorgées d’alcool, je demandais à Tatch :
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« Ça fait longtemps que tu joues la bête de foire pour divertir une foule de couards trop lâches pour descendre à ta place ? »
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« Boarf » dit-il en haussant les épaules
« pas vraiment, personne ne dure jamais longtemps dans ce milieu. Moi ça doit faire quoi.. quelques mois maximum, je sais plus. »
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« Qui contrôle ce lieu ? »
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« Personne ne le sait vraiment. On va dire que Rahim et ses amis contrôlent et organisent les combats, mais à c’qu’on dit, les ficelles sont tirées par des gars d’la haute, enfin, tant qu’ça nous paye, on s’en fou. »
Plus tard dans la soirée, j’aperçus le beau combattant à la musculature si flatteuse qui s’était trouvé dans la même cellule que moi à mon réveil quelques heures plus tôt. Confortablement installé sur un banc, il était flanqué de deux jeunes filles plutôt jolies qui ne cessaient d’embrasser ses joues et son cou. L’une blonde et l’autre brune, elles ne devaient pas être beaucoup plus âgées que moi, mais ne semblaient pas manquer d’expérience. Sans que je ne m’explique pourquoi, une petite pointe de jalousie vint me saisir lorsque je le vis embrasser la blonde à ses côtés. Puis, comme son attention se portait vers ma table et que nos regards se croisaient, je tournais le visage en direction de la femme à ma gauche, celle qui semblait s’occuper des herbes à fumer. Tandis qu’elle aspirait une grande bouffée à sa pipe, j’approchais mes lèvres des siennes, jusqu'à les effleurer, puis, je les entrouvrais pour la laisser expirer dans ma bouche. Ensuite, en prenant bien garde à ne pas laisser la fumée s’échapper, je me tournais vers un Tatch médusé et je plaquais ma bouche sur la sienne, tenant fermement son menton du bout de mes doigts, laissant les volutes verdâtres s’échapper de mes lèvres tout en braquant mon regard par-dessus son épaule, directement dans celui du bel inconnu.
Bien que surpris, Tatch ne se fit néanmoins pas prier et tandis que je finissais de déverser les vapeurs aux odeurs de plantes dans sa bouche, il expirait par son nez encore gonflé suite à notre combat. Un sourire béat sur les lèvres, il leva son verre et déclara
« Si tous mes adversaires pouvaient être comme ça, je me battrais jusqu’à ma mort ! » et à nouveau, les chopes se levèrent pour saluer cette déclaration.
Au fil du temps, je perdis le compte du nombre de verres que j’avais bu et de combien de fois j’avais aspiré de la fumée. À un moment, un homme renversa le contenu de sa chope sur moi, déclenchant des protestations véhémentes de mes compagnons, mais vu mon état, je ne m’en formalisais même pas. Je recroisais Lars et ses hommes à deux reprises, mais avec l’alcool, nos échanges devenaient incohérents et je préférais regagner ma place à la table de Tatch, là où je pouvais m’asseoir sans être sans cesse bousculée par quelqu’un et étendre mes jambes sur la table. Une jeune rouquine passait de table en table avec pour défi d’embrasser tous les convives et je jouais le jeu lorsque mon tour arriva, déclenchant une nouvelle vague de hourra. Toujours à ma gauche, Aïla fit rire l’assemblé en secouant sa forte poitrine, faisant tomber quelques pièces au grand déplaisir de son cavalier du soir. Tatch finit par nous abandonner, s’éloignant au bras d’une femme rondelette qui devait faire la moitié de sa taille mais sa place fut vite reprise par un nouveau venu qui entreprit de raconter à grand renfort de gestes et comment il venait de chevaucher une superbe femme, d’après ses dires, avant que quelqu’un ne le rembarre en lui disant qu’il avait dû payer bien cher pour qu’une catin accepte d’écarter les cuisses pour une tête d’enclume pareille.
