... deux natives avancent dans la jungle derrière un homme, qui leur ouvre le passage, taillant dans la végétation à grands coups de son épée. Solide et bien bâti, il a les traits sévères, les yeux d’un bleu profond et il se dégage de lui un étonnant mélange de volonté, de force et de détresse. Derrière lui, les deux jeunes filles marchent en silence, se mouvant avec agilité dans l’espace qu’il dégage. L’une est à les cheveux d’un noir de jais et l’autre à les cheveux plus blancs que les neiges éternelles, leur peau est dorée, d’un bronzage permanent et elles ne portent pour tout vêtement qu’un simple pagne de tissus. Malgré leur jeune âge, elles possèdent une musculature fine et elles se déplacent sans bruit dans la végétation dense, à l’inverse de leur guide qui souffle et transpire, encombré de son armure dorée. Finalement, il s’arrête et se retourne vers les deux petites sauvages, puis porte les mains à son casque pour l’enlever, s'apprêtant à enfin révéler son visage …
« AAAARRHHHGG »
J’émergeais de mon sommeil dans un sursaut, le cœur battant la chamade. Pendant quelques secondes, je crus avoir rêvé ce cri, car rien ne bougeait dans l’auberge, puis finalement, un terrible remue-ménage s’empara des lieux. J’entendais les portes des chambres s’ouvrir à la volée, des gens qui s’interpellaient et des bruits de bousculade dans le couloir.
Sortant enfin de ma torpeur, je roulais sur le côté pour saisir ma dague, puis je me redressais hors du lit. À la lumière de la lune qui éclairait faiblement la petite pièce, je constatais que Kidd n’était pas rentré se coucher. Étouffant un juron, je me précipitais sur mes vêtements que j’avais laissé sécher sur une chaise, et je les enfilais en hâte, tout en regardant par la fenêtre de la chambre si je pouvais apercevoir quelque chose. Puis, comme rien ne semblait bouger à l’extérieur, je finis par prendre mes armes et je me résignais à sortir moi aussi dans le couloir.
Un certain calme était revenu à l’étage alors que je m’avançais hors de ma chambre. En revanche, de la salle ou nous avions dîné la veille au soir, me parvenaient des exclamations et des cris qui ne me laissaient guère de doutes sur l’endroit d’où était parti le cri qui avait réveillé tout le monde. Je m’avançais sans bruit à la suite des derniers retardataires qui se pressaient eux aussi en direction de la grande salle, tâchant de ne pas attirer l’attention. Je descendis les escaliers en dernière, m’arrêtant à quelques marches du rez-de-chaussée derrière la foule de badauds qui encombrait le passage.
Depuis ma position, j’avais une vue partielle sur le réfectoire, mais je pus quand même apercevoir l’un des gorilles priant Sigmar qui accompagnaient la vieille femme et avec lesquels nous avions partagé notre repas la veille, allongé sur la table, le nez reposant dans un flot de sang qui coulait jusqu’à ses pieds. Je retins une exclamation de stupeur, il fallait être foutrement décidé pour s’en prendre à un tel colosse, mais au vu de la position du corps, il n’avait pas dû avoir l’occasion de se défendre. Pendant que j’étudiais la scène, un groupe de milicien en arme fit irruption dans la petite pièce, déjà pleine à craquer. L’un d’eux s’approcha du corps et l’examina un instant, tandis qu’un silence tendu planait dans la pièce. Finalement, il se redressa et dit en direction de son chef :
« Il a été frappé avec une arme courte, une dague certainement, dans le cœur, ou proche, aucune chance de s’en tirer ».
De là où je me tenais, en retrait, et avec la hauteur que me donnaient les quelques marches que je n’avais pas descendues, je voyais l’atmosphère devenir électrique et l’animosité entre les groupes augmenter rapidement. Chaque personne présente dans la pièce semblait armée et très vite, les accusations sans fondements commencèrent à fuser de part et d’autre, mêlant insultes et jurons, rendant la situation encore plus confuse. Pour accentuer le chaos qui s’était déjà emparé de la pièce, la vieille femme arriva, flanqué de ces deux compagnons restant avant de s’effondrer à la vue du corps à grand renfort de cris et de prières.
