Les premières personnes que je rencontrais lors de ma descente dans les sous-sols du palais de la Bourse avec Chuji étaient des pilleurs qui s’en revenaient, les bras chargés d’objets en tout genre dont je doutais que certains aient réellement de la valeur. Les couloirs déserts s'étendaient devant moi, un dédale silencieux contrastant brusquement avec l'agitation frénétique de la bataille qui faisait rage au-dessus. Les pas feutrés de mes bottes résonnaient légèrement contre les murs de pierre, et l'obscurité omniprésente semblait dévorer chaque parcelle de lumière. Les flambeaux intermittents projetaient des ombres dansantes, créant des illusions fugaces qui dansaient au rythme de notre progression. Je sentais que cet environnement clos mettait ma compagne mal à l’aise mais nous n’avions malheureusement pas le choix. Les murmures étouffés du conflit filaient à travers les pierres, créant une symphonie discordante de chaos et de destruction.
Un cri rompit soudain le silence assourdissant qui nous enveloppait depuis un moment. Je fis un geste pour inciter Chuji à me suivre en silence et m’approchais de la source du bruit. Le cri semblait avoir été poussé depuis une salle sur notre droite. Agrippant fermement la poignée de mes sabres, je jetais un coup d'œil dans la pièce. Un garde du palais se tenait au sol, maîtrisant un homme en lui faisant une clef d’étranglement. Les deux combattants luttaient dans un silence entrecoupé de geignements et de grognements, une confrontation mortelle et silencieuse dans la pénombre de la cellule. L’homme qui était en train d’être étranglé croisa mon regard et d’une main, il lâcha le bras de son bourreau pour la tendre vers moi dans un geste de supplication. Je restais immobile, cherchant à déterminer s’il faisait partie des nôtres ou s’il n’était qu'un pion indépendant dans cette vaste partie d’échec.
Après encore une seconde d’hésitation, je pénétrais dans la cellule et envoyais un coup de pied dans le visage du soldat. Celui-ci, surpris et sonné, lâcha sa prise sur l’homme qui se libéra sans demander son reste. Je pointais alors la pointe d’une de mes lames sur la gorge du garde qui, le dos plaqué au sol, me regardait interloqué. L’autre voulut s’enfuir mais Chuji lui barra le passage avec sa lance, le maintint en respect.
-
« Je cherche une femme. On me dit qu’elle est détenue ici… »
-
« Va chier salope » commença l’homme avant que je n’enfonce un peu plus ma lame dans sa pomme d’adam.
-
« …son nom est Yasmina, tu sais ou je peux la trouver ? »
-
« Tues-moi tout de suite, on gagnera du temps » répondit-il, son regard paniqué démentant pourtant sa bravade.
-
« Je peux peut-être vous aider » intervint l’autre homme
« je travaille ici depuis longtemps, j’apporte les repas aux prisonniers. » Son adversaire lui jeta un regard courroucé alors que je me retournais vers lui, sans éloigner mon épée de la gorge du garde pour autant.
-
« Alors pourquoi cet homme voulait-il te tuer ? »
-
« Quand j’ai compris ce qu’il se passait en haut, j’ai voulu venir libérer quelqu’un.. quelqu’un qui m’est cher. Je ne pensais pas qu’il y aurait encore des soldats de garde… »
-
« Espèce de traître » rugit l’autre avant de s’étouffer avec stupeur quand je lui ouvrit la gorge sans même lui jeter un regard afin d’éviter que ses cris n’attirent d’autres militaires.
-
« Conduis-nous à Yasmina » dis-je au deuxième homme en reportant la pointe de mon épée vers lui
« ensuite, chacun suivra son chemin et tu pourras libérer la personne qui t’es cher ou fuir. Tu nous dois bien ça je crois ? »
L’homme déglutit péniblement et acquiesça d’un signe de tête. Il s'apprêtait à sortir quand des pas et des cliquetis métalliques résonnèrent dans le couloirs. Il se plaqua au mur, contre moi et je sentis son souffle sur mon front tandis qu’un groupe de garde passait au pas de course juste à côté de notre cachette. Si l’un d’eux avait jeté un regard sur sa droite, il aurait forcément aperçu le corps sans vie de l’un des siens mais heureusement pour nous, ils filèrent tout droit sans regarder autour d’eux. Une fois qu’ils furent passés, je repoussais violemment l’homme toujours plaqué contre moi. Celui-ci me lança un sourire grivois puis il se faufila dans le couloir sombre. Nous n’avions pas fait beaucoup de distance quand le bruit d’un combat proche retentit, le son étouffé du conflit filant à travers les pierres, créant une symphonie discordante.
