Je crois qu’au-delà de tout, je préfère la nuit. » - Un dévot de Tzeentch.
Deux rondins et une planche de pin. Le clair-obscur d’une nuit sans nuage, où la pleine lune de Morrslieb jetait sa lumière pâle sur le soir constellé. Le crépitement d’un feu dans une clairière nue au milieu des bois, comme un trou dans la canopée. Et des sorciers, oui, des sorciers. Trois pour être précis.
La vieille Ella lisait son grimoire et récitait des murmures cabalistiques, agitant une vague main comme pour faire danser des syllabes. Elle lisait en langue noire et prononçait distinctement des notes étranges, avec des « Slaa’ » redondants, et prenant soin de respecter les accents de la sombre langue (elle n’avait pour ainsi dire toujours pas digéré la remarque de la terrible Deukire’Treln). Sa voix était seulement couverte par le bruissement des feuilles. La belle saison clairsemait le paysage de bourgeons de fleurs et d’odeurs de séquoias. Pendant ce temps, ses doigts frêles s’arquaient en direction de l’autel comme l’auraient fait des serres.
L’autel. Deux rondins et une planche de pin.
Les trois sorciers se seraient positionnés en triangle si d’aventures cela leur était permis, et tous auraient tenu un grimoire s’ils avaient eu le talent et la virtuosité d’Ella. Mais Tove était une ratée, et Rovk un jouvenceau. Plein de promesses, certes. Mais à côté d’Ella, il gardait la position d’un disciple. Aucun de ces deux fidèles n’avait droit de moufter quand Ella touchait des doigts les menaces ésotériques du Dhar.
Plusieurs lunes vertes étaient passées depuis leurs pérégrinations fantastiques sur les terres Kislévistes puis Sarls. Après le sac de Maskaur, les sorciers du Prince avaient entamé un long périple pour arrimer en terres religieuses et poser les pieds au Monastère sacré dédié à Slaanesh. Mais le pèlerinage avait tourné court seulement quelques temps après qu’Ella eusse reçu l’injonction de ne pas s’aventurer davantage dans le fief du Grand Scalde.
Du Monastère qu’il s’efforçait de rejoindre, Rovk ne vit que le mythe et la rumeur. Les choses ne s’étaient hélas pas présentées de la meilleure des façons. Certes avait-il su acquérir une pièce de choix dans l’échiquier qui l’opposait au jeu de Geirr, l’oniromancien dévoué au Serpent Suprême. Hallfridr était parmi les plus fidèles gardiennes que Geirr comptait dans son giron de loyalistes. Mais serait un bien mauvais serviteur du Prince qui n’aurait pas pris quelques précautions avec la première source de trahison possible : son entourage proche.
Depuis sa défaite et sa capture, Hallfridr était hantée, poursuivie par une sorte de démence qui l’acculait aux frontières de la psychose. Rovk avait trouvé la solution pour échapper aux griffes que Geirr avait posé sur son ancienne alliée : l’insomnie. Mais ça n’avait pas suffi à briser les sortilèges de Geirr. L’emprise était trop forte, au point de la hanter même éveillée, durant ses phases de somnolence. Lentement, elle avait commencé à se dessécher. Et puis, au fil des jours, elle avait sombré.
Dans son rayonnement plus proche, l’oniromancien était si puissant qu’il avait réussi à faire parler sa proie pour adresser un message à Rovk. Une invitation. Il l’avait convié à le rencontrer au royaume des songes, à naviguer en sa compagnie sur les flots de l’Aethyr, toujours convaincu de pouvoir prendre à Ella ce qu’elle avait mis le plus de temps à construire. Mais le jeune homme s’y était refusé. Il avait préféré les concoctions de sa tante pour renforcer ses barrières psychiques durant son sommeil. Il n’avait pas pu en offrir à Hallfridr, ni aux mercenaires qu’il avait engagés.
Même éveillé, il avait senti les tentatives d’intrusion de Geirr. Ce que Rovk avait appris pendant ses aventures oniriques lui avait servi dans le monde réel, où les batailles mystiques n’étaient pas moins folles : quand les Vents de Magie souffle dans les voiles d’une créature, elle devient tel un navire que tous les autres navires peuvent apercevoir, à travers la brume des flux de magie, derrière les frontières du monde réel, pourvu qu’il ne profite de ladite brume. Au début, Rovk avait été une frégate resplendissante et pleine de richesse avec des voiles qui claquaient tellement qu’on l’entendait avant de le voir.
Puis il avait appris à jouer avec les brumes, à se soustraire à la lumière du jour, à verrouiller son esprit. Mais ce n’était pas le cas des pauvres hères qu’il avait débauchés. Les mercenaires s’entretuèrent et il dût sa survie à leur folie barbare : ils l’avaient oublié. Il lui arriva quelques déboires au cours desquels il apprît que Geirr s’était sauvé – à partir de quoi Rovk avait compris qu’il n’avait plus grand-chose à offrir au Grand Scalde du Monastère, sinon une démente ou son âme, laquelle était déjà en gage auprès d’une démone. La route du Monastère s’était aussitôt tarie d’intérêt.