À force d’être présentée sans cesse à de nouvelles personnes, toutes désirants me féliciter pour mon combat dans la fosse, je finissais par mélanger les noms et, l’alcool n’aidant pas, la suite de la soirée devint rapidement un enchaînement de visage flous et indistincts sur lesquels je ne parvenais pas à remettre de nom. L’esprit complètement embrumé par la fumée et la boisson, je faillis ne pas voir le combattant tatoué se lever et traverser la pièce au bras de la jeune blonde. Je ne dus de les apercevoir à tant qu’à leur amie brune qui, se voyant laisser en plan, s’invita à notre table en quête d’un autre poisson à ferrer. Me dégageant de l'étreinte de l’homme contre lequel je m’étais adossée et qui me caressait le bas du dos, je me levais tant bien que mal en titubant et me dirigeais vers la nouvelle venue.
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« Où sont-ils allés ? » demandais-je sans préambule.
- La jeune fille leva haussa les épaules avant de dire, une moue boudeuse sur le visage
« Sûrement dans une chambre là-haut. Qu’est-ce que j’en sais moi ?! »
Je jetais un coup d'œil vers le sombre et étroit escalier de pierre qui disparaissait dans un mur de l’autre côté de la grande salle. Puis, après une dernière inspiration, je me lançais dans la traversée de la foule dense qui me bloquait l’accès. Je dus jouer des coudes et des épaules pour me faufiler, mais mon principal ennemi était mon état d’ébriété qui me faisait tituber et m’empêchait de progresser de manière rectiligne. À un moment, deux des hommes de Lars, des jumeaux à ce qu’il me semblait, me passèrent chacun un bras autour des épaules pour m'entraîner dans une danse rythmée au centre de la pièce et j’eus les plus grandes peines du monde à leur fausser compagnie.
Finalement, après un long effort, j’arrivais enfin au pied de l’escalier. Lorsque j’en gravis les marches, les sons de musiques, de chants et le brouhaha environnant s’atténuèrent grandement, à ma surprise. À l’étage, l’ambiance était plus feutrée, plus calme et ici les bruits que l’on entendait étaient plutôt des cris de plaisir et des râles rauques. Il n’y avait pas vraiment de chambre, mais plutôt des lits défoncés et des tas de paille et de tissus en désordre à même le sol, séparés par des tentures épaisses et colorées. Je passais donc de pièce en pièce, découvrant ici un homme avec trois femmes, plus loin deux hommes avec une femme, ou bien encore deux binômes de sexe opposé emmêlaient dans une position complexe à faire pâlir un contorsionniste, mais nul trace de ma proie du soir.
Pourtant, nul n’échappe à la traque d’une amazone, surtout lorsque celle-ci a un besoin à assouvir. Au bout d’un moment d’exploration qui me parût durer bien trop longtemps, je poussais un énième drap accroché à une poutre du plafond et découvrais enfin celui que je cherchais et son amante du soir. Nu, l’un contre l’autre, ils s’enlaçaient et s’embrassaient langoureusement et il leur fallut quelques instants pour s’apercevoir de ma présence. La jeune fille poussa un cri d’effroi, mais l’homme lui, sourit sans ciller. Portant le pichet de vin que je tenais à la main à mes lèvres, je bus une dernière gorgée puis, le posant au sol, je m'avançais vers eux, m’agenouillant puis finissant le dernier mètre à quatre pattes, tel un félin.
Alors que j’avançais mon visage vers celui de l’homme, je tournais au dernier moment la tête vers la jolie blonde et l’embrassais. Surprise dans un premier temps, elle ne réagit pas, puis je senti ses lèvres s’entrouvrir et ma langue frotter contre ses dents. Avec un soupir de plaisir, je promenais mes mains sur sa peau douce, ignorant notre amant désormais commun jusqu’à ce que celui-ci m’attrape par-derrière afin de m’ôter mes vêtements, puis ne m’allonge sans douceur sur le dos. Le reste de la nuit se perdit dans ces caresses, ces baisers et la vigueur de l’homme que nous partagions à tour de rôle, sans cesser de nous embrasser en même temps. Elle, lui et moi, unis par un désir commun qui nous consumait et nous brûlait la peau. Un moment de jouissance extrême comme rarement je n’en avais ressenti auparavant, jusqu’à ce qu’à bout de force et de souffle, nous ne nous laissions tomber dans un profond sommeil sans rêve.
