« « Les Miracles n’arrivent jamais » — c’est du plein bon sens, si vous italisez au temps présent ; Mais il y a une ancienne réalité, dans les chroniques des moines, lors d’une ère ancienne comme sainte-Pergunda — en ces temps-là, toute la Bretonnie était terre de Miracles. Et dans le grand château de Bastogne, alors que les beaux paladins et les jolies damoiselles festoyaient et dansaient, un sombre vent d’hiver rafala les portes du château ; et entraîné par lui, galopant sur le fil de l’air, un grand géant de vert chevauchait un cheval de Sinople. »
— Sire Thomas Mallory.
— Sire Thomas Mallory.
Fourdi 13 Nivôse 1534,
Quelque part dans l’ancien duché de Lyonesse.
Il y eut un temps différent, en Bretonnie. Pas forcément meilleur, mais différent. Il y eut une ère où de la Grande-Tête du Septentrion jusqu’au fort de la Salvegarde, toute la Bretonnie était dirigée par des preux chevaliers. Se blindant d’épaisses armures de plates, ils quittaient leurs châteaux de pierres sous les applaudissements de leurs manants, pour charger lances couchées contre l’Orque, le Rat, et la Bête. Ils respectaient leurs ennemis par l’honneur de la chevalerie, adulaient les femmes par amour courtois, et ils ne vivaient que pour leur Roy et la Dame du Lac. Tout le royaume semblait enchanté ; béni par l’amour du peuple féérique, la Bretonnie semblait plus magique, plus étonnante, et, si de sombres épisodes de crime et de sang secouaient son Histoire, les Bretonniens parvenaient toujours à triompher de l’antipathie et de l’entropie, pour mieux rétablir la morale et cette chose sainte, la vraie foi.
Et puis, tout changea. Les monstres qui arpentaient les routes du royaume commencèrent à se cacher, profondément dans les forêts et les montagnes. L’artillerie passa lentement de la catapulte au trébuchet, du trébuchet à la bombarde, de la bombarde au canon, et alors, les solides murs des donjons commencèrent à devenir de moins en moins protecteurs. Les serfs apprirent des métiers, et constituèrent des guildes et des corporations pour mieux se protéger et réclamer des droits. Le Roi, autrefois le premier des chevaliers, devint le premier des Bretonniens, quels qu’ils soient. Il remplaça son conseil pour contenir moins de paladins ayant bu le saint-Graal, et un peu plus de prêtres, de légistes, de banquiers, qui commencèrent à coucher sur le papier les coutumes ancestrales afin qu’elles soient connues de tous. Et la religion adopta l’écrit, les rites communs, elle commença à perler dans la nature de tous les jours, et c’est ainsi qu’on fit disparaître les exploits des Compagnons dans le mythe, pour ne garder plus que la secte…
Avec le temps, les chevaliers et les damoiselles du Graal paraissaient de plus en plus archaïques. Oh les chevaliers pouvaient encore bien se battre en duel singulier face à quiconque, mais avaient-ils encore leur place dans un monde de princes, de compagnies de gendarmerie, de régiments de fantassins ? Et les damoiselles terrifiaient encore, on les respectait autant qu’on les craignait pour leur connaissance de l’Autre-Monde, « l’Avalon »… Mais on commençait aussi à prendre leurs rituels pour des superstitions, leurs miracles pour de la sorcellerie, et leurs bons conseils avisés, comme de la manipulation…
Il y a cinquante ans, cet anachronisme fut retiré du décor. Un grand procès fut ordonné, sous l’ordre du roi Charles Ier. Les serviteurs du « prétendu Graal » furent accusés de sorcellerie, apostasie, hérésie, paganisme, et aussi de mille autres choses qu’on pouvait rajouter pour allonger la sauce : détournement de fonds, trahison, complot, sodomie, pactes avec des démons, enlèvement d’enfants en vue de les transformer en sorcières… En une année, il n’y eut que des bûchers, des décapitations, des pendaisons. Les chapelles du Graal furent envahies, saccagées, iconoclastées même — les calices en or furent fondus, les vitraux représentant la Fée Enchanteresse brisés, et les bâtiments transformés pour servir de temples à d’autres Dieux, quand on ne les transformait en greniers à blé ou locaux municipaux…
Le Graal n’existait plus. Ne restait que l’Église du Divin Foyer. Unie, indivisible, régnant d’une main de maître sur les vies des millions de sujets du Royaume, du monarque jusqu’au pire marginal, dans un hénothéisme dédié à sainte Myrmidia.