Par intelligence, il avait rebroussé chemin et regagné l’auberge d’attache. Il retrouva Ella, déçue, colérique, et Tove à moitié guérie, puis ils repartirent un peu plus loin dans les terres Sarls et s’installèrent dans un petit village, temporairement, le temps que Tove retrouve le reste de ses forces et qu’Hallfridr, désormais au service de Rovk, regagne ses esprits. Ella tissa des charmes pour se protéger des Scaldes du Monastère et des autres amoureux du Dhar. On n’entendît plus parler de Geirr.
Deux rondins, et une planche de pin.
Le Temps continuait sa débâcle. Rovk n’était plus seulement un apprenti : il avait appris. Il avait tant et tant tracé des runes, tant et tant récité des psaumes maudits, tant et tant parcouru le grimoire d’Ella qu’il s’était imprégné d’une érudition plus profonde. Il avait grandi. Il avait changé.
Ella avait été habillée par Tove, comme autrefois pour les Démonettes. Jadis, l’invocation avait nécessité du sel, un octogramme, le sang de son neveu et le sacrifice d’un esclave pour créer un portail vers le Royaume du Chaos. Elle s’était elle-même peinturlurée de runes noires, puis avait barbouillé ses lèvres de sang pour épouser les accents de la langue noire.
Cette fois, le sacrifice était un peu différent. Ella ne faisait pas que quémander à Slaanesh : elle se dédiait à lui, et les soirs de pleine lune étaient des moments précieux sur le plan ésotérique. Comme pour les marées, comme pour les cultures, le calendrier lunaire réglait le Dhar et ce que certains considéraient comme des perturbations cycliques, d’autres les voyaient comme des moments privilégiés. Les Puissances de la Ruine aiment la nuit en particulier quand s’élargit le Grand Œil du Chaos (Morrslieb). Et les Vents de Magie portent des messages.
Après la cacophonie des cris de complainte et de jouissance que le jeune vikti et la vieille völva acquirent pour vénérer le Superbe, le groupe laissa gire la dépouille ensanglantée du sacrifice avant de s’en retourner à leurs besognes. Le lendemain, au village, on n’entendait plus parler que de feux follets, de mauvais présages, de dieux, de sorcellerie, de démons.
Et de bébé.
Tout avait l’air réglé comme sur une horloge. Chaque fois qu’on découvrait la mort sur cet autel, on apprenait quelques semaines après que la vie tambourinait à l’intérieur d’un ventre.
« Six. »
Ella se prélassait dans un bain chaud qu’un habitant de la petite bourgade entretenait en lui rapportant des litres d’eau bouillante, avec des allers-retours incessants. A travers la clarté de l’eau, on voyait tout son corps dénudé. Le bain était trop petit pour deux. Des plaques de fer ceinturaient une coque formée par l’agencement d’une vingtaine de planches en bois de hêtre. On aurait dit un tonneau en longère.
Ses mamelons dardaient sous la surface, et sa main baladeuse ne traînait jamais loin de son entrecuisse. Le Sarl qui lui ramenait de quoi réchauffer son therme récoltait une caresse à chaque fois qu’il versait son eau, et Ella en profitait pour se toucher. Lentement. Pas trop vite. Elle attendait que l’envie monte en puissance.
Pendant ce temps, Tove et Rovk la regardaient, assis sur un banc. Le fumet d’une volaille rôtie faisait frétiller leurs narines. Il était bientôt l’heure du déjeuner.
« Je veux donner cinq enfants au Prince, et le sixième sera le mien. Oui. Il est temps.
J’ai élevé la chiure de ma sœur pour en faire le beau garçon que tu es devenu, Rovk. Tu as une dette. Est-ce que tu saisis ? »
Ses prunelles roulèrent dans ses orbites pour se figer sur la silhouette de son neveu. Sa langue lécha le pourtour de ses lèvres. Tove inclina la tête et plongea son regard vers le sol. Ella guettait la réaction du jeune Alister.
Le dialogue fut rompu par l’irruption d’Hallfridr. La housecarle s’inclina sur un genou, la paume de sa dextre contre son cœur et sa tête penchée en signe de respect et de soumission : elle n’avait le droit de lever les yeux que si le Tisseruine le lui autorisait.
« Maître.
- Dégage d’ici, Hallfridr ! »
Ella s’était à moitié relevée pour cracher sa haine, révélant en dehors de l’eau clair la beauté de ses seins ruisselant, ses cheveux mouillés plaqués contre son dos et son nombril serti de pierres noires. Tove et elle avaient repris du poil de la bête depuis quelques temps, force de manger autre chose qu’un gruau sans âme. Elles s’étaient un peu arrondies et embellies ; si tenté qu’une créature tentaculaire comme Tove puisse s’embellir aux yeux du commun des mortels.
Mais Hallfridr ne bougea pas.
« Je vous prie d’excuser ma présence, grande völva. Une délégation pour vous, Maître.
- Est-ce que cette pisseuse est en train de me désobéir ? Tu sais ce qui arrive à ceux qui me désobéissent ?
Rovk, tu ne bouges pas d’ici. Je vais lui montrer à cette garce ce qu’il en coûte de me provoquer. Ta délégation attendra que je fasse rougir sa chair avec mes ongles et qu’on termine la discussion qu’on avait entamé toi et moi. »
Ses doigts rampèrent sur le bord de sa baignoire et ses yeux s’agrandirent, tant parce qu’ils menaçaient directement la housecarle que parce qu’ils étaient inondés par des idées noires.