« J’crois bien que nos amis sont tombés sur vos complices » dit simplement notre guide avant de reprendre sa marche en avant. Puis il s’arrêta de nouveau et se tourna vers moi :
-
« J’ai bien cru que vous alliez me laisser crever tout à l’heure ! »
-
« Je peux encore corriger ça si tu continues à me faire perdre mon temps » rétorquais-je froidement en le poussant du pointu d’un sabre dans le dos.
Nous suivîmes encore deux longs couloirs puis nous tournâmes sur notre gauche. L’homme nous indiqua alors un petit corridor à une dizaine de mètres. Une source lumineuse, sûrement dû à plusieurs torches éclairée faiblement l’entrée.
« Si j’me trompe pas, votre amie est dans cette cellule. Elle est gardée en permanence » dit-il simplement. Il tourna les talons pour repartir, son devoir accompli. Je croisais le regard de Chuji et lui fit un petit signe de tête qu’elle comprit. Elle se retourna et, en quelques pas discrets, rattrapa notre guide sans qu’il ne l’entende arriver. Avant qu’il n’est le temps de comprendre ce qui lui arrivait, la pointe de la lance de ma sœur le transperça entre les omoplates pour sortir au milieu de sa poitrine. Il ne poussa pas un cri et Chuji, vigilante, accompagna la chute de son corps pour ne pas que celui-ci ne fasse de bruit et alerte les gardes.
Une fois seule avec Chuji, j’échangeais un dernier regard avec celle que j’avais libérée il y a peu de temps et qui se tenait maintenant à mes côtés pour sauver une autre membre de notre peuple. Je collais mon front transpirant au sien dont le sang coulait toujours d’une blessure et ensemble, nous prononçâmes quelques mots à l’adresse de Kalith. Ceci fait, je me redressais, prête pour l’affrontement qui ne manquerait pas d’avoir lieu d’ici peu de temps. Prenant une grande respiration, je m’élançais, Chuji sur les talons dans le petit couloir, à la rencontre de l’inconnue et du danger… avant de me stopper nette de stupeur.
La petite pièce carrée exhalait une odeur âcre, mélange de moisissure et de désespoir. Lorsque mes yeux s'ajustèrent à la pénombre, je découvris une scène cauchemardesque. Cinq soldats, impitoyables encadraient ce fils de pute de Verner Schloesing,. Son pistolet était dressé, menaçant, pointé vers la tête d'une jeune femme, dénudée et souillée par la crasse et les croûtes de sang qui en disaient long sur les tortures qu'elle avait dû endurer. Son corps frêle était une toile déchirée, marquée par la brutalité de son traitement. Des contusions dessinaient des arabesques de souffrance sur sa peau meurtrie, et ses bras portaient les stigmates d'une résistance farouche. Ses cheveux étaient emmêlés et poisseux de saleté, encadrant un visage dont la jeunesse semblait avoir été volée par la cruauté. Ses yeux, vitres éteintes reflétant une résilience inébranlable, croisèrent les miens brièvement. C'était le regard d'une survivante, le même regard que celui que j’avais lancé au capitaine Syrasse lors de ma libération, la même détermination que j’avais lu dans les yeux de Chuji quand je l’avais tiré des griffes du Sangre Azul.
-
« Enfin te voilà Léna la fleur du Pavé, ou bien devrais-je dire, Maria » commença le maître des douanes avec un sourire satisfait
« et en plus tu as ramené ton amie, c’est trop d’attention je ne saurai t’en remercier. »
-
« Espèce d’ordure, tu sais que je détiens ton petit chien préféré ? » dis-je avec colère, non sans ressentir un profond sentiment de malaise à l’évocation de mon autre nom d'emprunt. Comment avait-il su que je m’étais faite passer pour une dénommée Maria durant ma route jusqu’à Myrmidens.
