Mais à présent qu’elle était presque seule avec lui, la jeune femme ne pouvait que sentir à quel point son regard si commun, si quelconque, avait une espèce de lueur malsaine…
Il regardait Akisha comme il aurait regardé un animal disséqué. Il la déshabilla sans trop de ménagement, la laissa nue, vulnérable, et il n’avait pas changé d’expression à un seul instant. Il avait toujours ce même regard de marbre, sans un tic, sans un geste d’un minuscule sourcil — rien. Rien du tout. Il était aussi impassible que le visage d’une statue.
« Tirez la langue. »
Accrochée à sa ceinture, se tenait une petite trousse qu’il posa sur un tabouret. Il l’ouvrit, et présenta ainsi sa collection de lames, de bistouris, de scalpels métalliques parfaitement propres et aiguisés. Il se saisit d’une sorte de cuillère, avec laquelle il écrasa la langue d’Akisha pour mieux observer sa glotte.
« Relevez-vous. Respirez. »
Il poussa sur ses omoplates. Posa des doigts glacés sur la peau de son dos. Il écouta, tandis qu’elle toussait, toussait avec cette espèce de douleur infâme qui serrait un côté de sa cage thoracique.
« Vous avez de la chair de poule. »
Il fit cette observation d’un ton désintéressé. Posa ses doigts sur son cou, et lui força à plier sa tête en arrière, quand bien même elle avait envie de lutter pour continuer de tousser.
« Fièvre. Il serait bon de faire quelques bains de glaçons.
Mais je n’ai pas de raisons de vous ouvrir… »
Enfin, un petit signe visible sur sa tronche : un petit tressautement à la commissure de ses lèvres. Il était déçu.
« Mais je ne vais pas vous laisser sans rien.
Tenez, respirez-moi ça. »
De sa trousse, il tira une espèce de petit pochon. Il défit la corde, et, en le gardant au creux de sa main, on pouvait découvrir une espèce de poudre, au granulé fin comme du sable, et très odorant — un mélange de couleur ocre.
« Inspirez. À pleins poumons. »
Il posa le creux de sa main juste sous son nez et devant sa bouche. Une grande bouffée d’air, et tout sembla comme monter derrière ses yeux. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle sentait son corps se détendre.
Et, lentement, elle commença à tomber contre le lit, avec une toux sensiblement calmée.
Elle était comme sonnée, des acouphènes dans les oreilles gênant son ouïe. Mais elle se sentait bien.
« Il y aura assez pour le voyage, ça le rendra tolérable. »
Le navire était reparti en mer. Il tanguait, assez violemment ; avec la drogue qui avait bien monté dans son cerveau, Akisha ne pouvait que ressentir encore plus franchement les vertiges, et il était heureux qu’elle soit dans son lit.
Elle avait rattrapé un peu de sommeil ; elle en avait bien besoin. Mais cette fois, ça avait été un sommeil profond, alourdi par la concoction de Magnouvac, et elle n’avait pas eu le moindre songe. Même alors qu’elle se sentait bien éveillée, il y avait encore comme un voile devant ses yeux. Pas de migraine, pas de douleurs, juste… Une grosse sensation d’être ailleurs. De voguer, plus tellement en phase avec la réalité.
Elle avait soif. Et elle avait dû le signifier d’une façon ou d’une autre, parce qu’en tendant juste la main, elle sentit une gourde se poser contre ses doigts. Juste une eau douce, un peu croupie, mais qui faisait déjà un bien fou, ne serait-ce que pour soulager sa gorge si sèche…
Rekhilve s’asseyait à côté d’elle. L’Ombre avait un peu changé d’apparence — elle semblait s’être rapidement lavée, à en juger par ses cheveux blonds humides qui collaient contre sa joue. Elle avait retiré son épais Kheitan et son manteau de camouflage, pour ne garder qu’un doublet sans manches assez propre pour être blanc ; il n’y avait que ses frusques et surtout ses bottes pour être encore couverts de boue et de fange.
