Malheureusement, Arnaud avait tué quelqu’un, et depuis une semaine, les deux frères commençaient à quitter leur humble paradis, en marchant dans les empreintes laissées par les sabots d’un lourd destrier de guerre…
Arnaud et Régil avaient passé la nuit à dormir à la belle étoile, comme lors des veillées les soirs d’hiver. Blottis l’un près de l’autre, pour conserver le plus de chaleur possible en cette toute fin d’hiver, ils s’étaient couchés sous un ciel noir parsemé d’étoiles, tout habillés, chaussures comprises, sous une grosse couverture en laine grattée fort inconfortable, mais qui les garda du vent et du froid. L’avantage, de dormir dans le grand pays ouvert d’Aquitanie, c’est qu’on n’a pas peur des monstres de la forêt — cette peur humaine, instinctive, naissante dans tous les esprits des hommes qui s’aventurent au cœur du domaine de Taal, où règne le loup, l’ours, et les sorcières, elle est éloignée dans un pays qui a été domestiqué de force par l’homme. Les arbres qui demeurent, les pommiers et les chênes, ils sont bien alignés, entretenus, clairsemés, plantés pour maximiser le rendement du bois d’œuvre et des fruits, en évitant le danger des feux de forêt. Les deux frères avaient pu se permettre le luxe immense de faire un feu de petit bois et de cailloux avant de sombrer entre les bras de Mórr, et alors que leurs yeux s’ouvraient légèrement, ils pouvaient voir un peu de fumée noire s’échapper de quelques brindilles calcinées.
Il était encore très tôt — cinq heures, peut-être. L’hiver mourant, Ulric abandonnait petit à petit son emprise sur le monde, et si l’équinoxe n’était pas encore arrivé, on observait bien que les nuits se faisaient de plus en plus courtes.
Ils eurent à peine une ou deux minutes pour se réveiller paisiblement. Car ensuite, ils entendirent des bruits de pas, et Arnaud put sentir un gros coup de pied frapper son mollet sous la couverture. Et une grosse voix bien guttural à présent familière qui se mit à gronder :
« Lève ton cul, paria. Fais-nous à bouffer. »
Émile Beau-Sourire, pèlerin exalté de Bretonnie — il avait une énorme dent contre le-dit Arnaud depuis l’heure même où il avait rejoint le chevalier du Graal. Un petit bonhomme qui devait faire 1m60, bien moins costaud que Régil, il paraissait bien incommode, avec sa dentition éclatée et son gros nez gonflé, probablement par de gros coups reçus à la tête.
Comme chaque maintenant depuis huit jours, c’était à Arnaud et Régil qu’incombait le job de préparer la popote avant le réveil des autres. Il leur fallait chercher du bois mort tombé par terre (Car cueillir du bois d’un arbre sain était un crime puni par les seigneurs), sortir la vaisselle, et faire chauffer le grain et les légumineuses pour préparer une bouillie assez insipide mais nourrissante. Le repas serait probablement prêt dans une heure, lorsque le soleil commencerait enfin à réchauffer leurs os ; au moins, l’exercice ne ferait pas de mal.
Le temps de se réveiller et de rassembler leurs affaires, ils purent voir celui qui, comme d’habitude, avait été de corvée pour surveiller le campement.
Bruno. C’était tout ce qu’ils savaient du gars, son prénom. Un type patibulaire, oreilles décollées, laid, chauve, avec des scarifications partout sur son visage, il passait toutes les nuits avec sa brigandine à rester un peu à l’écart de la tente, la charrette, les montures et les sacs de couchage composant le maigre campement. Savoir que ce grand muet qui clignait presque pas des yeux les surveillait pendant qu’ils dormaient n’était que modérément rassurant.
Les deux frères s’éloignèrent du camp. Ils en revinrent bien vite, grâce à Régil, qui eut la bonne idée de suivre un petit sentier de sapin, parsemé de petit bois qui servirait très bien. Ils purent donc retourner après un quart d’heures, et se mettre à la tâche, tout en découvrant leurs deux derniers collègues réveillés qui eux aussi, s’étaient mis au boulot.
Pierre Bigleux, celui qui avait un œil qui disait merde à l’autre, était en train de brosser les quatre chevaux du campement : un poney hobby tout trapu, une haquenée grise, un joli palefroi bai, et surtout, le plus impressionnant des montures, un énorme destrier aussi grand que large, qui avait en un seul jour de repos complètement avalé toute l’herbe autour de la tente de son maître, sans éprouver la moindre satiété, vu comment il dévorait les carottes que lui tendait le Bigleux à même la main, manquant de lui arracher quelques doigts.
