Chaque Druchii un soldat. C’étaient eux, les descendants de Nagarythe. Chacun d’eux un militaire entraîné à servir son monarque.
Ils s’enfuyaient. Ils battaient en retraite. Mais même après avoir tant failli à leur mission, ils demeuraient dangereux pour les Norses qui semblaient les épier de loin.
Le sommeil — c’était ça, le grand souci. Terrorisés à l’idée d’être rattrapés par les guerriers du Nord, aucun Druchii ne se prépara à bivouaquer. Malgré les heures passant qui éreintaient leurs organismes, ils continuaient de marcher au pas, en essayant d’être aussi alertes que possible.
Et puis, au pire, il y avait toujours de quoi profiter d’un petit coup de pouce…
Dans les rangs, d’escouade en escouade, il y eut des murmures. Des échanges de pochons. Un émissaire qui trottait pour aller d’un groupe à l’autre, murmurer quelques mots, et offrir gratuitement ce qui coûtait des souverains d’or à Karond Kar.
Lannith avait fait une distribution d’une petite confiserie commune dans le Placître où s’entassent les Elfes plébéiens. Une sorte de petit cachet coloré, qu’il fallait laisser fondre sous la langue. Alors, le cœur se mettait à battre la chamade, la respiration était un peu plus saccadée, et malgré les courbatures persistantes, les Druchiis ne sentaient plus aucune envie de dormir.
Ils pourraient s’enfuir. Tout droit. Toujours tout droit, vers le sud.
Il faisait maintenant nuit noire, lorsque la Rottnan apparut enfin aux yeux d’Akisha.
C’était une grande rivière ; Là où elle l’avait traversé à gué, elle avait pu compter sur le terrain, et sur la hauteur du cheval subtilisé aux Norses. Ici, la vision du bras de mer était bien différente. C’était un cours d’eau aussi large que profond, peut-être une longueur de soixante, soixante-dix mètres, et un fond qui semblait être suffisant pour qu’un ours se mette à flotter. En temps de paix, ça devait être un coin parfait pour les pêcheurs.
Le « pont » que Megeth avait fait jeter dessus, en revanche, eut certainement de quoi décevoir. L’ouvrage, si seulement il méritait un tel mot, était parfaitement archaïque : une succession de petites planches en bois, retenues entre elles par deux grands cordages qui suspendaient sur des piquets d’un côté et de l’autre de la rivière. Ça ne semblait pas très solide, mais la prouesse avait été de le jeter en très peu de temps par-dessus la Rottnan. Les pontonniers de Megeth n’avaient pas démérité là-dessus.
Là où la sœur d’Akisha n’avait pas menti, c’est que le lieu semblait parfaitement à découvert. Tout autour du ponton, la forêt cessait subitement. On ne trouvait qu’un banc de terre, des cailloux, et absolument rien qui ne puisse servir de couverture pour cent, cent-vingt mètres. En revanche, les assaillants profitaient de grands sapins derrière lesquels s’abriter, et d’une position naturellement surveillée. On découvrait le talus sur lequel Megeth aurait préféré qu’un groupe reste derrière pour tenir. Il est vrai que la position permettait de fournir un appui à ceux passants le pont. Mais cette idée avait été abandonnée par Akisha elle-même.
De l’autre côté de la Rottnan, on distinguait en plissant les yeux deux silhouettes armées qui le tenaient. Devant le début de ce ponton, Lanith Yessek attendait. La fille Drakilos descendant du sous-bois dans lequel elle avait passé toute la soirée, elle descendit à sa rencontre.
Elle se sentait lourde, et épuisée. Un peu ailleurs, presque dans les vapes — le contrecoup de tout ce qu’elle avait subit ces derniers jours, sans aucun doute. Lanith se retourna, mit ses mains dans le dos, et attendit qu’elle vienne jusqu’à lui pour fermer son poing et la saluer en se tapant le torse.
« Damoiselle ; Votre sœur et la sorcière ont déjà traversé le pont il y a un quart d’heure à peine. Nous n’avons que peu de temps pour nous organiser, aussi, il est nécessaire de vite se mettre d’accord. »
Il regarda derrière Akisha ; Des corsaires sortaient au compte-goutte de la forêt, et faisaient leur chemin jusqu’au ponton, la plupart portant des arbalètes automatiques en bandoulière contre leur épaule.
