Mathael descendit de la chambre qu’il occupait pour se rendre dans la grande salle de l’auberge ; tous les habitués qui avaient entendu parler de son départ étaient présents pour saluer le poète, et ce dernier eut droit à de chaleureux applaudissements avant même d’avoir commencé à chanter. Finalement, après que le tavernier eut rechargé les chopes de son public, il s’éclaircit la voix et décida de commencer par une fable un peu classique, mais qui installerait une ambiance d’écoute dans l’auberge :
-Le mendiant fleuri
J’ai lu un beau récit sur un pauvre mendiant
Dont la trop vieille veste était pleine de trous
Mais chaque déchirure inscrite au vêtement
Le mendiant la combla de roses, genêts, houx…
Le bravait avait compris qu’une sale blessure
De sujet de dégout doit devenir atour
Que de fumier pourri on peut avoir fruit mûr
Qu’il ne faut attrister ceux qui nous entourent
Tirons enseignement du pauvre philosophe
Et quand l’infortune soudain nous apostrophe
Ne nous répandons pas en cris, larmes et pleurs
Cherchons dans le monde qui nous tend tous ses dons
Avec quoi composer une allègre chanson
A viles blessures accrochons belles fleurs
Des applaudissements polis accueillirent cet apéritif ; les attablés avaient bien compris qu’il ne s’agissait que d’une introduction, et attendaient que vienne la véritable chanson de la soirée. Confiant, Mathael poursuivit dans le même ton de bohême, récitant cette fois un poème dont il était déjà plus fier, à la chute plus inhabituelle que la banale fable qu’il venait de déclamer. Se produisant dans un établissement de Lothern, le poète savait que son public comprenait plusieurs marins, et il espérait que ces vers leur parleraient :
-Le contrebandier
Il cherche ses produits en lieux inexplorés
Que la norme apprécie assez modérément
Ces terres sauvages où règne liberté
Où lois, codes, états demeurent impuissants
Il ne peut emprunter les routes fréquentées
Il est accoutumé à couper travers-champs
Lui seul connaît vraiment ses chemins préférés
Secrets professionnels gardés par cœur d’enfant
Ses produits ne peuvent se montrer au grand jour
Il les sort du manteau un à un, tour à tour
Car certains des hommes ne sauraient apprécier
Qui suis-je décrivant ? Mais je décris le poète
On l’a dit artisan, roi, albatros, prophète
Mais un passeur d’idéal est un contrebandier
Ces vers eurent effectivement plus de succès que les précédents, sans que Mathael parvienne à précisément évaluer l’enthousiasme de son public. Il crut percevoir une certaine lassitude, et l’imputa au caractère trop linéaire de ses deux dernières productions ; un public de taverne n’étant pas un parterre de nobles dignes et silencieux, les marins préféraient logiquement les chansons à refrain où ils pouvaient joindre joyeusement leur voix à celle de l’aède. Aussi ce dernier passa-t-il à une comptine de son invention, au rythme rapide et entrainant, contrastant avec la gravité de son thème :
-Comptine funèbre
Le pauvre cordonnier entend qu’on a frappé
Toc ! C’est la noire Mort qui vient pour le chercher
« Ô ma Mort laissez-moi prendre encore un peu d’âge
Et finir mes souliers pour mon dernier voyage ! »
La Mort embarrassée attend jusqu’au matin
A l’aube l’artisan sort avec ses patins
Et grâce à son travail, le chemin périlleux
Qui mène à l’au-delà lui est moins rocailleux
Le prêtre en sa chapelle entend qu’on a frappé
Toc ! C’est la noire Mort qui vient pour le chercher
« Mais voyons, laissez-moi achever mes prières
Je ne saurais partir sans un dernier Pater ! »
La Mort embarrassée attend jusqu’au matin
A l’aube le curé en règle avec les saints
La suit docilement, avec pour seul regret
De ne pouvoir, hélas, lui-même s’enterrer
Le poète à son bureau entend qu’on a frappé
Toc ! C’est la noire Mort qui vient pour le chercher
« Un galant ne reçoit deux dames en un soir
Et ma Muse avant vous est passée pour me voir ! »
La Mort embarrassée attend jusqu’au matin
A l’aube le poète sort la plume à la main
Avec l’allégresse que possède un trouvère
Qui a juste eu le temps d’écrire un dernier vers
Le superbe marchand entend qu’on a frappé
Toc ! C’est la noire Mort qui vient pour le chercher
L’avare paniqué jure à la Faux fatale
Que finir ses comptes est vraiment capital
La Mort folle furieuse agrippe le marchand
A l’aube sur la route il est toujours traînant
Il marche avec peine car il est trop chargé
De toutes les pièces qu’il avait amassées
Aux applaudissements se joignirent plusieurs rires, les marins aimant les vers qui se moquaient des classes dirigeantes ; et à Lothern, la vanité des marchands était particulièrement décriée. Pour achever sa prestation, Mathael décida d’employer la chanson qui lui avait demandé le plus de travail ; elle était plus longue, et également plus lente, mais le poète espérait qu’elle charmerait son public et que ce dernier en garderait un bon souvenir. Tandis que les marins se remettaient de l’air endiablé de la précédente chanson, il se massa la gorge, puis déclama :
- Une fosse commune
Bien avant les Colomb et autres Magellan
Les braves qui jamais ne revinrent conter
Toutes leurs fortunes
Voguant sur un flot qui n’avait rien d’indolent
Finirent engloutis dans la mer agitée
Comme fosse commune
De même avant que les grands noms ne profitent
Des mers de sagesse qu’ils avaient explorées
A travers les brumes
De leur ignorance, les humbles néophytes
Ne reçurent, pour toute Légende dorée,
Qu’une fosse commune
Et tous les combattants, les martyrs, qui firent
Le grand sacrifice de leur vie, de leur gloire,
Sans la moindre rancune
Ne reçurent, pour avoir enduré le pire,
Sur le champ de bataille comme dans les mémoires,
Qu’une fosse commune
Si dans les légendes, les sombres vampires
Habitent des cryptes et de beaux mausolées
Qui brillent sous la lune
C’est que ces assoiffés ne sauraient pas chérir
La moindre compagnie dans leurs caves gelées
Par leur triste amertume
En revanche, tout homme de quelque piété
Qu’il soit pauvre puissant, souverain d’ici-bas
Ou gueux du roi de Thune
Voudrait plus que ses vers pour son éternité.
Il préférera donc, à tous les mastabas,
Une fosse commune
Les hommes sont méchants : à ceux qui cherchaient gloire,
Ils offrent des tombeaux qui sont des cellules !
Ironique fortune !
De crainte d’y finir, demeurons dans le noir,
Et préférons, aux tombes à moult pécules,
Une fosse commune
Aussi je vous souhaite une vie sans lumière
Et, après un Pater et deux petits Ave,
De finir sous la dune
De la fosse grossière où vous serez en bière,
De la fosse où je veux vous pouvoir retrouver,
D’une fosse commune