Elle fit un petit signe de tête à Akisha. Attendit qu’elle reprenne un peu conscience, ce qui s’accompagnait inévitablement de quelques grosses quintes de toux grasses.
Et puis, d’une voix un peu enrouée, elle annonça de nulle part :
« Fereoth n’a pas survécu.
Lannith non plus. »
Elle gardait les lèvres entrouvertes. Lécha l’intérieur de ses joues. Peut-être qu’elle allait lancer un toutes vos condoléances bien protocolaire… Mais si elle voulait dire quelque chose, elle préféra se raviser.
« L’autre quartier-maître est revenu en revanche. Il n’a rien dit sur… Ce qui s’est passé là-bas.
Ce qui ne veut pas dire qu’il le dira à personne. Dès qu’on sera débarqués à Karond Kar, lui et les survivants raconteront tous aux Corsaires. Ça ira de taverne en taverne. Et ensuite toute la ville entendra sa version des faits. »
Elle tendit sa main pour reprendre la gourde d’eau. La reboucha. Et puis, elle resta silencieuse, peut-être dans l’attente d’un commentaire, d’une phrase, d’un mot.
Elle était juste là, assise, au bord de son lit. Elle reniflait.
Serra ses dents.
Et, alors qu’elle ne parlait jamais, alors qu’elle ne confiait jamais rien à personne, alors qu’il était impossible de dénicher quoi que ce soit chez elle…
Elle se mit à raconter quelque chose.
« Quand j’étais une jeune fille, j’ai fui ma famille pour gagner les Montagnes Noires. J’ai trouvé un garçon d’à peu près mon âge, et nous avons passé une petite partie de nos vies tous les deux…
On se protégeait, l’un l’autre. Pour alterner les tours de garde, et pour chasser, et pour tout faire à deux. On a tout découvert ensemble. Et on s’est aimés, à force de tout partager.
Un jour, alors qu’on traquait des proies auxquelles tendre un piège, nous nous sommes retrouvés par inadvertance sur le terrain de chasse d’une manticore.
On a couru, ensemble, et puis un moment nos regards se sont croisés. Et je jure, je jure que sans dire un mot, juste en se regardant au fond des yeux, on a compris en même temps ce à quoi on pensait ; si on se séparait, la manticore ne pourrait poursuivre que l’un d’entre nous.
On s’est pas parlés, on s’est pas embrassés, on a rien fait d’autre que se tourner et sprinter dans des directions opposées.
À la tombée de la nuit, j’ai hésité à reprendre une arme pour aller le chercher. Aller voir s’il était encore vivant. Ou du moins, j’aurais pu trouver un reste de cadavre à brûler.
Mais au petit matin j’ai juste éteint mon feu de camp, et j’ai continué ma route, en quête d’un truc à bouffer. »
Elle releva ses yeux vers Akisha. Souffla du nez dans une espèce de rictus nerveux. Et elle fronça des sourcils dans une mine de hargne.
« Tu es en vie. Cet air que tu respires, alors que ça te fait mal, tu l’as arraché. Et c’est tout ce qui compte.
Ton erreur c’est pas d’avoir été lâche ; ton erreur c’est d’avoir été stupidement courageuse en croyant que ton père allait s’en tirer. T’aurais dû être couarde rien qu’une seconde plus tôt. »
Elle lança un petit regard vers la porte de la cabine. Mais elle était bien fermée. Alors, elle se rapprocha d’Akisha, et baissa un peu le volume sonore, chuchotant quasiment maintenant.
« On est des survivantes, Akisha. Et cette survie tu me la dois. Tu es endettée auprès de moi, et j’ai besoin que tu me rembourses cette dette.
Je dis pas ça pour te faire du chantage ; parce que j’ai rien pour te faire chanter. Que dalle.
Je te demande ça, parce que je te considère comme quelqu’un auquel je tiens. Une amie.
Est-ce que tu peux me rendre la pareille ? »