Mais il restait encore des fidèles à l’antique religion. Des païens que le gibet et le bûcher n’avait pas encore su éliminer. Perdu au beau milieu de l’Ormérique, il y avait une colline désolée, où peu de gens se rendaient, si ce n’était les éleveurs de brebis et moutons lors de la transhumance de printemps — c’était le seul moment où ces reliefs escarpés et inhospitaliers étaient bravés par des hommes, mais en ce mois de fin d’automne, l’hiver venant bientôt, on ne croisait plus personne sur les herbages. Tenait alors un temple solitaire, l’ermitage de Gillemont. Une vieille relique histoire, un tas de pierres élevées par le Compagnon du Graal, Thierulf, en l’honneur de la naissance de son fils qui naquît de son union avec la sœur de Gilles le Breton, premier roi des Bretonnis. Le Temple avait servi de refuge à une demi-douzaine de chevaliers et damoiselles durant la Purge, mais quand une centaine de militaires encerclèrent le bâtiment et menacèrent de simplement y mettre le feu, les assiégés décidèrent d’épargner l’édifice dans une charge glorieuse, pour essayer d’emporter autant d’ennemis que possible dans la tombe — les arbalètes et les arquebuses furent plus forts que le Graal, même si l’histoire ne raconte pas combien de soldats furent envoyés à Mórr dans ce baroud d’honneur…
La chapelle du Graal fut iconoclastée, et tous les artefacts et les reliques de l’ancienne religion détruites, ou plus probablement pillées par des mains avides. Il ne restait maintenant plus rien là-dedans, si ce n’était des tombes ouvertes aux cendres disséminées aux quatre vents, des bancs cassés, de vieilles bandes d’étoffes bouffées par les mites et parcourues d’araignées… Et l’esprit. Sinon autre chose, au moins l’esprit.
Il n’y avait plus rien à défendre dans cet ermitage, mais le symbole était trop fort, et les créatures humaines sont faites de symboles.
La damoiselle Claricia était occupée à travailler. La druïdesse du Graal était le genre de personne qui semblait être incapable d’être oisive — l’urgence de la situation l’expliquait pour pas mal, mais il y avait sans doute autre chose de plus, engrainé en elle, qui l’empêchait de simplement s’arrêter pour faire quelque chose qui n’avait pas une utilité… Quand elle ne préparait pas à manger, elle taillait des flèches. Quand elle ne faisait pas l’inventaire des herbes et onguents qui lui restait, elle filait des bandages. Quand elle ne lavait pas ses vêtements, elle aiguisait ses lames. Ses seuls instants de repos, hormis les sommeils légers qui l’appelaient à Mórr, c’était pour prier — mais même sa façon de prier semblait peu reposante. Assise un genou à terre, tête baissée devant l’autel cassé de l’ermitage, elle n’avait pas l’air de se détendre dans une placide méditation — à la place, elle serrait des dents, et des poings, et murmurait pour elle seule d’étranges syllabes en eltharin, une langue qu’elle ne savait pas lire, et dont elle ne savait que chanter quelques paroles qu’une femme plus docte, et plus ancienne qu’elle, avait pu lui inculquer.
Il n’y avait rien à faire aujourd’hui, sinon être sur le qui-vive, alors ça semblait être pour elle une torture. L’arc à la main, le carquois de flèches à son flanc, elle tripotait une à une chacune des flèches, parfaitement taillée, en lançant son regard vers le chemin rocailleux recouvert de brume qui menait tout en bas, jusqu’au reste de Lyonnesse. Silencieuse, la tête reposée sur un pan de la porte à l’entrée, elle faisait tellement peu de bruit que Michel pouvait tranquillement dormir dans un coin, grelottant de froid — craignant que leur invitée n’arrive avec des poursuivants aux trousses, Claricia avait strictement interdit qu’on allume un feu pour se réchauffer. Et elle avait insisté pour garder la porte ouverte…
Après de longues minutes d’attente, elle apparaissait enfin. Une simple silhouette avec un bourdon, qui allait de l’avant à l’aide de grandes enjambées, à peine crevée par le dénivelé. Une vieille femme qui avait encore toute la force d’une jeune, la cause d’une vie passée à errer sur les routes, souvent à grandes foulées, pour ne pas tomber sur la maréchaussée. Elle n’avait derrière elle ni cavaliers, ni intrus, et comme escorte, un duo de rapaces volant au-dessus d’elle dans les airs — ses familiers et ses protecteurs, qui hurlaient pour faire entendre leur présence. Ils signalaient aussi qu’il n’y avait personne dans les parages, avec un cri qui servait de signal caractéristique… Enfin, Claricia sembla se détendre et se détacha du pan de la porte.