Derrière elle, un groupe de paysans et de voyageurs tiléens avait presque commencé à en venir aux mains, le tout fermement réprimandé par des miliciens tendus et prêt à en découdre. La fin de la nuit promettait d’être agitée me dis-je, m'enfonçant encore un peu plus dans l’ombre que m’offrait l’escalier. Pendant ce temps, celui qui semblait être le chef de la milice locale beuglait à ses hommes de boucler l’auberge pour fouiller tout le monde et élucider l’affaire. Je ne sais pourquoi, mais à ce moment, un désagréable picotement me traversa la nuque, une sorte de sensation de malaise que je ne m'expliquais pas, comme un signal d’alarme discret. Quelques secondes après, la porte de l’auberge s’ouvrit à la volée, révélant un garde massif qui entra en vociférant :
« Je vous l'tient l'scélérat ! Il fuyait par-dessus la palissade, ce beau diable ! » avant de balancer une silhouette au milieu de la pièce et de ses occupants. Alors que l’homme se redressait, je retins un hoquet d’horreur en le reconnaissant. Il ne s’agissait pas d’un homme, mais d’un adolescent, roux et le visage couvert de tâches de rousseurs, il s’agissait de Kidd. Le gamin avait le visage tuméfié et du sang lui coulait de la bouche et d’une oreille, signe qu’il avait dû opposer une rude résistance avant de se faire prendre. Il essaya de prendre la parole pour s’expliquer, mais un violent coup de poing l’envoya s’étaler contre une table voisine.
« Y avait aussi la fille des bains en larmes et toute cabossée dans un coin. Un tueur et un violeur, ça. » ajouta le soldat qui l’avait arrêté, scellant par la même occasion son sort, car en effet, la foule commençait à appeler à une pendaison rapide, afin que tous puissent retourner finir leur nuit avant la longue route qui devait les attendre le lendemain. Ainsi et en l’espace d’une minute, le pauvre Kidd avait été reconnu coupable de deux crimes que je le savais incapable de commettre, le tout sans avoir eu l’occasion de se défendre. Alors que tous semblaient s’agiter pour préparer l'exécution, je restais là, tétanisée, dans le recoin de l’escalier à me demander ce que je pouvais bien faire pour sortir mon ami de ce mauvais pas. Avec ironie, je me rappelais comment les hommes du vieux monde parlaient de mon peuple et de ma terre : des sauvages, à peine plus développés que des animaux, pourtant, chez nous au moins, il y avait une justice et elle était toujours respectée. Depuis que j’avais été arraché à ma jungle en revanche, je n’avais que trop peu rencontré la justice, il y avait bien une certaine forme à Sartosa grâce au code de la piraterie, mais c’était sommaire, et ici, dans les frontalières, il semblait que ce concept soit totalement absent.
J’essayais de réfléchir, je savais que Kidd ne pouvait pas être responsable des actes dont on l’accusait, je le connaissais, c’était un gamin souriant et rieur, plein d’entrain et d’optimisme, comment aurait-il pu faire une telle chose ? Et en même temps, je me rappelais cette conversation inachevée sur son passé et ce qui l’avait obligé à fuir Marienbourg, est-ce que finalement, je connaissais vraiment le jeune mousse ? J’eus envie de me gifler d’avoir laissé ce genre de pensées me traverser l’esprit, Kidd était mon ami, et je devais le sortir de là, les explications viendraient plus tard s’il devait y en avoir. Alors qu’il était amené de force vers la sortie, je croisais le regard du gamin, dans ses yeux, je ne lus que de la panique et de l’incompréhension, il essaya de dire quelque chose, et je pense que je fus la seule à comprendre ses mots avant qu’une nouvelle gifle ne lui close la bouche pour de bon :
« No...Paola.. Je t'en prie... J'ai rien », il me fallait agir, et vite !
Remontant la capuche de mon lourd manteau sur ma tête, je m’avançais enfin, bousculant au passage les personnes qui se tenaient devant moi en bas de l’escalier avant de fendre la foule pour me diriger le plus discrètement possible vers la sortie. Fuyant la petite marée humaine qui se précipitait vers la porte principale de l’auberge, je pénétrais pour ma part dans les cuisines, puis j’empruntais l’entrée de service. Je débouchais sur l’arrière de la cour de l’établissement, juste à côté de la palissade de bois qui ceinturait les lieux. Un coup d'œil rapide vers le centre de la place me permit de voir des hommes en train de préparer une corde et de la passer à une grosse poutre en bois tandis que d’autres tenaient Kidd en respect.
