Lorsque le jeune homme eut terminé, Ella leva les mains devant elle. Elle changea de position, s’asseyant sur ses talons, se redressant pour que ses doigts puissent danser dans l’air juste au-dessus de l’octogramme. Ses yeux mi-clos, elle commença alors à psalmodier quelque chose.
Et sa voix se mit à changer. Quelque chose, au fond de ses cordes vocales, se modifia. Elle parlait comme si elle avait de l’écho au fond de sa gorge, et même si elle murmurait, c’était comme si ses paroles étaient portées par quelques flots constituant un acoustique, forçant à résonner dans le creux des oreilles de Rovk — et probablement des deux autres femmes présentes dans la pièce.
« Jiak daggog ij avhouu’slaa ukcrea’naan’kek pierc’el avhe veil ro nauk-aliavausan.
Jiak offas mau’san turm agh fleukh avo slaa’avhouke nal’kriuk her’gas tzeen deukire.
Slaa’dhaos, slaa’phaos, slaa’khaos. »
Des grains de sel, naquit une sorte de trait d’aethyr ; à l’œil, on aurait dit la toile d’une araignée, mais de couleur mauve, et brillante, et flottant dans l’air comme si elle n’obéissait pas aux règles régissant la matière. Dix petites toiles, dix petits filaments, qui se collèrent sur les ongles d’Ella avant de se tordre et de se dandiner au sein de l’octogramme. C’était très clairement de la magie, visible à l’œil de celui qui possédait le 6e sens.
Et pourtant, Thyra elle aussi semblait être bouche bée. La porteuse de bouclier baissa ses bras croisés, écarquilla les yeux, et fit un pas en avant, le regard rivé sur le cercle.
« C’est… Qu’est-ce que… »
Ella eut un petit soupir ; pas d’agacement, plutôt de satisfaction. Elle semblait très légèrement essoufflée, alors qu’elle tenait adroitement les doigts au-dessus d’elle, manipulant ces fils translucides comme si elle était une tisserande de vêtements devant son métier.
« Vous voyez ? Bien, bien… Approchez », soufflait-elle avec la voix un tout petit peu haletante.
Et Thyra approcha bien. Avec ses bottes pleines de terre, d’un pas lourd, et dont la semelle de cuir couinant percuta les tympans d’un Rovk à bout de souffle se tordant de douleur. C’est comme si les pas de la guerrière étaient mille fois plus audibles qu’ils l’étaient d’ordinaire ; la chaleur étouffante de la baraque, son air vicié par le foyer trop brûlant, venait de disparaître. Rovk avait froid. Il était même glacé, ses doigts tremblotaient et ses joues picotaient de frais. Pourtant, il semblait être le seul ici à être ainsi frappé par une baisse de température.
« Que voyez-vous ?
– Je… Je ne suis pas certaine… Une… Une montagne ? Une tour ? »
Au milieu de l’octogramme, en effet, les fils se chevauchaient, s’entrecroisaient, s’escaladaient entre eux pour former une espèce de structure élevée. Et des sillons. Et des sortes de trous au milieu d’une architecture.
La tentative de deviner de Thyra fut plutôt bien reçue par Ella, qui approuva d’un hochement de tête.
« Un monolithe. Un monument qui a été dressé il y a plus d’un millénaire à la gloire d’un champion qui a été élevé en Démon qui sert l’Autre-Côté. Le Monastère est bâti non loin de ce monolithe. Il l’entretient, s’assure que des sacrifices y sont toujours menés afin de ravir et satisfaire le Démon, et aussi, comme c’est le cas présentement, pour s’en servir comme… Comme repère. Comme boussole, comme utilisent les marins sudistes.
– C’est… C’est merveilleux.
– Ce n’est qu’un petit peu de magie. Si vous trouvez ça merveilleux, Thyra, vous ne savez pas ce qui vous attend. »
La guerrière avait les yeux qui brillaient. Elle regardait, parfaitement fascinée, cette espèce de structure qui se reproduisait sous ses yeux, qui se profilait à travers le drap d’aethyr.
Mais ce qu’elle ne semblait pas comprendre, c’est comment cette chose merveilleuse était permise par la souffrance de Rovk. Le jeune homme souffrait. Il était frigorifié, tremblant jusqu’aux cuisses, recroquevillé sur lui-même. Des larmes incontrôlables perlaient le long de ses yeux, l’aveuglant alors qu’il se tenait le morceau qu’il s’était pris lui-même. Et Ella, ignorant bien son atroce calvaire, commença à pointer du doigt certains coins de la maquette magique.
« La forêt d’Askreved. C’est là où nous devons aller. Loin d’ici, vers l’est. Ses passes et ses travées sont dangereuses, mais pas pour moi ; Moi, je connais le chemin, je sais déjouer les pièges du lieu et m’y repérer, comme tu le vois sous tes yeux.
S’y rendre, en revanche… Physiquement… ça sera tout le défi. Il nous faut traverser tout un pays, pour passer dans un autre. Les Sarls et les Baersonlings sont bien deux peuples distincts, c’est bien qu’il y a une limite fort tangible entre eux.
Toi-même, forte Thyra, tu ne dois pas bien voir ce qu’il y a au-delà de ton monde. Et pourtant, il y a des lieux, et des villages que tu connais.