« Les deux corsaires de l’autre côté, ils sont de confiance. Je les ai choisis parce qu’ils sont solides dans leur esprit. Ils tiendront jusqu’à ce qu’ils reçoivent l’ordre de faire tomber le pont en brisant les poteaux. Tout devrait alors être emporté par le fond sans trop de soucis, mais alors traverser le pont sera bien difficile.
Il est bien sûr toujours possible de traverser la Rottnan à la nage, c’est bien ce qu’il a fallu faire pour mettre ce ponton de fortune en place… Mais si tout le monde se jette à l’eau en même temps en paniquant, je pense que les Norses s’en donneront à cœur joie. »
Derrière elle, Akisha reconnut le visage de Fereoth. Le vieux Elfe était en train de marcher côte-à-côte avec un solide bonhomme dont un œil avait été remplacé par un en verre.
« En me comptant, ainsi que vous et les deux prisonniers que nous avons récupérés dans votre cage, nous sommes encore vingt-deux à devoir traverser la rivière. La plupart dans ce nombre sont des corsaires équipés d’arbalètes. De bons hommes, mais je pense qu’avec la fatigue et la peur, le moral est au plus bas…
Le ponton quant à lui n’est pas solide. À l’aller on le traversait presque un par un. On peut être plus nombreux à essayer, mais je me demande si ça risque pas de s’écrouler, c’est un risque à prendre.
Et puis, Megeth souhaite surtout qu’on gagne du temps pour elle et la sorcière. Chaque minute qu’on gagne ici sera salvatrice. Il est nécessaire de tuer autant de Norses que possible. »
Il y eut alors une lumière qui troubla la quiétude de la nuit.
Au loin, dans la forêt, une torche. Puis deux. Puis trois. Puis, rapidement, une dizaine de lueurs qui brillaient à travers les feuillages et la canopée de la forêt.
Les Norses étaient là. Eux qui étaient si discrets et avaient fait de la nuit leur camouflage, voilà qu’ils faisaient savoir qu’ils étaient là.
Pour l’heure, ces lueurs étaient fines, et éloignées. Mais elles approchaient. Qui sait combien ils étaient, à descendre sur eux ?
« J’ai deux quartiers-maîtres pour me soutenir : Le gros bonhomme là-bas », fit-il en pointant le borgne qui traînait avec Fereoth, « c’est Endlan. Bon tireur, bon combattant, un vétéran plutôt sûr. L’autre c’est celui-là », et cette fois-ci il pointa un arbalétrier qui était agenouillé dans l’eau, et qui passait sa main dans la Rottnan, peut-être pour évaluer sa profondeur — c’était un homme assez jeune, avec de longs cheveux qu’il avait noués dans une queue-de-cheval assez haute. « Kayeth, c’est mon avis personnel, mais je pense qu’il est moins sûr… Depuis quelque temps, je le trouve très silencieux. »
Et alors, il y eut un bruit qui venait de la forêt.
Un tambour. Un gros fracas de tambour.
Tous les corsaires qui attendaient en bon ordre à l’entrée du ponton se retournèrent presque en même temps. Ils faisaient tomber leurs arbalètes de leurs épaules pour tendre les cordes. Parce que les Norses commençaient un concert.
Ils tapaient, tapaient, et bientôt, ça serait comme si toute la forêt cent mètre derrière eux était envahie de singes bruyants.
« Ah oui, un dernier détail : Avant de partir en Norsca, maîtresse Megeth a acquis une sorte de petit lanceur qui permet de projeter des fusées éclairantes dans le ciel. Nous avons utilisé la plupart lorsque vous avez tenté d'attaquer notre campement, mais il nous en reste encore une qui peut être tirée.
C’est à vous de choisir qui aura la chance de partir en premier, et à quelle vitesse. Il faut que vous décidiez de l’ordre de marche. Si vous avez des ordres à donner, il va falloir les donner vite… »