-
« Tes informations ne sont pas à jour ma belle » reprit Verner Schloesing
« mes hommes sont allés faire quelques emplettes chez ton amie gantière récemment. Malheureusement, elle n’était pas présente mais cela ne fait rien, nous viendront la chercher lorsqu’elle reviendra sans se douter du danger. En revanche, nous avons trouvé mon bon ami, certes un peu amoché, mais bien vivant. Il garde un mauvais souvenir de toi, Léna, ce qui me met en colère tu t’en doutes. » Il avança son arme pour qu’elle touche la tête de Yasmina dont le manque de force lui permettait à peine de rester droite. J’étais pétrifié de stupeur, je ne savais pas comment réagir. Des larmes de rage me montèrent irrésistiblement devant la situation et dans mon dos, je sentais Chuji s'agiter alors qu’elle ne comprenait pas ce qui se jouait sous ses yeux.
-
« Si je me livre à toi, laissera-tu partir mes sœurs ? » demandais-je froidement.
-
« Pourquoi le ferais-je ? Je vous ai toutes les trois à ma disposition ! Vous valez un sacré paquet de pognon, surtout toi mais les deux autres ne sont pas dénuée d’intérêt. »
La colère menaçait de m’étouffer. Ces putains de qharis et leur quête de l’or. Tout ce drame n’avait lieu que pour ce foutu métal précieux. Les idées fusaient en tous sens dans mon esprit, j’essayais en vain de trouver une solution à cette situation périlleuse mais rien ne me venait. Je plongeais mon regard dans celui de Yasmina et j’y lus une détermination farouche. Elle me fit un petit sourire et je compris alors, une seconde trop tard, ses intentions.
« Nooooon !! » hurlais-je en me jetant en avant. Mais déjà, consumant ses dernières forces, Yasmina se relevait d’un geste pour envoyer un coup de tête brutal dans le visage de Schloesing. Celui-ci poussa un cri et par réflexe, tira un coup de feu. Dans le même temps, j’arrivais au contact des deux premiers soldats alors que j’entendais le cri de rage de Chuj qui sautait dans la mêlée avec moi. Je vis juste le corps de Yasmina tombant au sol avant que les premiers coups d’épée ne pleuvent sur moi. Je stoppais les attaques de mes deux adversaires avant d’envoyer une feinte vers les pieds du premier. Celui-ci fit un bond en arrière et j’en profitais pour frapper à deux reprises son compagnon, sans succès. Les deux gardes revinrent à l'assaut, leurs lames miroitant dans la pénombre de la pièce. Le métal siffla dans l'air froid et humide de la petite pièce. Je savais qu’il me fallait rapidement éliminer au moins l’un des deux pour prêter main forte à Chuji qui affrontait seule les trois autres.
Le premier garde, une silhouette massive, déchaîna une série d'attaques féroces. Sa lame fendit l'air vers moi, mais je me dérobais avec une grâce féline, glissant hors de sa trajectoire mortelle. Dans une riposte fulgurante, mon sabre dansa vers lui, tranchant l'air avec une précision délibérée. Il parvint à parer, mais la force de mon attaque le fit chanceler légèrement. Pendant ce temps, le deuxième garde, plus agile, tenta une manœuvre périlleuse. Deux attaques rapides qui me forcèrent à reculer d'un pas calculé, mes sabres se mouvant en une parade habile, déviant chaque assaut avec une synchronisation millimétrée. Le premier garde passa de nouveau à l’attaque avec une vigueur renouvelée, m’envoyant une cascade d'acier. J'esquivais la première, bloquais la deuxième avec un mouvement précis de mes sabres, puis parais la troisième avec une rotation élégante de mon poignet. Ma riposte, rapide et impitoyable, le toucha au niveau de la poitrine, lui tirant un cri de douleur. Je n’eus pas le temps de savourer que j’entendis comme en écho, Chuji émettre le même genre de son. Avec horeur, je la vis reculer en boitant, une lame se retirant de sa cuisse pour attaquer à nouveau.