Pierre Bigleux salua les deux frères d’un hochement de tête, même si on ne pouvait trop dire lequel des deux il regardait. Les poings sur les hanches, il parla avec une voix nasillarde de canard :
« Céti qu’ça va être une belle journée aujourd’hui ! Ouaip ! Va pas pleuvoir aujourd’hui ! On va p’têt même suer aujourd’hui, qu’je dis ! Z’en pensez quoi ? »
Il était gentil et amical. Il y a deux jours, alors que lui et Régil avaient passé toute une soirée à rire et se raconter des blagues, cette teigne d’Émile était venu dire en secret au jeune homme que Bigleux était en pèlerinage parce qu’il avait jeté le nouveau-né de sa femme dans un puits, en apprenant qu’elle l’avait fait cocu — pour une étrange raison, le chef des pèlerins avait eut un terrifiant sourire éponyme après avoir raconté cette « anecdote » à glacer le sang.
Luc, lui, se chargeait de brosser et curer les sabots du mulet et de l’âne qui tiraient la charrette ; un joli wagon à quatre roues, dans lequel on stockait du matériel, deux tonneaux, des sacs, et du fourrage pour la petite troupe de chevaux. Alors qu’on était encore aux aurores, le voilà qui dégoulinait de transpiration, si bien que ses cheveux formaient des épis moites.
Un tout petit gamin timide, qui disait avoir quinze piges, Luc était tout maigre, même ses haillons paraissant trop grands pour lui. Il ne déméritait pourtant pas par le boulot, et il ne s’était jamais plaint. C’était un bon dévot, bon croyant, bon bosseur, qui avait même fait des grands yeux apeurés quand un jour Bigleux avait proposé un jeu de cartes aux deux frères pour briser la glace — il tenait les cartes pour un instrument de Ranald, Dieu des filous et des cambrioleurs, et un mauvais esprit à ne pas trop tenter en se reposant sur sa fortune.
« Oh, Régil ! T’as besoin d’aide, je peux faire quelque chose pour toi ? »
Les deux frères ne lui avaient pas posé la question qui pourtant était évidente : Pourquoi était-il en pèlerinage, lui ?
Émile, Bruno, Pierre et Luc étaient quatre mauvais hommes. Tous les quatre laids, pauvres, avec des bottines fendillées et des bandes molletières pour protéger leurs pieds aux ongles couverts de crasse. Ils parlaient mal, ils puaient la boue et la sueur, et ça faisait longtemps qu’ils n’avaient même pas passé de sauge sur leurs dents pour les entretenir. Ils avaient ces têtes de fanatiques, d’ermites hirsutes qui font pleurer de peur les tous jeunes enfants.
Ils étaient les vrais croyants. Chaque soir, Émile Beau-Sourire leur demandait de s’agenouiller devant lui, et il ouvrait son livre remplit de petites images dessinées, et il racontait les histoires de preux chevaliers et de jolies damoiselles qui tuaient les Gobelins, les Orques, les Vampires, et les serviteurs des Dieux Noirs. Et il racontait comment les gentils gagnaient toujours à la fin, que les méchants étaient détruits par le chevalier Vert et les esprits vengeurs de la forêt sacrée de Loren, et que la Dame du Lac ne laisserait jamais une veuve, un orphelin, ou un pauvre homme subir l’injustice — sous peine de châtier le mécréant.
Aujourd’hui, ils étaient devenus les compagnons d’Arnaud et Régil, au moins jusqu’à ce qu’ils aient réparé leur crime envers les lois du Roi Louen. Peut-être que le tribut serait le repos éternel, dans un jardin de Mórr le Veilleur.
Une heure plus tard, et le soleil commençait enfin à bien se lever. Alors, la seule tente du campement s’ouvrit. Régil et Arnaud purent trembler un instant, mais il n’en était rien. C’était les deux compagnons de la suite qui venaient chercher leur pitance ; Un jeune homme et une damoiselle un peu plus âgée, qui eux étaient bien habillés, avec des visages aimables à regarder.
Le garçon, qui devait avoir l’âge d’Arnaud, s’appelait Ingram Maltravers, et il était un jeune page au service de son maître — et probablement quelqu’un de sa famille, ce qui lui donnait une espèce d’aura aux yeux des pèlerins.
