La veille, sa famille avait dignement fêté son anniversaire et celui de sa sœur jumelle, Jeanne. Ce fût sans doute le dernier jour de leurs anciennes vies. Un jour de liesse, oui, mais pas seulement. A cette occasion, bien des choses avaient changé pour William comme pour sa sœur bien-aimée, et désormais, plus rien ne serait comme avant. Qu’ils le veuillent ou non, les deux jeunes gens allaient maintenant devoir affronter des responsabilités nouvelles. La protection du cocon familial qui avait duré jusque là ne jouait plus, ils étaient pleinement adultes.
Pour Jeanne, cela signifiait qu’il était désormais temps de lui chercher des prétendants pour « faire un bon mariage ». Une chose qu’elle craignait plus que tout, et qui équivaudrait pour elle à être enfermée et soumise aux désirs d’un homme qu’elle n’aimerait pas, condamnée à vivre par procuration en lui faisant des enfants et en écoutant les récits d’aventures qu’elle aurait aimé pouvoir vivre elle-même.
Pour William, cela signifiait devoir partir pour faire ses preuves, laissant derrière lui une vie confortable, mais également et surtout une sœur qui aurait tout donné pour pouvoir l’accompagner, et qu’il risquait de ne jamais retrouver comme avant, si par malheur elle était mariée durant son périple. Ce n’était sans doute pas tant l’aventure qui lui faisait peur -au contraire, ils la désiraient tous deux- que cette dernière perspective d’abandonner sa sœur à un sort qu’il savait terrible pour elle.
Ce moment, les jumeaux l’avaient maintes fois imaginé, anticipé, craint aussi. Et fort heureusement pour eux, ils avaient fini par trouver une solution, une parade, grâce à une idée de Jeanne. Comme toujours, ils se protégeraient l’un l’autre.
La tradition locale voulait que la plus belle femme du fief propose une quête au jeune chevalier. Bien évidemment, ce fut la demoiselle Jeanne qui fut considérée comme telle : il n’était absolument pas concevable de choisir une quelconque paysanne, fut-elle infiniment plus belle. En vérité, Jeanne n’était ni particulièrement jolie, ni particulièrement laide. Comme William, elle était brune aux yeux verts, mais ses traits fins lui allaient bien, mieux qu’à son frère. De plus, il se dégageait d’elle un charme indéniable, et elle possédait une autorité naturelle qui forçait l’obéissance, tel un général sur le champ de bataille.
Lorsqu’elle lui donna son épreuve et sa faveur, symbolisée par une mèche de ses cheveux, on aurait pu croire que c’était d’elle que dépendait l’avenir de son frère.
Il n’en était rien. Au contraire, le destin entier de Jeanne reposerait sur les épaules de William. Cette faveur, c’était un gage que son cœur et son esprit l’accompagneraient durant son périple, et qu’elle comptait sur lui, son ultime protecteur, pour revenir la sauver d’un destin sinon inéluctable. Car l’échec de William serait l’échec de Jeanne. S’il tombait dans sa quête, elle serait mariée de force, qu’elle le souhaite ou non.
Car lorsque le Comte Édouard, selon la tradition, demanda à son fils ce qu’il désirait pour son anniversaire, ce dernier lui répondit qu’il souhaitait que nul ne puisse prétendre à la main de sa sœur sans l’avoir auparavant battu dans un duel amical.
Une telle demande était très inhabituelle et surprit l’assistance, à l’exception cependant de dame Philippa, leur mère, qui semblait d’être attendue à une manœuvre de ce genre, mais la désapprouvait tout autant que les autres. Tant leur frère aîné survivant que leur père furent choqués, de même que la plupart des invités. En général, les futurs chevaliers errants demandaient plutôt une bénédiction, un destrier, une armure, une arme, un écuyer, voire même de l’argent pour les moins honorables. Et puis, le choix de l’attribution de la main d’une fille devait normalement revenir à son père, afin qu’il puisse choisir les alliances à forger et assurer la perpétuation de la famille selon ses désirs. Mais la tradition était la tradition, et le Comte soupira en accédant à la demande de son fils, tout en lui indiquant que cette promesse ne tiendrait que s’il restait en vie. Pour l’aider à rester en vie, justement, Édouard confia un magnifique écu à son plus jeune fils, sur lequel il avait fait peindre ses armoiries.
C’est ainsi que la soirée se termina, en demi-teinte, sauf pour Jeanne, dont les yeux rayonnaient de bonheur et qui prit plaisir à danser avec William dans ce qui serait sans doute leurs derniers moments passés ensemble avant longtemps.
La route depuis l’Ouest du duché de Couronne jusqu’au Gouffre Noir, situé au Sud du duché de Bastogne, promettait d’être longue. Au mieux, il faudrait une dizaine de jours, peut-être même plusieurs semaines pour y arriver.
Les premières lieues du périple étaient en terrain connu, et notre héros William n’eut aucun mal à s’y repérer. Au sortir du fief, un premier choix s’offrit au cavalier solitaire monté sur son fidèle compagnon, Tonnerre. Ce choix se matérialisa sous la forme banale d’un carrefour de chemins de terre, où un poteau de bois orné de panneaux indiquait les différentes directions possibles.
William connaissait peu la géographie, mais il avait pu, avant de partir, consulter une carte générale de la Bretonnie, et il connaissait par les histoires qu’on lui avait racontées les duchés et les endroits les plus emblématiques de la Bretonnie.
Aucun itinéraire ne lui paraissait particulièrement sûr, mais plusieurs options s’offraient à lui.
Il pouvait continuer plein Sud, traversant le duché de l’Anguille pour ensuite traverser l’Artenois, coupant à travers la forêt d’Arden, et rejoignant ensuite Bastogne en suivant l’affluent de la Grisemerie, à la frontière du duché de Gisoreux. C’était là l’itinéraire le plus direct.
Il pouvait continuer le long de la Sannez, puis prendre le long de son affluent qui descendait dans la forêt d’Arden au pied des Pâles Sœurs, dans le duché de Gisoreux, avant de rejoindre la ville de Gisoreux en longeant le massif des Pâles Sœurs vers le Sud.
Enfin, il y avait les possibilités d’un long contournement de la forêt d’Arden, soit en passant par les duchés de l’Anguille, de Lyonesse et du Moussillon, soit en traversant tout le duché de Couronne d’Ouest en Est, en passant par Marienburg et ensuite la trouée de Gisoreux.