La danse mortelle se poursuivit, une chorégraphie sanglante où chaque coup portait l'énergie brute du combat. Mon esprit avait du mal à se canaliser mais, mes mouvements restaient fluides. Alors que je repoussais encore une fois un de mes adversaires, celui que j’avais blessé tenta un mouvement audacieux. Il se jeta en avant dans le but d’embrocher mon ventre dénudé, mais j’esquivais de justesse. Son attaque ouvrit néanmoins une longue estafilade sur mon flanc nu qui me lança douloureusement. Cependant, emporté par son élan, il ne put s'arrêter à temps et je le frappais derrière la nuque, décrochant presque sa tête de son corps. Dans le même temps, je reçus un coup de pied d’une puissance inouïe derrière le genou, ce qui me projeta au sol. Je roulais sur moi-même et évitais le coup qui, je le savais, n’allait pas manquer de suivre cette attaque et découvrit Schloesing, le nez en sang et le visage déformé par la colère. Dans son dos, je vis Chugi dans la lance venait de transpercer la gorge d’un ennemi. Malheureusement, le temps qu’elle se dégage, un autre soldat la frappa dans le dos, ouvrant une plaie béante dans toute sa largeur. Elle tituba et voulu contre-attaquer mais je n’eus pas l’occasion de voir ce que ce coup allait donner, car un violent coup de pied me frappa sous le menton, m’envoya valser. Le dos contre la pierre, je bloquais l’attaque du soldat qui voulait me clouer au sol et je fouettais l’air de ma deuxième arme pour l’obliger à reculer. Je me relevais d’un geste vif, attaquant le vieux Douanier et son homme de main avec une fureur sans égale. Je touchais le soldat à la main mais je récoltais une blessure à la poitrine. Ma brassière de cuire dévia l’attaque du douanier qui m’ouvrit l’épaule profondément. Étonnement, ce n’était pas ses blessures qui me faisaient le plus mal mais ma mâchoire après le coup de pied reçu.
Après plusieurs assauts, je touchais le genou du soldat, celui-ci trébucha et ma seconde lame l'accueillit au cou avant même qu’il n’ait pu esquisser un geste pour se relever. Je me redressais pour faire face à Schloesing et voulu l’éviter pour aller au secours de Chuji dont le sang se répandait déjà sur les dalles de pierre froide mais le vieux Douanier avait compris ma manœuvre et il me bloqua le passage. Derrière lui, la courageuse amazone se lança en avant et transperça le cœur de l’un de ses ennemis. Pourtant, avant même que celui-ci ne comprenne ce qui lui arrivait, son camarade restant enfonça son épée dans le ventre de la courageuse guerrière, jusqu’à la garde. Mes yeux rencontrèrent les siens, écarquillés de stupeur alors qu’elle lâchait son arme pour saisir le poignet du soldat. Celui-ci, usant de toutes ses forces essaya de faire remonter son épée, pliant Chuji en deux de douleur et agrandissant la taille de la plaie. Comme celle-ci lui bloquait le poignet, l’empêchant de manoeuvrer, il retira l’arme du corps de la fière amazone. Elle lui lâcha le bras et attrapa le poignard que l’homme portait à la ceinture. Au moment où celui-ci lui enfonçait une deuxième fois son épée dans les entrailles, elle planta le couteau dans son cou. Il se dévisagèrent un moment, l’homme semblant se demander comment cette furie respirait encore et Chuji lui parlant, dans la langue de notre peuple :
« Je suis prête, mais toi, tu m’accompagnes. » Puis les deux s’effondrèrent au sol, dans les bras l’un de l'autre, comme deux amants cueillis par la mort. Je poussais un rugissement en attaquant Schloesing, ce dernier se reprit de sa contemplation macabre juste à temps et notre lutte continua. Mes blessures étaient plus impressionnantes que grave et très rapidement, je pris le dessus sur le vieux douanier. Je l’atteignis à plusieurs reprises, l’acculant contre le mur du fond. Enfin, je lui tranchais plusieurs doigts d’une attaque sournoise, le désarmant. Passant dans son dos, j’appuyais mon pied derrière son genou et quand il fut à genoux devant moi, je lui coupais la tête d’un mouvement de cisaille de mes deux sabres.
Son corps resta plusieurs longues secondes en équilibre précaire tandis que sa tête roulait à un petit mètre de là. Puis il s’effondra dans un geyser de sang impressionnant. Je me précipitais vers Chuji dont le corps affreusement martyrisé gisait lui aussi dans une mare de liquide rouge sombre. Sans y prêter attention, je m’agenouillais dans la flaque de sang, attrapant sa tête dans mes mains et collant mon oreille à sa bouche dont un filet rouge avait coulé également. Après avoir pris quelques instants pour calmer les battements de mon propre cœur, je dus me rendre à l’évidence, le siens ne battait plus. La courageuse Chuji était tombée, emportant avec elle trois qharis, la lance à la main, comme une digne descendante de Rigg. Les larmes coulèrent de mon unique œil valide et je restais de longue seconde à genou, serrant le corps inerte de ma sœur contre moi, ignorant son sang qui souillait ma tenue, et mon sang qui coulait de mes blessures. Soudain, un bruit étranglé me tira de ma torpeur et je me rappelais Yasmina, dont je ne savais pas le sort. Toujours au sol, celle-ci respirait péniblement. Avec un gémissement de désespoir, je me traînais jusqu’à son corps nu et je vis que la balle l’avait atteinte dans le dos. Une marre de liquide vermillon s’en échappait et la pauvre semblait s’étouffer, allongée sur le flanc, le souffle court. Je pris son visage dans mes mains et je m’assis par terre, le dos contre le mur pour poser sa tête sur mes cuisses. Je savais qu’une telle blessure était mortelle, surtout dans cette situation, il n’y avait aucune chance que je puisse la sortir du palais de la bourse, et même de la vieille ville, dans son état.
