À l’heure tardive où nous étions arrivés, il ne restait plus beaucoup de chambres disponibles et je m’estimais même chanceuse qu’on ne nous ait pas relégués à dormir à même le sol dans la salle commune. La chambre qu’on nous attribua était petite, mal isolée, tant d’un point de vue sonore que de la température et ne disposais que d’un seul grand lit, d’une table et d’un tabouret, mais elle avait au moins le mérite d’être plutôt bien entretenue.
Je sentis mon ventre gronder tandis que je défaisais mon paquetage, rangeant mes affaires sous la petite table grossièrement taillée dans le bois. De la salle servant de réfectoire, je sentais l’arôme d’un plat chaud qui venait me chatouiller les narines, me faisant prendre conscience de la faim que j’avais après plusieurs jours à ne manger que de la viande séchée et du pain sec. Pendant que Kidd finissait lui aussi de s’installer, je m’allongeais quelques instants sur le lit afin d’en tester le confort. Le matelas de paille semblait bien rembourré et la literie avait l’air saine. Nous restâmes là une bonne heure à discuter de notre périple, des rencontres des derniers jours et de nos attentes pour la suite du voyage pendant qu’en dessous de nous, le brouhaha de la salle commune augmentait petit à petit. Au bout d’un moment, poussé par la faim, nous nous décidâmes enfin à descendre nous restaurer et Kidd sur les talons, je descendis l’escalier étroit menant au réfectoire.
Lorsque j’arrivais dans la pièce, je fus surprise du nombre de personnes qu’elle arrivait à contenir. Il y avait des soldats, des marchands avec leurs escortes, des paysans aisés avec leur famille, et tout ce petit monde cohabitait dans une entente plus ou moins cordiale sous l'œil vigilant des miliciens postés aux points stratégique de la pièce. Je trouvais une table encore inoccupée dans un angle de la salle et je m’installais face à Kidd sur le lourd banc de bois qui la longeait. Le repas nous fut rapidement servi, et s’il n’avait rien de très emballant, il avait au moins l’avantage d’être copieux et chaud.
Pendant que nous mangions en silence, trop occupé à nous remplir l’estomac, un groupe assez étrange vint s'asseoir à côté de nous. À leur approche, je portais discrètement la main sur le manche de ma dague dissimulé par mon long manteau de voyage, regrettant d’avoir laissé mes autres armes dans la chambre. Cependant, comme le groupe était bien supérieur en nombre et en armes, je décidais d’attendre de voir quelles étaient leurs intentions avant d’agir. À mon grand étonnement, ils s’installèrent à côté de nous sans manifester d'agressivité ou de prudence. Je ne pouvais m’empêcher, à l’instar de Kidd de regarder avec surprise cette étrange compagnie composée de trois hommes à l’allure patibulaires, lourdement armé avec des crânes rasés et dont l’un d’entre eux portait une cicatrice le long du menton tout à fait digne de concurrencer les miennes. Cependant, ce qui attirait le plus notre attention était le quatrième membre de la petite troupe, une femme à l’allure très âgée mais au visage strict qui semblait, et cela me réchauffa le cœur, être la meneuse du groupe.
Elle nous salua en s’asseyant et je lui répondis poliment, car il était important dans mon peuple d’accorder le respect aux anciennes. Elle commença à nous parler de Sigmar, un dieu apparemment apprécié dans le sud de l’Empire, tandis que l’un des hommes qui l’accompagnaient lisait en marmonnant un livre de prières. Je m’appliquais quant à moi à avoir l’air le plus neutre possible, notamment parce que je n’avais aucune connaissance sur le Panthéon impérial, et qu’en plus je n’en avais rien à faire, mais aussi pour ne pas risquer de froisser nos étranges voisins. En revanche, à mon grand étonnement, Kidd, qui depuis le début du repas, n’avait cessé de boire du vin entre deux œillades à l’une des serveuses de l’établissement, avait la langue bien pendu, et il s’engagea rapidement dans une discussions au sujet du parcours de Sigmar vers l’Est.