« Allume un feu. Il faut l’accueillir au chaud. »
Elle ponctua son ordre lancé à Agatha d’un claquement de doigt. Ce n’était pas la politesse qui l’étouffait. Et le pire, c’est que celle qui allait arriver était à peine plus agréable…
Les chansons racontaient que les damoiselles du Graal étaient les femmes qui incarnaient la perfection féminine dans la société d’amour courtois — elles étaient pleines de grâce et de piété, toujours vêtues de robes blanches, passant leurs journées à parcourir le pays pour y traquer les monstres et mieux diriger les chevaliers vers l’ennemi. Elles étaient discrètes, et secrètes, pleines de mysticisme et de rites rien qu’à elles. Mais jusqu’ici, les deux servantes du Graal qu’avait pu rencontrer Agatha faisaient pas mal mentir la mythologie… Elles étaient sales, hirsutes, parlant vulgairement. Mais personne ne pouvait remettre en doute leur certitude. Difficile de savoir ce qui les avait poussées à rejoindre une religion illégale en perdition… Avaient-elles eu des destins difficiles comme elle ? Claricia, en tout cas, était trop jeune pour avoir été vivante lors de la purge. Difficile de savoir pour leur invitée…
Peut-être fallait-il lui demander.
Agatha s’embêtait à essayer d’allumer du bois humide. Encore, et encore, elle tentait de faire scintiller quelques braises afin d’enflammer du petit bois, mais son briquet en amadou devait avoir pris l’humidité, car il n’arrêtait pas de cracher quelques fines étincelles qui mourraient dès qu’elles touchaient le bois. On lui avait dit mille fois de ne pas abuser de son pouvoir… mais Agatha avait pu l’utiliser mille fois sans que rien de mal ne se produise. Ou rien de trop mal. Alors, profitant que personne ne la regardait, elle leva ses mains, et siffla quelques syllabes d’eltharin avec son accent d’humaine à couper au couteau, écorchant sans vergogne la langue du peuple Elfe.
Hélas, rien ne parvint à sortir de ses doigts. Et le feu n’était toujours pas allumé quand Claricia revenait enfin avec leur invitée…
Les deux étaient à peine sur le parvis, que déjà, on les entendait se plaindre :
« Hé ben dites donc, toujours aussi humide par ici ! Ça se voit que vous avez pas à vous plaindre de rhumatismes, vous autres ! Les jeunes ont vraiment plus aucun respect pour les personnes d’un certain âge, tout va à vau-l’eau dans ce pays, c’est ce que me racontait le père Letordu, on a vraiment mal élevé la nouvelle génération je vous le dis… »
Léona Thaas, quand elle marchait sur les routes, était simplement vêtue d’une immense cape de bure avec une capuche sur la tête. C’était une dame aux cheveux gris et avec des rides sur le visage, un œil borgne, qui lui donnait un air fort vilain et qui encourageait souvent des gamins des rues à lui jeter des pierres et à lui cracher dessus… Quand ils n’avaient pas peur de recevoir un maléfice qui les empoisonnerait en vie. Elle savait mettre fin aux harcèlements de jeunes enfants en leur faisant du mal. Une fois, elle avait rendu malade un enfant de dix ans en lui faisant perdre la vue — ses parents étaient venus la couvrir de cadeaux pour qu’elle lève le maléfice, et, sans rancune, elle s’était bien exécutée.
Maintenant qu’elle pouvait se révéler en privé, elle portait un costume bien plus terrifiant, qui suffirait à l’amener sur le bûcher si des inquisiteurs du Foyer Divin la trouvaient ainsi. Elle avait encore une grâce fort inquiétante qui l’entourait, et qui, en fait, ressemblait très, très peu avec les images qu’Agatha se faisait des servantes du Graal — elle aurait sans doute préféré une femme en robe blanche couverte de broderies d’or, ou bien habillée en dame noble d’un siècle passé, avec des étoffes de soie et des chapeaux bouffants… La femme devant elle, tatouée et couverte de rouge, paraissait plus être ce qu’elle était censée être : une sorcière.
