– Je ne saurais jamais assez vous remercier pour l’honneur que vous me faites, messire.
Que puis-je vous raconter sur moi qui en vaille la peine ? Je suis un artiste dans l’âme. J’aime le beau, pour ce qu’il est, dans tous les arts : la voix, l’instrument, la danse, la peinture, la poésie, la sculpture... Contrairement à beaucoup de ménestrels purement bretonniens, j’aime ainsi travailler non pas seulement la longueur et les textes de mes balades et chansons, mais aussi et surtout les sonorités. Je pense que c’est ce qui fait que je rencontre un succès certain auprès du public, même si jusqu’ici, il me manquait un inspirateur et mécène.
Je suis né sur les routes, parmi une troupe de troubadours itinérants, d’une mère danseuse et d’un père inconnu, sans doute une histoire d’un soir après une représentation. Suis-je né ici ou là, je ne saurais le dire, la troupe faisait alors des tournées dans l’Empire, dans la Bretonnie, à Marienburg. J’ai grandi parmi les artistes que nous étions. A l’adolescence, j’avais déjà voyagé plus que la majorité des gens ne le feront jamais, des froides neiges de Kislev et d’Erengrad aux douces chaleurs de la Tilée et de l’Estalie.
De tout cela, je m’en suis imprégné, et je m’en suis inspiré, tout comme la troupe. Elle fonctionnait comme cela, ceux qui le souhaitaient et en avaient le talent pouvaient se joindre à nous, tous les artistes étaient les bienvenus. La vie n’était pas toujours facile, mais nous gardions toujours le sourire. Souffrir de la faim, mourir de maladies, peut-être, mais avec panache !
En tous cas, aujourd’hui, je parle et écris presque toutes les langues du Vieux-Monde, et même quelques langues mortes. Je connais des gens un peu partout dans les grandes villes. J’ai entendu des milliers d’histoires incroyables, ouï mille et une sagas épiques et romanesques, certaines contant les aventures de guerriers ayant vécu il y a des siècles voire des millénaires. Quand j’ai atteint l’âge de me débrouiller par moi-même, j’ai voulu moi aussi vivre une telle aventure et pouvoir la raconter, afin qu’un jour, ce soient mes mots qui perpétuent l’histoire d’un être exceptionnel.
J’ai quitté la troupe et me suis débrouillé par moi-même, vivotant de mes talents, à la recherche de la perle rare. La Bretonnie me paraissait être le meilleur choix pour trouver celui que je cherchais. Des jeunes chevaliers se lançant volontairement dans des quêtes épiques pour la gloire, pour l’honneur, voire encore mieux… Pour l’amour d’une jeune femme.
A mes yeux, il n’existe aucune chose plus belle que l’amour, et vous savez à quel point j’aime le beau. L’amour a été à l’origine des plus grandes quêtes, déclenché des guerres, a inspiré les plus magnifiques histoires, les actes les plus incroyables et parfois les plus fous, les sagas les plus épiques, les sacrifices les plus courageux…
Lasnier semble hésiter à continuer. Puis il se penche vers notre héros, par-dessus la table, et lui glisse en chuchotant, de sorte qu’il soit le seul à l’entendre :
- Comme celui de cette pauvrette… Une petite paysanne innocente, ou plutôt coupable d’avoir aimé. Roturière, et pourtant si courageuse face aux flammes, par amour. Je vous suis reconnaissant, seigneur, d’avoir sauvé ma vie, mais je regrette que vous n’ayez pu l’épargner, elle. Elle ne méritait pas ça.
Ah, croyez-moi, si vous le trouvez un jour, l’amour, ne le sacrifiez pour rien au monde, car c’est lui qui vaut tous les sacrifices !
