Ne pouvant le retenir, Tove regarda Rovk lui tourner le dos puis s’en aller, lourd de pensées, le cœur gros, l’âme mutilée. Il y avait quelque chose de significatif dans ce départ, une sorte de comédie tragique qui donnait une esthétique à l’histoire de l’apprenti.
Une larme roula sur la joue de la hideuse sorcière. Elle venait d’être enlacée et de sentir les bras chauds du Tisseruine. Elle avait posé sa tête contre lui, senti ce cœur palpiter, touché ce réceptacle de l’Aethyr qu’était son corps. Plus que l’embrassade, c’était cette tendresse qui l’avait affecté.
Mais cette tendresse s’envolait. Elle partait, avec toute cette histoire, avec ce beau manteau noir, avec tous les espoirs qui habitaient sa tête.
« A-au revoir… Rovk… »
L’apprenti n’était plus. Un Tisseruine était né. Ambitieux, puissant, implacable.
C’était la fin d’une ère.
Et le début d’une nouvelle.
La nuit constella le soir. Rovk dormait sur sa fourrure et sur son lit de paille. Le temps était doux, le soir apportait une brise rafraichissante. Autour de son petit coin de tranquillité s’illuminaient des torches et des lanternes qui éclairaient le village de l’or qui scintille sous les toits de chaume. Le moment aurait été parfait…
S’il n’avait pas été interrompu avec une voix familière.
« Maître. Ils vous demandent. »
Elle n’avait pas son armure. Juste cette chemisette beige et son corset brun ceint par des lacets centraux. Surtout, Hallfridr avait les joues rougies et un sourire un peu traînard, et son articulation était assez lente.
Au loin résonnaient des cris, des claquements de chopes et des rires.
« C’est… »
Trop gaie, Hallfridr comprît en voyant son Maître allongé qu’elle était en train de faire une grosse erreur. Elle se tut et baissa la tête, puis se retira en lui laissant le temps de sortir des fourrures et de s’habiller.
Rovk arriva au même endroit qu’il avait déjà visité. Cette fois, il manquait du monde : ils n’étaient que quatre à la table. Le chef du village avec ses cheveux frisés et sa barbe naissante, Hallveg avec ses yeux brillant à la lueur des bougies, Asvald le Scalde qui frottait son ventre avec ses deux grosses mains, et Ham le colosse aux yeux froids. Il n’y avait que ce monstre de deux bons mètres à ne pas avoir succombé aux plaisirs de l’ivresse et à toiser l’arrivée du sorcier.
« Hé, vous feriez mieux de regarder ce qui arrive.
- … qu’ils sont tous partis à la guerre avec des casseroles sur la tête qu’ils prenaient pour des casques ! Hahaha ! »
Ham insista.
« SILENCE ! »
Le Scalde s’époumona un peu en arrêtant de rire avec ses semblables, et tourna la tête vers l’ombre venant sous le voile de la nuit. La tablée se mura dans un silence singulier le temps qu’il s’installe : on lui offrît une choppe, le Scalde lui proposa une bière et du fromage, et le chef du village fît rouler un gros saucisson jusqu’à lui. Du sanglier.
C’est Hallveg qui prît la parole.
« Nous t’avons bien écouté tout à l’heure. Nous avons longuement réfléchi à ce que nous pourrions te faire comme proposition car je ne veux pas t’offrir quelque chose qui aurait l’air d’un cheveu dans la soupe.
- Si t’en trouves un, tu te douteras bien qu’il est pas de moi !
- … bref. Asvald, au lieu de dire des conneries, peux-tu expliquer ce que nous avons à lui proposer ? »
Le Scalde était d’humeur à rire et se frotta la tête à l’endroit où ses cheveux avaient été jadis, avant que l’âge n’en fasse un désert de peau pour le maudire d’une belle alopécie.
« C’est simple, on peut te proposer des terres en territoire conquis, en proportion de ce qu’on y gagnera grâce à toi. Ou alors, des bêtes, de l’or, des marchandises, des choses comme ça, voire, même un titre au sein du royaume. Sinon, on a aussi soulevé l’idée d’un serm…
- Pas de serment, non. Je te le déconseille, Hallveg : un serment peut t’engager au-delà de la mort.
- D’un serment, quoiqu’en dise ce bon sieur. »
Ham se renversa en arrière et croisa les bras en tournant la tête vers la cheffe de cette petite expédition. Hallveg n’avait d’yeux que pour le sorcier.
« Tu veux quoi, Rovk ? »
L’aube perla sur les champs de la Norsca. Le village s’éveillait avec le son de ses roues de métal, avec le cri du bois qui cède, avec les marteaux qui s’abattent sur le fer, avec les chiens qui aboient et les coqs chantants.
Frideburg était en tête avec Hrafn, environ cinquante mètres en avance sur le reste de la troupe.
Hallveg se tenait au centre avec Asvald, le Scalde, et Vali l’esclave de la petite escouade.
Derrière, Ham guettait tout le monde en forçant un âne à se remuer pour tirer le chariot de vivres qu’ils avaient marchandé au départ du village.
Au loin, sur une colline battue par les vents, Ella regardait, silencieuse. Une mutante se tenait à ses côtés.
Les oiseaux ne chantaient pas.