Un poing sur la hanche, Thaas observa Agatha dans le dos, en voyant le feu qui n’était pas allumé. Elle tapa de sa canne, et se plaignit :
« Hé bien hé bien ! Toujours aussi peu dégourdie avec tes doigts boudinés, Artio ! Enfin, si tu es toujours là et tu t’es pas enfuie depuis tout ce temps, peut-être on fera un jour quelque chose de toi… »
Artio, elle n’arrêtait pas d’appeler Agatha comme ça. De ce qu’elle avait expliqué à la jeune femme, Artio était une ancienne déesse, ou un esprit de la forêt, vénéré par les Belthanis, les anciens occupants de ce pays — une ourse possédant d’étranges pouvoirs. Il fallait essayer de le prendre comme un compliment, d’être comparée à une déesse, mais Léona Thaas utilisait probablement le nom simplement pour faire passer Agatha pour une géante pataude et aimant hiberner…
Claricia, bizarrement inquiète, se mit à professer des excuses :
« Je suis désolée, madame, je vais tâcher d’allumer le-
– Rah, laisse donc ça, lèche-bottes ! Je vais m’en occuper. »
Elle ouvrit grand la bouche, et siffla des mots en eltharin d’une façon plus élégante que Claricia, et avec un accent bizarre et impossible à identifier… Et alors, le sol du temple se mit à rougir, et les bûches s’enflammèrent. Michel, qui n’avait plus peur depuis un moment de la magie, courut se coucher au chaud — en signe d’encouragement, Léona lui grattouilla l’oreille.
« Y a quoi à manger ? J’espère que vous avez trouvé autre chose que des herbes, je bouffe tellement de potage ces derniers temps que j’en ai la coulante ! »
Agatha était parvenue à trouver deux lièvres. Elle les avait traqués grâce à Michel, et trouvé jusque dans leur garenne — mais elle avait épargné les lapereaux, ça lui avait semblé plus honnête. C’était la faute au vent qui l’animait. Léona l’avait appelé Ghur en l’encourageant à n’utiliser que lui, à ne chercher à maîtriser que l’Ambre dans le tapis de couleurs étranges que les autres personnes ne semblaient pas pouvoir déceler. Ghur la liait aux animaux, lui permettait de les comprendre, de les suivre, d’avoir une grande empathie pour eux… La chasse était nécessaire pour se nourrir, et même plus honnête, moins répugnant bizarrement, que de manger de la viande bêtement élevée pour sans possibilité de s’échapper. Mais il y avait un équilibre à avoir, et si l’ours, le loup ou le renard ne savaient pas contenir leur faim, seule la précaution étanchant leur appétit, elle avait le devoir de préserver la faune à sa manière. Les lapereaux grandiraient, feraient des enfants, et quand viendrait leur tour, il faudrait aussi épargner leurs petits. Pour ce soir, les pauvres bestioles avaient été soigneusement écorchées pour servir au bouillon. De quoi régaler les trois servantes du Graal qui se réchauffaient autour d’un petit feu, se tournant régulièrement car le dos était humide alors que le devant brûlait à force de rester les fesses assises dans la même posture.
Léona aimait parler. C’était une vraie pipelette. Et Claricia n’étant franchement pas causante, ça faisait qu’on n’entendait plus qu’elle. Elle piaillait de mille sujets, avec une voix qui ne semblait jamais à court de souffle, même après avoir marché on-ne-sait quelques kilomètres… Ses sandales étaient d’ailleurs trouées, et elle se passait un peu de pommade sur la plante ensanglantée de ses pieds.
« Le père Letordu, ça c’est un sacré gaillard ! Je vous ai déjà parlé du père Letordu ? Il est charron, autant vous dire qu’à sa baraque ça moufte pas ! Un honnête homme, oui-da, mais j’pense qu’il a de mauvaises fréquentations, ça file un mauvais coton… D’ailleurs, y a qu’à voir, y me fréquente moi, si c’est pas de mauvaises fréquentations je sais pas quoi dire de plus, haha !