Alors que les larmes dessinaient sur ma joue un sillon au milieu de la crasse et du sang, je caressais la tête de la pauvre Yasmina, lui parlant doucement dans notre langue. Elle poussait des hoquets étranglés qui me déchiraient le coeur et j’essayais de la rassurer, en lui expliquant que son sacrifice faisait la fierté de Kalith, qu’elle était enfin bientôt libéré de ses bourreaux et que je ramènerai son corps chez nous, pour qu’elle repose en paix au milieu de la jungle. Je savais que tout comme pour Chuji, je n’aurais pas la possibilité de sortir sa dépouille d’un tel lieu et cela me consumait de douleur de devoir lui mentir, mais je sentis que petit à petit, elle s'apaisait. Après plusieurs minutes d’agonie, elle finit par pousser un dernier soupir. Je passais une main sur ses paupières, fermant à jamais ses yeux gris qui, à ma grande tristesse, n’avaient même pas eu la chance de revoir une seule fois le ciel avant qu’elle ne s’éteigne. Ensuite je me relevais et j’attrapais le corps de Chuji par les poignets pour la tirer à côté de notre sœur. Ceci fait, je fermais ses paupières à elle aussi, réussissant difficilement à croiser ce regard froid, bloqué sur une expression de douleur et de surprise. Je récupérais la cape que Schloesing portait sur ses épaules et qui ne tenait plus à rien maintenant que je lui avait tranché la tête et je la déposais délicatement par-dessus le corps encore tiède de mes deux compagnes.
La pièce était empreinte d'une pesanteur inexprimable, comme si l'ombre elle-même se condensait autour de moi. Les corps inertes de mes compagnes gisaient dans un silence morbide, les stigmates de notre échec maculant le sol. La mission, imprégnée de la volonté de Kalith, gisait en lambeaux, et avec elle, ma détermination vacillait. Une lourdeur s'installa dans ma poitrine, une douleur sourde, plus pénétrante que toute lame qui aurait pu me transpercer. Mes doigts glissèrent sur le métal froid de mes sabres, autrefois des instruments de justice, maintenant des reliques inertes. Les flammes de la dévotion qui avaient jadis embrasé mon être vacillaient, sur le point de s'éteindre.
Le désespoir, tel un venin insidieux, s'insinua dans mes pensées. J'avais cru accomplir la volonté de Kalith, porter sa justice à travers mes actes. Mais au lieu de cela, j'avais conduit mes compagnes à la mort, échoué dans ma quête de libération. Une trahison, non seulement envers mes déesses, mais aussi envers mon propre peuple. Un abîme de vide s'ouvrit en moi, engloutissant toute once d'espoir. Les rêves de libération, les promesses de justice, tout cela se dissipait comme la brume sous le regard impitoyable du soleil. Les larmes embuèrent à nouveau mes yeux, mais même elles semblaient incapables de laver le poids de l'échec qui s'abattait sur mes épaules. Le désir s'évapora, laissant derrière lui une coquille brisée. Je ne savais plus pourquoi je me battais, ni pour qui. Le goût amer de la défaite imprégnait mes pensées, et le monde qui m'entourait semblait se faner, dépouillé de toute couleur et de toute signification. Les déesses m'avaient-elles abandonnée, ou étais-je simplement une marionnette dans leur jeu cruel ? La réponse se perdait dans l'obscurité, tout comme moi.
Le sol froid semblait aspirer chaque once d'énergie qu’il me restait. Lentement, je me redressai, mes jambes portant le fardeau du désespoir qui pesait sur mes épaules. Les échos tumultueux des combats semblaient s'être estompés, ou peut-être étais-je simplement devenue sourde à leur fracas. Dans ce néant d'âme, le tumulte de la bataille semblait lointain, comme si tout, avec ma quête échouée, s'était effacé. Chaque pas vers la sortie était une agonie, et dans mon dos, les corps inanimés de mes sœurs semblaient murmurer des reproches silencieux. Pourtant, il semblait que le destin n’avait pas fini de se jouer de moi. Alors que je sortais des souterrains et que je traversais une pièce bien éclairée dont l’ensemble des meubles avaient été retourné et pillé et que dont le sol était jonché de nombreux corps, une voix que je reconnus instantanément claironna dans mon dos.