Un léger courant d’air, bref mais régulier, qui me caressait le pied droit me tira de mon sommeil quelques heures plus tard. Alors que je peinais à reprendre mes esprits, refusant d’ouvrir les yeux et essayant en vain de me rendormir, je finis par m’agacer de ce souffle frais sur ma peau. Me redressant, je me rendis compte qu’il s’agissait en fait de la respiration de Lesin, mon amant de la veille. Il dormait sur le dos, perpendiculairement à moi et mon pied nu se trouvait posé en travers de son visage. En regardant autour de moi, je vis que ce qui me servait d’oreiller était le bas du ventre de Liv, le troisième membre de notre trio amoureux. Je me tenais entre ses jambes, et sa main tomba de mes cheveux lorsque je m’agitais. Avec la souplesse d’un chat, je roulais silencieusement sur le côté, avant que les excès de la nuit précédente ne se rappellent à moi par une violente nausée. Je me redressais tant bien que mal et commençais à chercher mes affaires. Liv ouvrit les yeux et caressa ma cheville du bout de ses doigts :
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« Tu t'en vas ? » murmura-t-elle.
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« J’ai beaucoup de chose à faire aujourd’hui » répondis-je simplement en la regardant. Elle était bien trop belle et trop innocente pour un tel lieu me dis-je avec un pincement au cœur.
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« Je te reverrai ? »
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« Je l’espère » conclus-je en enfilant mon pantalon. Ensuite, sans me retourner, je me dirigeais vers l’escalier que je descendis de manière plus ou moins acrobatique avant d'atterrir dans la salle commune. On aurait dit un champ de bataille, des corps d’hommes et de femmes gisaient dans tous les coins, certains ronflant, d’autre se retournant en bougonnant à mon passage et certains tenant encore un chope à demi-vide dans leurs mains.
J’enjambais tant bien que mal tous les obstacles et en passant devant le comptoir, je décidais de regarder de l’autre côté pour voir si je ne trouvais pas quelque chose de solide pour me remplir l’estomac. Après quelques instants, je mis la main sur un généreux morceau de saucisson et un reste de pain sec. Contente de mes trouvailles, je quittais les lieux et me dirigeais vers la sortie des égouts. J’émergeais à l’air libre alors que les premières lueurs du jour commençaient à éclairer péniblement le port. J’aspirais à plusieurs reprises de longues goulées d’air frais du large. La douceur du vent et la nourriture me firent un bien fou et je me sentais un poil mieux tandis que je me dirigeais vers la boutique d’Alessandra. Tandis que je remontais une rue large dans laquelle les premières échoppes commençaient à ouvrir, je repensais à une phrase que le vieux Gindast m’avait dite un jour « Je crois que la piraterie, c’est un peu comme une nuit de beuverie. Si tu veux rester jusqu’à la fin, tu en paies le prix le lendemain. »
Les rues étaient encore presque désertes à cette heure matinale et je progressais rapidement vers le magasin de la gantière. Contrairement à la veille, je pris le temps d’observer les bâtiments alentour et de découvrir un peu plus cette cité dont j’entendais parler depuis de longues semaines maintenant. Ce qui me marquait le plus était les différences de développement et de richesses entre deux quartiers parfois collés. Des taudis tenant tant bien que mal debout venaient s’adosser aux fondations solides de certaines bâtisses luxueuses et joliment décorées. Au loin, je devinais la vieille ville avec ses structures anciennes et inaccessibles pour le petit peuple. Les quartiers les plus agréables étaient ceux des artisans ou d’ailleurs, tous les étages de la société myrmidienne semblaient se mélanger sans trop de grabuge, sous l'œil vigilant des gardes de la ville. Parfois, au détour d’une maison à demi-écroulée, on trouvait un temple flambant neuf qui trônait au milieu d’un quartier pauvre, comme un énième pied de nez à ces habitants que le destin n’avait pas gâtés.