« Fait chier » marmonnais-je en accélérant le pas en direction de la petite pièce des bains. Alors que j’arrivais proche de l’appentis, je tombais sur un milicien en gardant l’entrée, il me jeta un regard interrogateur en me voyant approcher :
-
« Qu’est-ce tu fou la toi ? » dit-il d’un ton sévère.
-
« Je viens voir la fille, elle est ici ?Il parait qu’elle a besoin de soins » répondis-je du ton le plus sûr de moi possible.
Après un vague moment d’hésitation, il finit par hausser les épaules et s’écarter de l’ouverture. Je pénétrais donc de nouveau dans la petite pièce, mais cette fois-ci l'atmosphère était plus sombre, moins chaleureuse et accueillante. La jeune fille se tenait prostrée contre un des angles du fond, pieds nus, sale, les traits tirés et le regard hagard. Elle serrait ses bras autour de ses jambes, dévoilant ses poignets meurtris comme s’ils avaient été tenus par des lanières de cuir. Sa robe était en lambeaux, ses bras et ses jambes étaient couverts d'ecchymoses et l’un de ses grands yeux noisettes était à demi clos. Ses cheveux emmêlés tombaient en lourdes boucles brunes devant son visage tuméfié. Elle semblait perdue, brisée et épuisée.
Je m’approchais en hâte avant de m’agenouiller devant elle, elle pleurait silencieusement et ne sembla pas réagir jusqu’à ce que je relève son menton du bout de mes doigts. Écartant d’un geste doux l’une des mèches qui barrait son visage, je lui dis dans un souffle :
-
« Que s'est-il passé ?»
-
« Il a voulu… il a… il m’a forcé… » répondit-il en sanglotant, visiblement en état de choc.
-
« Qui ça il ?? Réponds ! Il vont pendre le gosse … » j'essayais de la secouer un peu par les épaules, tentant de la sortir de sa torpeur. Je l’examinais rapidement, mais la pénombre environnante ne me permettait pas de voir quoi que ce soit, je fis également le tour de l’appentis du regard, mais ne trouvais aucun élément susceptible de m’aider. J’attrapais l’une de ses mains, caressant sa joue de l’autre, et je sentis ses pleurs perdre en intensité tandis qu’elle serait ma main en retour. Pourtant, elle semblait toujours incapable de parler et pour couronner le tout, le garde qui m’avait laissé entrer passa la tête par l’ouverture avant de gueuler
« Allez fou le camp la fouineuse, on a déjà envoyé chercher la guérisseuse. » Comme je ne bougeais pas, continuant de supplier du regard la pauvre jeune fille qui devait avoir sensiblement le même âge que moi, il reprit
« Dis donc ma jolie, m'oblige pas à venir te mettre dans le même état. »
Je me redressais lentement, tenant toujours dans l’une des mains de la petite serveuse, puis, alors que je la laissais glisser entre mes doigts, je murmurais d’un ton suppliant
« S’il te plaît, donne moi au moins une piste, un indice, ils vont le pendre… » et tandis que je reculais vers la sortie, elle redressa soudain la tête avant de dire dans un souffle
« La comète… ». En une fraction de seconde, les morceaux s’imbriquèrent dans ma tête et un sinistre scénario se fit jour : l’un des sigmarites, sûrement le mort, était l’auteur de l’agression sur la jeune fille. Kidd, qui avait tout vu, avait dû vouloir la venger, et voilà comment il se retrouvait finalement sur le point de pendre au bout d’une corde.
Faisant demi-tour, je ressortis en trombe de l’appentis, bousculant au passage le garde planté devant l’entrée, et je me dirigeais vers l’avant de l’auberge, là où on s’apprêtait à exécuter mon ami innocent. Parcourant la foule attroupée devant l’établissement, je m’étonnais de ne pas trouver les deux sigmarites et la vieille femme. Je finis finalement par les apercevoir à l’intérieur, se tenant tous trois au milieu de la pièce où se trouvait encore le corps de leur compagnon. À leur cou, pendaient des colliers qui avaient attiré mon attention plus tôt dans la soirée, des colliers en forme de comète à deux queues. Alors que je fixais le corps du mort, pouvant l’étudier plus facilement que précédemment, je remarquais un détail intéressant. L’homme portait des griffures sur les avants bras et sur le cou, et d’ailleurs, sur ce cou, détail encore plus frappant, son collier à lui avait disparu. Voilà qui venait étayer le scénario que j’avais fini par imaginer dans mon esprit au fil des dernières minutes.