« Ainsi donc, la délicieuse Maria s’en va à nouveau sans me dire au revoir ? » demanda Fabio, un large sourire sur les lèvres. Je fis alors le lien avec les mots de Schloesing, je compris finalement comment il avait su pour mon autre nom. Fabio, ou peut-être plutôt le Duc d’Ambrandt, entretenait des relations avec le maître des douanes et son entourage. Sans la moindre émotion, je me retournais vers mon ancien amant, celui avec lequel j’avais passé si peu de temps mais dont les étreintes nocturnes avaient été si enflammées. Sans un mot, je m’avançais vers lui tandis que les gardes qui l'accompagnaient se déployaient autour de moi, arbalètes en main.
-
« Tu es toujours aussi belle Maria, même si je regrette de te retrouver à chaque fois couverte de sang » poursuivit Fabio en tirant son épée et en la pointant vers moi alors que je continuais d’approcher silencieusement dans sa direction.
-
« Le destin est bien clément » dis-je tout bas alors que j’arrivais à quelques pas de lui « il m’offre l’occasion d’assouvir mes désirs de vengeance dès maintenant. »
-
« J’aimerai éviter de te tuer Maria, vois-tu, j’ai réellement apprécié les moments passés ensemble et j’aimerai éviter d’abîmer davantage ton si joli corps. »
-
« Moi, je n’ai qu’une envie, c'est de t'emporter avec moi dans la tombe. »
Je m'arrêtais finalement car, j’étais arrivé quasiment à sa hauteur et la pointe de son épée qu’il tenait tendue devant lui s’appuyait contre le milieu de ma gorge. Par défis, j’avançais un tout petit peu plus, sentant l’arme pénétrait légèrement dans ma chair.
-
« Allez Fabio, finissons-en ! Tu n’as qu’a appuyé et tu pourra retourner lécher le cul de ton maître, je suis sur que tu auras une récompense pour m'avoir tué. » dis-je en plongeant mon regard dans le siens et en écartant les mains de mon corps, d’un geste de défi.
-
« Déconnes pas Maria » répondit-il crispé.
Comme il ne semblait pas vouloir aller au bout de son geste, je reculais de trois pas et dégainais une dernière fois mes deux sabres. Leur faisant faire quelques moulinets, je désignais les trois arbalétriers d’un geste de la tête :
-
« C’est donc cela l’honneur chevaleresque, affronter son ennemi avec des gardiens pour être sûr que ça ne tourne pas mal ?! » demandais-je, piquante.
-
« Quoi qu’il se passe, vous n’intervenez pas ! Compris ? » leur lança Fabio, piqué au vif.
Les trois soldats se regardèrent, perplexes, puis haussèrent les épaules avant d’abaisser leurs armes.
Je restais debout devant mon ancien amant, immobile, durant de un long moment. Lui ne bougeait pas non plus et les souvenirs de nos nuits torrides, de nos moments intimes, semblaient flotter entre nous, triste rappel avant le duel mortel que nous allions livrer. Finalement, sentant les forces s’échapper de mon corps par mes blessures, je décidais de rompre cette contemplation funeste et je passais à l’action. Je feintais une attaque à la taille et remontais ma lame au dernier moment vers son cou, la seconde lame attaquant le bas de ses jambes. Il sauta en arrière, esquivant les deux premières attaques, puis comme je continuais d’avancer, il dévia de justesse un nouvel assaut. J’étais plus vive et plus agile que lui et je prenais l’avantage, il ne parvenait pour le moment qu’à défendre chaque coup in-extremis. Après une résistance farouche de sa part, je trouvais une petite ouverture et ma lame pénétra dans l’espace laissé libre par sa cuirasse sous l’aisselle. Pourtant, je retins mon geste au dernier moment et nous nous immobilisâmes simultanément, mon épée à peine enfoncée dans sa chair. Son regard croisa le miens, surpris, et je lui adressais un sourire dénué de toute chaleur :
« Retires-toi avec des hommes, ne m’oblige pas à te tuer Fabio… » Il fit quelque pas dans un mouvement circulaire que j’accompagnais en pivotant sur moi-même sans pour autant enlever mon arme de là ou elle était fichée.