La fille, qu’on nommait Lucie Deschênets, portait un long mantel, avait, comme d’habitude, relevé la capuche du vêtement, de manière à couvrir ses cheveux roux — c’était important, car dans la culture Bretonnienne, la chevelure est le plus bel attribut des femmes, et celles qui vont tête-nues sont ou bien les enfants, ou bien les courtisanes aux mœurs volages.
Elle était dans une étrange compagnie, entourée d’hommes qu’elle était ; Arnaud et Régil savaient que la place d’une femme était auprès de son père, puis auprès de son mari, à qui elle devait une obéissance totale, car c’était un commandement de la Dame elle-même qui avait organisé la société ainsi. Il n’y avait que les prêtresses qui échappaient à cette règle, et c’est ce qu’elle était : au procès d’Arnaud, elle avait sorti un grand ouvrage et un encrier, et avait rédigé le procès-verbal. Son amulette autour du cou était celle d’une chouette, car elle était une sœur régulière du culte de Véréna, la Déesse de la justice et des lois.
Ingram et Lucie ignorèrent royalement Arnaud et Régil. Les deux, de sang bleu, fils et fille de chevaliers, ne regardaient même pas dans les yeux les deux pèlerins, et ne leur parlaient jamais directement. Il n’y eut pas un « merci », pas même un hochement de tête en guise de courtoisie, lorsque les deux paysans remplirent une assiette pour chacun et leur tendirent. En fait, quand le page Ingram planta sa cuillère dans le plat et en mangea une bouchée, il fit le même commentaire qu’il avait fait tous les matins au cours de toute la semaine :
« C’est répugnant. Il faudra rajouter du sel la prochaine fois. »
Lucie claqua des doigts ; c’est ainsi qu’elle appela Émile, comme on faisait avec un chien. Beau-Sourire s’approcha et s’inclina légèrement.
« Ma sœur ?
– La prochaine étape, c’est le château du sire Desroches — il est un comte d’Aquitanie, qui a un siège au conseil de Son Altesse. Je compte sur une discipline irréprochable de la part de tes pèlerins.
– Aye, ma sœur.
– Fais qu'ils lavent leurs pieds et cachent leurs visages sous des chaperons ; et qu’ils se tiennent très éloignés du seigneur, ils n’ont pas à lui faire honte.
– Bien sûr, ma sœur. Ils seront lavés et, heu… un p'tit peu plus présentables. »
Lucie hocha de la tête, puis leva fièrement son menton et s’éloigna avec Ingram pour qu’ils mangent ensemble près de la tente, sans avoir à souffrir de la proximité des pèlerins. Émile foudroya du regard Arnaud, comme s’il était le seul responsable de son état — difficile en fait de rester propre quand on passe ses journées sur les routes, à constamment bosser puis dormir en plein air. Même les paysans, contrairement au stéréotype, comprennent l’importance d’avoir un minimum d’hygiène, leur triste état était imposé par leur nouvelle vie.
Le tissu de la tente bougea un tout petit peu. Et cette fois, Régil et Arnaud eurent une très bonne raison de trembler, pour de vrai.
Le chevalier venait de se réveiller.
Un homme gigantesque, plus grand que tous les autres voyageurs, il alla dehors en tenue de nuit — il n’était vêtu que d’une grande chemise qui tombait jusqu’à ses genoux, et le voilà qui s’étirait comme un chat en levant bien les poings au-dessus de la tête. Il bailla, se gratta le ventre, et regarda le soleil avec un petit sourire.
Barbu, chevelu, avec une belle physionomie d’un homme qui mange très bien et se dépense pour ne pas finir empâté. Un Impérial aurait probablement juste vu un bel homme, et rien de plus.
Mais cette personne était un chevalier qui avait bu le Graal. Il était un de ces héros de romans, capable de tuer des Orques et des Hommes-Bêtes par centaines, contre qui la sorcellerie n’avait aucun effet, pas plus que les murmures des démons — un sur-homme, qui pouvait résister à la corruption, au froid, à la faim et à la soif, qui encaissait les blessures qui tueraient les hommes moins excellents que lui. Un paladin de la vertu, qui défendait les dames, et qui était le digne héritier du temps de Gilles le Breton, où les vraies lois de la chevalerie étaient le début et la fin de tous les commandements du pays.
Il s’appelait Rorgues de Vouvant, et il était justicier du duc Armand d’Aquitanie. Et là, il s’approchait du petit feu sur lequel Régil avait cuisiné la popote, et, avec une voix grave de grand bonhomme, il n’émit qu’une simple suggestion.
« J’ai la gorge sèche — j’aimerais bien un verre d’eau. »