Sans trop savoir s’il était mort ou non, après s’être effondré dans l’arène, Eranor Dréanoc s’était senti dans un monde étrange, où même le sol ne semblait pas stable. Il était allongé, sans pouvoir bouger le moindre muscle, sans rien ressentir non plus, et il entendait un ronronnement sans fin, inaudible mais qui le berçait doucement. Cela dura un bon moment, qu’il était incapable de mesure, puis sa conscience s’éveilla un peu plus et il put retrouver d’autres sensations, sans toutefois être capable de ne serait-ce que soulever une paupière. L’odeur forte de sel qui imprégnait l’air et qu’il pouvait même goûter dans son palais, une chaleur qui enveloppait tout son corps, des paroles douces qu’il ne parvenait pas à comprendre. Il fallut encore quelques temps pour que l’asur puisse enfin se réveiller totalement et sortir de ce demi-sommeil dans lequel il était resté un temps indéterminé.
La première chose qu’Eranor Dréanoc vit en ouvrant les yeux fut quatre visages amicaux penchés au dessus de lui. Wilhelmina et Margaretha von Klärwasser (ex-« Princesse »), ainsi que Samellion et Ruvénielle, ses compatriotes. Tous rayonnaient de joie, même si parmi eux, deux semblaient plus réservés, à savoir Samellion et Margaretha.
Eranor comprit vite qu’il était sur un bateau, sans doute en route vers son pays, ce qu’on lui confirma par la suite. Le voyage jusqu’à Lothern, leur destination, puisque depuis le règne de Finubar le Voyageur, cette destination était possible pour des humains même en temps normal, dura plus d’une semaine pendant laquelle il vécut avec ses amis sur le bateau. Dans ce huis-clos, ils se voyaient presque tout le temps, l’équipage rustre ne se mélangeant pas à ce ramassis d’elfes et de nobles. Cela permis à l’asur au sang bleu de décrypter un peu le comportement de ses camarades, qui tous nourrissaient envers lui, à minima, une amitié très sincère. Chacun d’eux avait son caractère, mais ils s’entendaient bien et l’ambiance était très bonne entre les cinq voyageurs.
La mine de l’elfe mâle était certes heureuse, mais teintée d’une gravité qui restait forte. Eranor crut comprendre que Samellion avait été profondément changé par son expérience terrible, et qu’intérieurement, il avait plus de mal à profiter de la vie. En fait, il semblait toujours triste ou mélancolique, et bien souvent n’arborait que des sourires de façade démentis par ses yeux pleins de souffrance et lorsqu’il se croyait seul, le masque tombait et il redevenait une personnalité torturée, qui ne trouvait pas le repos et encore moins le bonheur.
Quant à celle qui fut « Princesse » pendant une grande partie de sa vie, elle semblait, derrière son visage joyeux, avoir encore du mal à appréhender cette nouvelle liberté. Très timide, elle restait très souvent en retrait en la tête baissée le plus souvent possible, dans un rôle typique d’esclave sans cesse maltraité qui tente de se faire oublier mais n’est jamais loin de son maître pour le servir en cas de besoin. Elle avait été bien « dressée » au cours de ses années de captivité, et anticipait à peu près tous les besoins de ses camarades, y répondant par avance, à tel point qu’à de nombreuses reprises, sa sœur cadette lui dit que c’était trop, qu’elle n’avait plus à se comporter comme une servante, qu’elle était leur égale. Mais on ne changeait pas rapidement les habitudes… Elle se révéla en outre très gentille et très bonne, et s’attira vite la sympathie de tous, ainsi, bien souvent, que leur pitié.
Wilhelmina, elle, exultait, ses jolis yeux bleus criaient « Je t’aime ! » à l’elfe qui avait sauvé sa grande sœur à un point que c’en était touchant. Toutefois, en raison sans doute de son rang et de son éducation, la jeune humaine se retenait d’exprimer publiquement ce que tous savaient déjà à moins d’être aveugles. Elle savait très bien qu’elle n’avait aucune chance avec Eranor, que cela ne serait pas et ne pourrait jamais être, et pourtant, elle espérait, serrant doucement une des mains du haut-elfe dans les siennes en la caressant. Toujours gênée près de lui, elle recherchait pourtant sans cesse sa présence, et semblait heureuse à la moindre marque d’attention pour elle du seigneur elfe. « Mina », comme elle les avait autorisée à l’appeler (seule sa sœur l’appelait « Vivi », sans doute en souvenir d’une époque très lointaine, et à chaque fois qu’elle le faisait, Wilhelmina était submergée d’émotions positives. Ayant remarqué cela, la sœur aînée prenait d’ailleurs soin de toujours l’appeler ainsi pour lui faire le plus plaisir possible.), était une jeune noble intelligente et courageuse voire presque téméraire, au grand cœur. Souvent très dure avec elle-même, elle se donnait à fond pour les autres, et surtout sa petite sœur qu’elle protégeait comme si elle était l’aînée.