Après ce petit moment d’observation mutuelle, il recula soudainement d’un pas et frappa vers ma cuisse. Dans un réflexe presque surhumain, je contrais l’assaut fourbe et lui envoyais un coup de pied dans le bas du ventre pour le faire reculer. Nous reprîmes notre ballet mortel, avec un rythme encore plus soutenu, les attaques se succédant en cascade et, après un mouvement audacieux, je pointais à nouveau mon arme sous sa gorge, l’immobilisant dans une position inconfortable.
« Dernière chance chevalier… » murmurais-je tandis qu’il lançait un regard presque gêné vers ses hommes, toujours dans l’attente de ses ordres. Cette fois, je ne lui laissais pas l’initiative de l’attaque et je me reculais de moi-même pour reprendre ma position face à lui. Je m’étonnais d’avoir fait preuve d’autant de clémence, mais s’il refusait ma proposition, ma prochaine touche serait mortelle.
Comme je le craignais, sa fierté ou bien les ordres qu’il avait reçus ne lui permirent pas d’accepter mon offre. Avec un cri de colère, il s’élança de nouveau sur moi, se montrant plus violent, plus direct et moins calculateur. Mes deux lames me donnaient un avantage, mais je commençais à fatiguer, les combats des dernières heures ainsi que mes blessures avaient drainé l’énergie de mon corps et inexorablement, Fabio prenait le dessus. Ses coups, bien que peu précis, étaient extrêmement violents et chacune de mes parades ébranlaient tout mon corps.
Finalement, il réussit à faire couler mon sang une première fois, dessinant une longue estafilade le long de mon ventre, juste au-dessus du nombril, ce qui ne fit qu'accroître la douleur de mon autre blessure au flanc. Il n’avait aucune chance que je demande grâce, mais je commençais intérieurement à regretter de l’avoir épargné par deux fois. Comprenant que le temps jouait en sa faveur, je décidais de tenter le tout pour le tout afin d’écourter l’affrontement. Alors qu’il se portait à nouveau en avant, j’esquivais sa lame et me glissais sous son bras, ouvrant au passage une profonde blessure dans sa cuisse. Il se retourna dans un geste rapide et le bout de son épée rencontre mon visage, déclenchant un éclair de douleur dans ma joue, juste sous mon oeil blanc. Sans même prendre le temps d’évaluer la gravité de cette blessure, je frappais de nouveau au niveau de son genou. Cette zone était protégé par un morceau d’armure mais avec l’impact, il perdit l’équilibre et je me jetais sur lui. Lâchant mes sabres, j’attrapais le poignard à ma taille et bondis sur son torse avant qu’il ne se relève. Fermement campé à califourchon je tentais d’enfoncer mon arme dans ce visage jadis aimé. Fabio bloqua mon geste avec son avant bras, tandis que de son autre main, il m'envoyait des coups de poings violent dans mon flanc blessé, me tirant des gémissements plaintif à chaque impact.
La lutte se poursuivit ainsi dans un silence et une quasi-immobilité, je pesais de tout mon poids contre mon couteau pour enfin mettre un terme à cette confrontation. Désespéré, Fabio s'agrippait à mes blessures, tirant cruellement sur mes plaies déjà douloureuses. Je crachais de la salive rosie par le sang sous cet ultime effort et le visage du chevalier était rouge, les veines sur son front gonflées et congestionnées. Pourtant, inexorablement, la pointe de ma lame descendait vers sa mâchoire. Je voyais dans ses yeux la terreur et la panique, je crus même qu’il allait ordonner à ses hommes de tirer, mais il ne pouvait pas parler, la pointe de la dague pénétrant insidieusement entre ses lèvres. Finalement, comme un barrage qui rompt d’un seul coup face à la pression de l’eau, ses forces l’abandonnèrent et le poignard se planta au fond de sa bouche avec un étrange bruit de perforation. Je m’immobilisais, hoquetante et surprise, regardant ses beaux yeux grands ouverts qui se voilaient déjà imperceptiblement. Je retirais ma lame et la posais à côté de sa tête que je saisis doucement à deux mains alors qu'il agonisait, un geste d'intimité contrastant avec la violence qui venait de se dérouler. Le sang coulait de sa bouche et comme il était sur le dos, il avait du mal à l’évacuer, toussant et projetant des gouttes carmins sur le sol. Pourtant, j’approchais mes lèvres des siennes et je l’embrassais une dernière fois. Un étrange baiser langoureux mêlant la saveur métallique du sang au goût salé de la transpiration. C’était un échange émotionnel, complexe rendant hommage à la passion du passé dans cet instant où les frontières entre l’amour et la mort semblaient s’effacer, laissant la place à une connexion intense et éphémère.