La soirée continua de s’écouler ainsi, dans l’atmosphère chaude et étouffée de l’auberge, au rythme des chants de quelques voyageurs, des bagarres rapidement maîtrisées par les miliciens et de discussions sur des sujets variés, s'entremêlant dans un raffut assez impressionnant. Nos voisins de table se révélèrent avoir de la conversation, et je finis moi-même par me dérider un peu, abandonnant quelque temps ma prudence naturelle pour me mêler à la conversation. Nous reprîmes à plusieurs reprises un pichet de vin, et je surpris la serveuse qui, à chaque passage, profitait de venir nous apporter notre commande pour passer sa main dans le dos de Kidd, et appuyer sa poitrine sur son épaule pendant qu’elle tendait le bras pour déposer le récipient sur la table. Les premières fois, elle était hésitante, semblant tâter le terrain avec moi, se demandant sûrement la nature de notre relation, plutôt qu’avec le gamin directement mais, comme je ne faisais pas mine de réagir, elle gagna en assurance et je voyais mon compagnon, le regard pétillant, s’empresser de resservir les convives pour accélérer le moment où il pourrait de nouveau faire appel à elle.
Je ne savais pas pourquoi, mais cette situation m’irritait autant qu’elle m’amusait. Le fait de voir le mousse aussi facilement perturbé par une jeune fille aux motivations, j’en étais convaincu, purement financière me faisait sourire et je prenais du plaisir à le regarder entrer dans le jeu de la demoiselle de manière assez maladroite. Pourtant, j’avais en même temps un sentiment diffus de jalousie et de colère quant au fait qu’il baisse sa garde et se laisse distraire aussi facilement par la première jouvencelle un peu opportuniste qui se présentait à lui. Il y avait d’ailleurs fort à parier que la jeune fille, si elle travaillait ici depuis assez longtemps, avait assez d'expérience pour repérer les cibles faciles comme Kidd. Petite et brune, elle avait un sourire enjôleur et des yeux noisettes rieurs qui reflétaient la lumière des lampes accrochées au plafond. Bien en chair, elle avait des formes avantageuses dont elle semblait savoir jouer et je ne pouvais nier qu’elle avait du charme.
Alors que la conversation s’était terminée avec nos voisins de table et que ceux-ci s'apprêtaient à prendre congé, je vis Kidd qui, la bouche entrouverte, contemplait sa serveuse, l'œil brillant. Je saisis une grosse miette de pain sur la table avant de la jeter dans sa direction. Mon projectile atteint sa cible et entra dans la bouche du mousse qui manqua de s’étouffer, avant de me jeter un regard de colère :
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« Pourquoi tu fais ça ?! »
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« Fermes la bouche Kidd, tu vas finir par gober les mouches » répondis-je d’un ton sarcastique avec un sourire. Alors qu’il faisait la moue, j’enchaînais,
« tu m’as dis que t’avais reservé un bain, je pense qu’on devrait y aller avant qu’il fasse trop froid. »
J’avais raison, lorsque nous sortîmes dehors, l’air s’était rafraîchi et il ne faisait plus si chaud que cela. Le bain se trouvait dans un coin reculé de la cour, installé sous un petit appentis en bois à l’abri des regards et une sorte de grand paravent en bloquait l’accès, faisant office de porte. Comme j’étais pressée d’aller me coucher, il fut décidé que je passerai en première et je demandais à Kidd de rester devant le paravent pour stopper quiconque aurait la mauvaise idée de vouloir se rendre aux bains pendant que j’y étais.
Je me dévêtis donc, prenant soin, par précaution ou par paranoïa, de garder ma dague à portée de main. Je goûtais l’eau du bout du pied, elle était tiède, mais cela me conviendrait. Maintenant totalement nue, je pénétrais dans le baquet, me tenant debout afin de profiter de la lumière des bougies pour inspecter ma blessure à la jambe reçue quelques jours plus tôt. Les onguents avaient fait leur effet et elle avait bien cicatrisé, laissant encore pour le moment un trait rose pâle en travers de ma cuisse, mais je jugeais que dans quelques jours, cela aurait totalement disparu. Je m’assis donc dans le bain et profitais que l’eau soit encore tiède pour laisser mes muscles se détendre un peu, laissant mes pensées dériver librement, les yeux dans le vide. Puis, je saisis le savon noir qui était posé à côté et je commençais à me frotter chaque parcelle du corps, désireuse de profiter de cette occasion de se laver pour me purifier totalement. Je profitais également de ce bain pour laver mes cheveux, laissant mes boucles noires trempées quelques instants dans l’eau avant de les frotter énergiquement avec le savon. À un moment, je crus voir quelque chose bouger du coin de l'œil au niveau du paravent. Je m'immobilisais, puis comme rien ne semblait se passer, je dis d’une voix perplexe
« Kidd ?! » mais je ne reçus pas de réponse et je finis par me dire que j’avais imaginé tout cela. Je finis de me laver et je sortis du bain, essorant mes cheveux afin qu’ils sèchent plus vite. Je profitais de l’occasion également pour laver mes vêtements, les enfilant ensuite mouillés, mais jugeant qu’il était préférable de les porter ainsi quelques instants que de les remettre avec la poussière de la route alors que j’étais enfin propre.