Enfin, il y avait Ruvénielle qui semblait en admiration devant son sauveur, une admiration qui là encore pourrait vite devenir gênante, puisqu’elle confinait à la dévotion aveugle. C’était un peu comme si Eranor avait remplacé Lola Swensdottir pour elle, sauf qu’elle n’était pas obligée de le servir. Pourtant, elle chantait partout ses louanges, jour et nuit, glorifiait la moindre de ses paroles et taclait sévèrement quiconque osait le critiquer ou ne pas montrer selon elle toute la déférence qu’un héros comme lui méritait selon elle. En fait, on aurait pu sans exagérer dire que l’héritier des Dréanoc était maintenant devenu l’idole d’un culte, dont l’unique pratiquante le considérait comme un gourou voire un demi-dieu.
Lorsqu’ils accostèrent enfin à Lothern, le seigneur elfe dut saluer les deux humaines. Princesse ne parla pas beaucoup, mais la gratitude qu’il lisait dans ses yeux était suffisamment éloquente pour tout dire. Quant à sa sœur, elle parla en privé à Eranor, d’une voix basse et en rougissant :
-J’imagine qu’il est inutile pour moi de vous mentir, Eranor. Vous savez déjà ce que j’aimerais vous dire et je sais déjà ce que vous me répondriez, c’est pourquoi je ne le fais pas. A cause de ma race, parce que je suis née humaine et pas elfe, vous ne me regarderez jamais comme je vois moi. Et c’est peut-être mieux ainsi, diraient sans doute les sages de nos deux races, car vous n’aurez pas à me voir vieillir, décrépir et mourir alors que vous conserverez votre jeunesse. Mais hélas, le cœur à ses raisons que la raison ignore, comme l’a écrit l’un de nos poètes, seigneur Dréanoc, et croyez-bien que si j’avais la moindre chance, je la vivrais à fond, sans aucun regret.
Mais assez rêvé, je ne suis plus une enfant, je sais que mes sentiments ne seront probablement jamais réciproques, aussi dur que cela soit à accepter…
Cependant, ce n’est pas tout. Vous avez sauvé ma sœur, la seule famille qu’il me reste, au péril de votre vie et cela je ne l’oublierai jamais non plus. Si un jour vous avez besoin de moi ou de ma sœur, pour quoi que ce soit, vous serez toujours reçu en ami, et soyez certain que nous ferrons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous remercier du cadeau que vous nous avez offert : une nouvelle vie de bonheur.
J’aimerai que ce ne soit qu’un au-revoir, Eranor. Restez vous-même, quelqu’un de fondamentalement bon. Je vous souhaite de vivre éternellement heureux.
Après avoir fait ses adieux et quitté le bateau, les trois asur se dirigèrent vers le bureau du gouverneur militaire de la ville. La métropole elfique était le siège de l’activité économique de toute l’île, sa vitrine sur l’extérieur. Elle était également le lieu de la cour du Roi Phénix Finubar le Voyageur. Ses défenses étaient donc particulièrement importantes, et en tant que simple heaume d’argent, il revenait à Eranor Dréanoc de se présenter auprès des autorités militaires pour qu’on l’affecte dans une nouvelle unité.
Le gouverneur militaire de Lothern était en l’occurrence un marin. L’amiral devait être l’un des proches conseillers du Roi et n’avait que très peu de temps à consacrer à des nobliaux comme Eranor. D’autant que son rôle semblait autant politique que militaire, voire même davantage ! Il écouta d’une oreille distraite son histoire entre deux rendez-vous, puis fit négligemment un signe à l’un de ses aides de camp qui hocha la tête et apporta un papier d’affectation à l’héritier des Cimes Stellaires.
Ce document désignait un prince, le prince Astaris, qui avait également le rang de général. Eranor n’avait jamais entendu parler de lui, mais cela ne voulait rien dire, si ce n’était que l’elfe n’était sans doute pas un politicien très en vogue. Il devait donc probablement plus se concentrer sur l’aspect militaire. Lorsqu’il sortit du bureau du gouverneur militaire, dépité que celui-ci ne lui ait pas accordé de réelle attention, notre héros tomba nez-à-nez avec les deux elfes qu’il venait de sauver. Eux aussi avaient décidé de s’engager. Ou plus précisément, Samellion s’était engagé par conviction et Ruvénielle l’avait suivi. Le frère exprima son choix en ces termes à son sauveur :
-Seigneur Dréanoc. Après tout ce que j’ai vécu là-bas, je ne me crois pas capable de revenir à ma vie d’avant. Mais je sais que je peux être utile, et je sais que j’ai une dette envers vous. C’est pourquoi j’ai demandé à m’engager dans la même unité que la vôtre. Ma sœur m’a suivi. Nous suivrons les ordres du prince Astaris, apparemment. Mais nous, en tant que simples lanciers...