Même lorsqu'il eut rendu son dernier souffle, je ne me relevais pas tout de suite, sachant que je n’allais pas tarder à le suivre dans l'au-delà. Lorsque je me redressais, les derniers échos des combats s’étaient définitivement tus. Les trois hommes armés de leurs arbalètes se tenaient en ligne devant moi, leur visage dénué de toute expression. Les regardant sans ciller, je me campais fermement sur mes pieds, écartant les bras, je me dressais tel un défi lancé à l'inévitable. Les cordes des arbalètes claquèrent, un sinistre murmure qui scellait mon destin. Les projectiles, des traits acérés, d'une justice implacable, partirent en une danse mortelle. Les premières douleurs, aiguës et électrisantes, transpercèrent ma poitrine et mon ventre. Une morsure glacée supplémentaire, cruelle, s’ajoutant aux autres blessures de la soirée. Les plumes des flèches dansaient au rythme de mes spasmes, telle une macabre célébration orchestrée par la mort elle-même. Mes yeux ne quittaient pas ceux de mes bourreaux, fixant l'infini comme si mes pensées pouvaient s'y échapper. Les soldats, témoins de ma chute imminente, gardaient un silence respectueux. Mes genoux fléchirent mais mon regard ne faiblit pas. Chaque seconde semblait une éternité, chaque battement de cœur résonnait comme un adieu. Mes mains crispées cherchèrent en vain à saisir une réalité qui s'évaporait. Mon souffle se mua en une mélodie mourante. La douleur, telle une vague, engloutit mes sens. La froideur du métal se mêlait au rouge du sang et les ténèbres m'accueillirent, leur étreinte froide effaçant la lumière vacillante de ma vie. Et dans cet ultime soupir, je m'abandonnais à l'obscurité…
Cependant, alors que les ténèbres m'engloutissaient, une lueur mystérieuse persistait, fragile comme une étoile vacillante. Le voile entre la vie et la mort se dessinait dans une ambiguïté troublante, laissant le mystère planer comme un ultime défi à la clarté des réponses. Était-ce la fin ou le prélude d'une renaissance clandestine ? Les murmures de l'au-delà semblaient se confondre avec les derniers battements de mon cœur. Les contours de ma destinée demeuraient flous, insaisissables, comme les reflets changeants d'une mer hésitante entre la tempête et la quiétude.
Peut-être, dans l'ombre de la nuit éternelle, mes pas erraient déjà dans l'au-delà, ou peut-être, en dépit des blessures infligées par le destin, persistais-je dans un rêve silencieux, attendant le moment propice pour émerger à nouveau. L'histoire, tissée de sang et d'éclats d'acier, s'achevait-elle ici ? Ou bien n’était-ce que le début de mon combat, guerrière des ombres, entre les ténèbres du doute et la lumière incertaine de son destin.
J’eus le temps d’une pensée fugace pour Kidd, Syrasse et le reste de l’équipage de l’Aslevial, j’espérais qu’ils avaient réussi à sortir du port de la cité à temps et qu’ils n’attendraient pas trop longtemps mon retour. Je me demandais aussi si Lars avait pu sauver sa peau et quitter le palais avant que les gardes ne matent la rébellion. Enfin, j’espérais que Gianni et Alessandra n’avaient pas été attaqués par des pillards et surtout que le beau noble qui avait tant œuvré dans l’ombre pour moi ne serait jamais mêlé, de près ou de loin aux événements de cette nuit sanglante. Je me demandais l’espace d'un instant s’ils continueraient à penser à moi et même si je leur manquerai. Pensée ridicule au vu de ma situation… J’avais choisi de vivre cette vie, la plus sauvage des vies ! C’était mon choix de poursuivre ma quête bien loin de chez nous, sur des routes que je ne connaissais pas. Le goût amer de l’inachevé emplit ma bouche à mesure que mes yeux se voilaient… J’espérais que Kalith et Rigg se montreraient clémentes et peut-être que si Sotek intercédait en ma faveur, me laisseraient-elles une nouvelle chance ?