Mais le poète n’avait pas l’intention de se laisser aller ; il avait conscience d’avoir déjà fait un grand pas dans son chemin vers les ténèbres, de part sa participation, même forcée, aux scabreux rituels de Lanshor, et de part le tatouage qu’il portait sur l’avant-bras. S’il cédait encore une fois à la tentation, il risquait d’atteindre un point de non-retour et de finir en pantin des Dieux Sombres ; déjà, il sentait qu’une part de son être aspirait aux plaisirs de Lanshor. S’il n’était d’ordinaire pas particulièrement pieux, Mathael restait un asur, et il resté imbibé des chansons narrant l’héritage des elfes et le sacrifice d’Aenarion, d’autant plus qu’il avait lui-même écrit certaines de ces chansons.
Pris dans un piège infernal, où l’espace lui-même était perverti par la puissance du Chaos, Mathael songea que seule la chance, intermède des dieux en ce bas monde, pouvait l’aider à se sortir de là. Une idée lui vint à l’esprit, si étrange, même mystique, qu’il commença par la rejeter ; mais face à l’absurde situation où il se trouvait, il finit par abandonner ses principes cartésiens. Fouillant dans sa bourse, il sortit une petite pièce d’argent ; puis, cherchant ses mots, il prépara avec tout son savoir-faire de poète la prière la plus pieuse possible.
Finalement, il s’accroupit, et chanta de sa voix d’aède, sur une vieille mélodie incantatoire apprise jadis en Saphery :
-Las ! Me voici, entrainé dans les voix de la damnation. Quelle divinité viendra me secourir ? Je me suis déjà trop enfoncé dans les ténèbres,
Je me suis placé en dehors de la protection des lois céleste.
Les dieux, assis sur leurs trônes, ne sauraient s’abaisser pour m’extirper de l’abîme !
Et pourtant, il en est un, un seul, qui déjoue tous les pièges ;
Un seul qui peut se frayer un chemin jusqu’aux ténèbres les plus profondes
Et en ressortir indemne ;
Ce dieu, c’est toi, Loec, toi qui te moques de tous les pièges,
Toi qui peux venir et sortir même des prisons les plus terribles.
Toi qui préside à toutes les évasions, sors moi de cette cage maléfique !
Je suis dans le sanctuaire du démon ;
Comment ma prière pourrait-elle monter jusqu’aux cieux ?
Mais toi, Loec, tu cours à travers ciel et terre, et tes oreilles sont partout et nulle part ;
Nul doute que tu m’entendras ! Me voici coincé entre les griffes du Prince du Chaos ;
Mais nos légendes racontent que tu t’es échappé de ces mêmes griffes !
Lors de l’avènement de Slaanesh, la Grande Ennemie,
Le brutal Khaine, qui y opposa la force brute, faillit périr,
Mais toi, par tes élégantes plaisanteries, tu parvint à distraire l’Ennemie, et tu lui échappas ! J’ai moi-même chanté ces histoires ! Permet-moi d’en échapper à mon tour !
Enfin, Loec, tu étends ta protection sur tous les baladins,
Ces gens qui refusent le confort des cités pour accepter le hasard et l’aventure !
N’est-ce pas dans un tel esprit que j’ai vécu ? Laisseras-tu ton serviteur changer de maître ? Toi qui es la Muse de tous les poètes,
Tu voudrais me voir embrasser cette Calliope maléfique ?
Cette pièce que je tiens, Loec, je te la consacre !
Sers-t’en comme d’un instrument de ta volonté,
Et je fais le serment de te l’offrir, en la donnant au premier bateleur que je croiserais !
Son oraison terminée, Mathael posa la pièce sur la tranche, et la fit rouler à travers le couloir. Si elle s’arrête devant une porte, songea-t-il, j’ouvre cette porte. Si elle s’arrête devant l’escalier, je le descend à nouveau. Il observa anxieusement la pièce rouler, songeant qu’Anaelle l’avait probablement entendu, et que si jamais sa prière restait sans réponse, il aurait l’air foutrement stupide.