Je terminais de me sécher puis je me dirigeais vers le paravent que j’écartais d’une main, trouvant Kidd quelques mètres plus loin assis contre un muret de pierre.
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« Tu m’as pas entendu quand je t’ai appelé ? » lui dis-je avec une certaine sécheresse.
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« Non ? Un problème ? »
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« Non.. dépêches toi, l’eau est encore à peine tiède. »
Alors qu’il pénétrait sous l’appentis , je décidais de faire le tour de la petite cour de l’auberge, profitant de la fraîcheur du soir et du vent doux qui soufflait pour faire sécher mes vêtements et mes cheveux plus rapidement. C’est en général à cette heure que l’ambiance commencée à devenir plus que festive dans les tavernes et auberges que j’avais déjà fréquenté, mais ici, les miliciens semblaient ne pas l’entendre de cette oreille et, si pendant le repas la boisson n’était pas contrôlée, il n’y avait à cette heure personne en train de pousser la chansonnette et un calme certain régnait. Pour le coup, cela n’était pas pour me déplaire, j’étais fatigué de la route ainsi que des courtes nuits précédentes et le vin que j’avais bu pendant le repas avait fini de m’épuiser.
Comme je commençais à avoir froid, je me dirigeais de nouveau vers les bains pour prévenir Kidd que je remontais à notre chambre. Alors que j’approchais, j’entendis des voix à l’intérieur de la petite pièce, je franchis les quelques mètres qui me séparaient du paravent en hâte et poussais ce dernier d’un geste vif avant de m’arrêter net. Assis dans le baquet d’eau, Kidd, nu comme un verre se faisait laver le torse par la petite servante aux yeux noisettes de tout à l’heure. Installée sur le rebord du bain, elle plongeait sa main au fond de l’eau avant de la ressortir pour frotter le corps du jeune mousse qui, un sourire béat aux lèvres semblait au comble du plaisir. Elle se retourna quand je fis irruption dans la pièce, visiblement un peu inquiète de ma réaction tandis que Kidd ouvrait des yeux ronds, le rouge lui montant une fois de plus aux joues.
Alors que je haussais un sourcil interrogateur, il tenta de se justifier
« Ah Nol... euh.. Maria, je pensais que tu étais déjà partie te coucher. » Sans lui laisser le temps de poursuivre ses explications, et afin de lui épargner de s’enfoncer davantage, je tournais les talons sans un mot et remontais directement vers notre chambre. Je croisais un des fidèles de Sigmar dans la salle commune, toujours occupé à lire son livre. Il leva les yeux vers moi et me marmonna un vague bonne nuit avant de se replonger dans sa lecture.
Je pénétrai dans la petite chambre, satisfaite de voir après un rapide examen que rien n’avait bougé depuis notre départ. J'ôtais mes bottes et me déshabillais de nouveau avant d’enfiler une grosse chemise de lin grise que j’avais récupérée à Matorca. Puis, je me dirigeais en silence, mes pieds nus ne produisant pas le moindre bruit sur le plancher, vers notre lit sur lequel je m'affalais, avant de me blottir dans la couverture en mauvaise laine fournie par l’établissement qui me grattait mes jambes nues. J’étais si fatigué que je ne doutais pas de trouver le sommeil rapidement. Les yeux fermés, j’écoutais les bruits caractéristiques des bâtiments anciens, la charpente craquante et le plancher grinçant. J’entendais un peu de bruit provenant des chambres voisines, mais rien de dérangeant et, alors que mon souffle se faisait plus profond et régulier, je sentis le sommeil me gagner. Une dernière pensée me traversa l’esprit : Pourvu que Kidd ne fasse pas de connerie, et surtout, qu’il ne s’avise pas de me déranger en venant se coucher à son tour.