Perdu dans mes pensées, je refis donc machinalement tout le chemin jusqu’à la boutique d’Alessandra et, arrivée devant la porte, j’entrais sans bruit. À l’intérieur, tout était encore calme mais une petite marmite en fonte accrochée au-dessus du feu de la cheminée m’indiqua que la propriétaire des lieux devait déjà être levée. À pas de loup, je traversais le magasin en direction du petit appentis que nous avait alloué la gantière et découvris Kidd, dormant à poings fermés sur un matelas défoncé, mon grand manteau de voyage en cuir étendu sur lui en guise de couverture. Taquine, je lui mis un petit coup de pied dans le flanc pour le réveiller. Il bougonna dans son sommeil avant de se tourner, me présentant son dos.
-
« Kidd, lèves-toi, j’ai une mission pour toi » murmurais-je doucement.
- Il renifla à deux reprise avant de dire sans se retourner
« Tu pues ! »
- Un nouveau coup de pied dans le dos, plus fort cette fois
« J’ai fait en sorte d’avoir des informations de première main, mais j’ai besoin que tu ailles les récupérer maintenant ! »
- Se retournant il allait à nouveau se plaindre quand il vit mon visage. Ses yeux s’écarquillerent il se redressa d’un bon
« Putain Nola, qu’est-ce qui t’es arrivée ? Qui t’as … »
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« Chuuuuuut » le coupais-je en posant un doigt sur ses lèvres
« La nuit a été rude, mais je crois que ça en valait le coup. Je te raconterai, maintenant debout, laisses moi ta place, j’ai besoin de toi et de me reposer. »
-
« Tu ferais mieux de te laver d’abord. Je sais pas ce qui empeste le plus entre ton haleine et… toi. »
Je souris à cette dernière remarque, et, jugeant qu’il avait raison, j’entrepris de me laver à l’eau froide dans le baquet à disposition dans la petite pièce de service. Je passais de très longues minutes à me débarrasser du sang, de la sueur et de la poussière incrustée dans ma peau, frottant derrière mes oreilles, entre mes orteils et rinçant mes cheveux à trois reprises. L’eau froide finit de m'éclaircir les idées et c’est une Nola parfaitement propre et la tête remise à l’endroit qui retrouva Kidd dans la pièce principale. Le gamin avait fini de se préparer et m’attendais assis contre le rebord de la fenêtre, regardant l’activité dans la rue en mâchouillant un morceau de gâteau. En quelques phrases, je lui racontais ma soirée de la veille, veillant à omettre certains détails qu’il n’avait pas besoin de savoir et je lui demandais de se présenter au bureau de la douane afin de récupérer la copie du registre du navire que nous avions pourchassé à travers les frontalières depuis plusieurs jours.
Sans demander plus d’informations, toujours poussé par la confiance totale qu’il plaçait en moi, il partit au pas de course dans la rue en direction du port pour s'acquitter de sa tâche tandis que, les yeux piquants, je m’en retournais dans l'appentis et que sans demander mon reste, je m’allongeais sur le matelas encore tiède et, rabattant mon lourd manteau sur moi, je m’allongeais afin de dormir quelques heures et de récupérer quelques forces. Je dormais d’un sommeil de plomb, me réveillant seulement à deux reprises pour descendre un grand broc d’eau fraîche avant de me rendormir aussi sec. Quand enfin, j’émergeais de ce sommeil si réparateur, l’après-midi était déjà bien avancé et la rue de l’autre côté du mur en bois du magasin semblait bourdonner d’activité.