Mais surtout, maintenant, il traîne dans un temple de Réformés… Il sait à peine lire, il croit pouvoir lire les Écritures. Balivernes. Prêtres et pasteurs, c’est la même chose pour moi. Enfin, je lui ai prévenu, ça lui attirera des embêtements, mais il soutient mordicus que c’est ainsi qu’on devient libre. Quelque part, j’admire sa tenacité. Mais bon, si la liberté c’est finir par se peler le cul et bouffer du lapin faisandé dans un bouillon…
Roh, je rigole. Franchement, c’est moins dégueulasse que ce que j’ai mangé jusqu’ici. Une vraie petite femme au foyer, Artio, n’est-ce pas, héhé…
Ce qui me fait penser, bon sang, le mois dernier, figurez-vous mesdemoiselles que j’étais à Guynemer — j’ai mangé du rouget en chausson ! C’était drôlement bon ! Évidemment ça a été toute une histoire pour que je me le fasse payer, parce que même avec la mer à côté on dirait que le cuisinier il brasse plus que le pêcheur qui s’est pourtant bien cassé l’oignon à chercher le rouget… T’as déjà mangé du rouget Claricia ? Hein ? »
Claricia sembla se réveiller. Elle était en train d’engloutir son bol de bouillon de lapin comme si elle n’avait pas mangé depuis des jours, ce qui, en fait, était un peu vrai. C’est la bouche pleine qu’elle répondit :
« Hein ? Heu… Non, je crois pas…
– Et toi Artio, t’as déjà graillé du rouget ? En même temps Merton c’est en bord de mer, alors j’espère que oui, on est pas toutes nées au milieu des moutons comme mademoiselle… »
Ce qui était fascinant avec Léona, c’est qu’elle était incapable de dire plus de trois phrases sans chercher à insulter quelqu’un. Une vraie tête de mule agaçante et insupportable, en plus d’être dangereuse, et tenant souvent des propos limites…
…Elle avait sauvé la vie d’Agatha, plus d’une fois. Nul doute qu’il en était pareil pour Claricia. Cette vieille pie était la chose la plus proche qu’elles aient d’un mentor.
« Madame… Peut-être que vous pourriez nous parler de ce que nous allons faire prochainement ? »
Claricia faisait très attention aux mots qu’elle employait. Il était dangereux d’interrompre madame Léona. Il était rare que la damoiselle emploie autant d’égards quand elle parlait, d’ailleurs… Enfin, Léona but bruyamment sa soupe, avant de poser le bol.
« Ah je vois, la vieille carne vous emmerde alors vous voulez vite abréger, c’est ça ?
Hé bien oui, mesdemoiselles, vous allez partir quelque part. Le Graal s’est révélé à moi, en rêve… La Dame du Lac m’a enfin porté un signe. Un minuscule. Un que j’ai du mal à interpréter… Mais un signe quand même.
Vous allez partir en traque, mes chères limiers. Et c’est à une petite trotte de là, par-dessus la Sélune, alors va falloir vous assurer que vous ayez des bottes neuves… »
Claricia hocha de la tête, l’air solennel.
Léona Thaas avait disparu deux mois entiers, au tout début de l’automne, pour parcourir le Lyonesse. Elle cherchait des signes, des symboles… Ou alors elle voulait juste aller prendre des champignons hallucinogènes et laisser les deux damoiselles ne pas traîner dans ses pattes, difficile de savoir. Mais aussi désagréable et folle qu’elle paraissait, la sorcière n’était pas une menteuse. Si elle disait que la Dame du Lac était venue la voir en rêve, c’est que ça avait un symbole de vérité.
« Il y a… Un autel du Graal, camouflé dans l’Auld Moussillon… Un coffret, qui a survécu à la purge… Une damoiselle, il y a cinquante ans, a camouflé un artefact étrange, qui dispose d’un certain pouvoir… Un miroir entièrement fait d’ambre, qui est capable de révéler bien des choses quand on regarde au travers…
La damoiselle qui a caché cet artefact a été torturée pour en révéler la localisation. Elle n’a pas prononcé un mot et a été tuée d’écartèlement. Une énième horreur dont trop de nos sœurs ont été victimes il y a un demi-siècle. Prions pour elle après le repas… Mais ce miroir a fait naître quelques fantasmes chez des chasseurs de trésors, sans qu’ils en trouvent la trace… »
Elle fit régner un petit silence. Il n’y avait pas grand-chose à en dire. Alors, Léona ricana.
« Cela vous semble bien médiocre, hein ? Vous avez rejoint une sororité mystique qui doit sauver la Bretonnie et honorer la Déesse la plus puissante de cette Terre, et je vous envoie fouiller de vieux endroits à la recherche d’un artefact comme de vulgaires pilleuses de tombes…
Le jeu en vaut la chandelle, mesdemoiselles. Je vous donnerai plus de détail après m’être reposée… Mais retrouver ce que nos sœurs ont laissé derrière elles avant de périr, c’est ainsi que l’on va la servir. »
Elle s’étendit comme un chat. Et fit un signe de tête à Agatha.
« Comment que vous allez, toutes les deux ?
J’ai tellement de choses à vous raconter sur l’Ormérique, mais avant que je vous saoule, parlez-moi un peu de vous deux. »
Claricia et Agatha se regardèrent mutuellement. Que la sorcière s’intéresse à elles deux était… Inhabituel. Trop étrange. Elle avait même plutôt l’habitude de les rabrouer quand elles commençaient à s’égarer à laisser filtrer leurs sentiments personnels…