Nous devons traverser le pays des Trolls. »
Thyra eut du mal à se tirer de sa rêverie. Elle ne percuta qu’Ella venait de lui parler qu’avec un instant de latence. Pourtant, la sorcière ne l’engueula pas, pas comme elle n’avait pas arrêté de faire aujourd’hui ; elle lui offrait plutôt un sourire plein d’amour et de félicité, attendant bien que la guerrière lui offre un hochement de tête approbateur pour continuer.
« C’est un pays dangereux et hostile, le pays des Trolls. Pas certain que ma hache et celle de votre housecarle muet seront suffisantes pour vous garder.
– C’est une terre remplie de choses qui se haïssent et qui s’entre-tuent ; Les cosaques du Kislev tirent la lame contre l’Ogre, contre le Gobelin, et, évidemment, puisque c’est éponyme, contre les Trolls. Personne n’est certain d’où le territoire de l’un commence, et d’où il se termine. Mais le chaos n’est jamais autre chose qu’une merveilleuse opportunité. D’ailleurs nous devrions- »
La porte s’ouvrit. Un courant glacé venant du dehors fit sautiller les flammes du foyer dans tous les sens. Rovk, qui se recroquevillait dans son coin, se courba de douleur de plus belle.
Les lourds pas de Hörikr frappaient ses oreilles. Le muet était couvert de sang, comme lui ; il en avait sa gueule maculée, ses mains dégoulinantes, quand bien même il tentait vainement de les sécher avec une grosse serviette.
« Ah tu tombes à pic, toi ! Je parlais à Thyra de la manière avec laquelle nous allons rentrer au monastère !
Installe-toi, et ne fait pas attention à mon neveu et son cirque ; il se dédie simplement un peu pour nous aider. N’est-ce pas un adorable garçon ? »
Hörikr s’accroupit juste à côté de Rovk. Et Ella continua donc :
« Je souhaite atteindre le fleuve de la Groene. Nous n’aurons pas de mal à trouver un navire sur lequel embarquer jusqu’au pays des Sarls — le plus dur sera fait. Mais il faut l’atteindre, ce fleuve ! Et pour cela, j’hésite sur quels chemins sont les plus conseillés…
Le chemin le plus court consiste à directement couper jusqu’aux monts de Sturen, en passant par le Col du Sang. En une à deux semaines de marche, nous serions arrivés. Mais le chemin le plus court est également le plus dangereux ; C’est une terre hostile, où les hommes-loups et les Trolls partagent les sommets avec les Nains, ce peuple si résilient qu’il ne cesse depuis des siècles à tenir à ses forteresses recluses et puissantes. Une race terrifiante, les Nains : des milliers de générations entourées par le Chaos et une terre qui conspire toute entière pour les exterminer et les vendre aux Démons, et pourtant, ils endurent toujours. Ça c’est un adversaire respectable.
– Non seulement ça sera dangereux, mais en plus, il n’y aura quasiment personne pour nous soutenir. Peu de Norses s’établissent dans les montagnes, sauf pour quelques exceptionnels hameaux que je ne connais pas.
– Mais au moins l’affaire serait résolue très rapidement, et nous ne nous éterniserions pas !
Enfin, il y a bien d’autres options ; nous pouvons aussi compter sur les Aeslings, nos cousins Norses. Eux aussi contrôlent des rivières, eux aussi possèdent des bateaux, et ils prient comme nous les Vrais Dieux… Mais les Aeslings sont les ennemis jurés des Baersonlings. De plus, la grande majorité des Aeslings vénèrent avant tout autre Dieu le Molosse, et l’animosité entre le Serpent et le Molosse est bien connue. On pourrait croire que demander de l’aide à d’autres Norses serait l’option la plus facile, mais en vérité, les Aeslings pourraient tout aussi bien nous écorcher tous vivants si nous prononçons un mot de trop.
– Mon père n’a jamais connu les Aeslings autrement que lorsqu’il fallait se battre contre eux. Ce n’est pas une bonne idée.
– Il y a heureusement une troisième voie : Partir vers le sud, à travers l’oblast. À travers le pays des Ungols du Kislev. »
Un large sourire se dessinait sur les lèvres d’Ella à l’annonce de ce chemin.
« Les Ungols voudraient volontiers me tuer, en tant que sorcière du Chaos — et que dire de mon neveu ? Pour une étrange raison, ils détestent particulièrement les hommes qui font de la magie.
Mais le Kislev contrôle à peine sa propre arrière-cour. Lorsqu’il s’agit de se mobiliser contre tout un raid, oui, il y a du monde. Mais quelques paires de jambes avec un traîneau ? Il est bien possible qu’ils ne nous trouvent même pas, et s’ils nous trouvent, qu’ils ignorent notre vraie obédience… »
Ella souffla sur le sel. L’octogramme se brisa alors que les cristaux s’envolèrent sous son exhalation. Les filets d’aethyr se dissipèrent. Et ne restait à Rovk que la douleur qu’il s’était infligée lui-même en offrant un peu trop à sa tante.
« Qu’en dis-tu, Rovk ?
Les montagnes où de vilaines créatures voudraient nous massacrer ? Les Aeslings où il faudra user de diplomatie ? Ou le sud des Kislévites où nous devrons être discrets et utiliser le subterfuge ? Quel chemin trouves-tu le plus adapté ? »