Je me levais et pris le temps de faire quelques étirements, faisant bouger mes muscles endoloris et auscultant mes côtes et mon visage en tâchant de déterminer quels mouvements me faisaient mal ou non. Je poussais le rideau qui séparait la petite pièce où j'avais dormi du magasin et découvris, non sans surprise, Kidd qui suivait Alessandra avec une lourde caisse contenant des morceaux de tissus dans les bras, obéissant à ses injonctions sans broncher. Je profitais de ce spectacle une bonne minute avant que les deux ne s’aperçoivent que j’étais enfin réveillée. Kidd rougit brièvement alors que la gantière, elle, me souriait à pleine dents.
« Votre frère est très serviable Maria, il a passé la journée à m’aider avec les clients. »
Je souris en retour puis, comme je sentais que le moment était mal choisi pour m’entretenir avec eux au sujet du registre des douanes, je retournais dans la petite pièce préparer mes affaires pour ma sortie du soir en compagnie de Lars et de ses hommes.
Quand enfin le dernier client eut quitté les lieux et qu’Alessandra eut fermé son échoppe, nous nous retrouvâmes tous autour de la petite cheminée. Tandis que Kidd touillait distraitement un bouillon de viande accompagné de quelques morceaux de légumes dans la marmite, la gantière lisait avec beaucoup d’attention le registre que Kidd avait rapporté. Après de longues minutes de réflexion, elle leva enfin les yeux du document et dit :
« Ce navire transporte une véritable fortune. Des épices, du sel, beaucoup de sel même. Il y a aussi les soldes destinées à des soldats, et pleins d’autres choses, mais je n’ai pas trouvé de trace d’une femme faisant partie de la cargaison. » Comme je me levais pour protester, elle leva une main ferme, m’intimant de rester calme et d’attendre la suite.
« Cependant, il y a des anomalies dans le document. Certaines lignes ne concordent pas, et surtout, il semble manquer des éléments. Sans être sûr que celle que vous cherchez est bien à bord, je peux affirmer sans crainte qu’une marchandise clandestine se cache dans les entrailles du navire. »
Un lourd silence tomba sur la pièce tandis que chacun mesurait la teneur de cette affirmation. L’excitation me gagnait car je le sentais au fond de moi, ma sœur était bel et bien là, à portée de main, retenue par ces chiens de qharis dans l’air vicié d’une coque de bateau. Pourtant, j’avais pour le moment d’autres priorité et après avoir partagé un repas simple mais copieux avec Alessandra et Kidd, je me levais en déclarant :
« J’ai rendez-vous ce soir avec un groupe d’hommes vers l’entrepôt des négociants de vin. Si tout se passe bien, nous pourrons peut-être faire appel à eux plus tard pour récupérer ce que nous sommes venus chercher. »
La gantière ne parut pas surprise. Elle avait de son côté activité la liste de ses contacts durant la soirée précédente et avait proposé de me présenter différentes personnes si je le désirais, mais pour le moment, je souhaitais explorer la piste que j’avais découverte moi-même.
Sans laisser trop de temps à Kidd pour protester, je m’en retournais dans notre chambre d’appoint pour m’équiper. Ma tenue habituelle avait été lavée et avait séchée durant la journée ce qui me fit plaisir. J’enfilais mon pantalon et mes bottes, puis ma brassière de cuir souple. Ensuite, je passais mon manteau en cuir sur mes épaules, attrapé mon habituelle mitaine droite et dissimulée mes épées jumelles sur le lourd vêtement de cuir noir. Enfilant Délaissant mon pistolet et mon arc, j’attrapais ma petite fiole de maquillage noir, au cas où j’en aurais besoin, et je remis à leur place mes boucles d’oreilles et bagues puis, enfin prête, je sortie dans le soir tombant en direction des entrepôts où je devais retrouvais Lars. La nuit était tombée quand je parvins enfin près des docks. Des braseros avaient été allumés pour éclairer les lieux et de petits navires à voiles continuaient de faire des allers-retours depuis les plus gros vaisseaux amarrés dans le port et le quai pour décharger des marchandises. Quelques militaires surveillaient tout cela de loin et les travailleurs se mêlaient à ce dont la journée de labeur était finie et qui s’en allait profiter à la taverne la plus proche.