Le ménestrel avait un air nostalgique sur le visage. Il soupira puis se reprit, et demanda, d’un ton plus enjoué :
– Mais vous me parliez d’un exploit que vous auriez déjà accompli ! J’ai hâte que vous me le racontiez, afin que nous puissions commencer votre propre chanson, messire. C’est un grand honneur pour moi que vous m’autorisiez à rester à vos côtés, cela me permettra d’en apprendre plus sur vous, car pour l’instant je ne connais pas encore votre nom. Et si je peux vous être d’une quelconque aide que ce soit, n’hésitez pas : bien que je n’aie rien d’un écuyer, je serai ravi de vous prêter main forte.
[…]
La nuit fut calme, sans être agréable pour autant. Au petit matin, le chevalier et son compagnon de route étaient prêts à partir. Après un rapide mais consistant petit-déjeuner, le binôme sortit pour reprendre la route. Lasnier monta sur un âne, emportant avec lui des sacs de provisions disposés de part et d’autre de l’animal, derrière la selle.
Cette journée là, la route fut tranquille, il n’y eut aucun incident à signaler. Si d’aventure William avait l’oreille musicale, il a pu apprécier d’entendre – de temps en temps – son barde attitré à l’œuvre, et constater qu’il avait un talent certain. Ses airs étaient mélodieux et sonnaient juste, certains étaient entraînants et restaient dans la tête. Il avait de tout dans son registre, de la chanson militaire à la chanson religieuse, en passant par les gestes et les chansons paillardes... De plus, la voix de Lasnier était agréable à entendre.
La présence de Jacques-Henri était utile également d’un point de vue plus pratique. L’homme connaissait les routes et leurs dangers : c’était son milieu naturel depuis sa naissance. Même s’il n’était jamais allé précisément dans la région, il avait étudié avec soin son itinéraire et pouvait renseigner Le Sanguinaire sur les villages et châteaux les plus proches. Ainsi, ils purent dormir cette nuit-là dans un petit château de bois d’un seigneur local sans importance (pour le ménestrel, dans les quartiers des domestiques).
Le noble était très accueillant, car visiblement il recevait peu de visite. Vieillissant et vivant seul depuis la mort de sa dame il y a quelques années, il apprécia d’avoir de la visite. Durant le dîner, il se plût à écouter les chansons de Lasnier, le faisant même accompagner par quelques instruments. Puis, arrivé à la fin du repas, lors du verre qui précède le coucher, il congédia le troubadour, ainsi que ses rares serviteurs et gardes, se retrouvant seul avec William. Dans l’intimité qu’il peut y avoir entre nobles, sans doute poussé par une soirée trop avinée et son grand âge, il se laissa aller aux confidences et lui raconta comment il regrettait d’avoir perdu son fils pour une stupide querelle à propos d’un mariage arrangé. Le fils en question n’était pas mort, mais cela faisait des années, des décennies qu’ils étaient brouillés et ne s’étaient plus revus. Ils n’avaient eu aucun contact depuis la mort de sa mère, laissant le seigneur vieillir seul dans son château. Aujourd’hui, le vieux seigneur exprimait ses regrets, il aurait dû faire les choses autrement. Par fierté, il avait refusé de revenir sur sa parole et avait imposé le mariage à son fils, mais au final, il avait tout perdu, car plutôt que d’épouser sa promise, le jeune homme était parti et n’était jamais revenu depuis. Durant des années, il avait correspondu avec sa mère, morte d’inquiétude, qui ne lui avait jamais pardonné elle non plus d’avoir « chassé leur fils ». Par fierté, parce qu’il considérait que son fils devait obéir et remplir son devoir avant tout, il les avait perdus tous les deux… Ce n’était que maintenant, alors qu’il sentait déjà la froide étreinte de la mort se resserrer sur lui, seul dans son château, qu’il comprenait son erreur et qu’il la regrettait. Mourir seul semblait être une perspective terrifiante pour cet homme. Son hôte s’épanchait sur ses déboires, perdant peu à peu contenance, le vin aidant. Il finît par s’effondrer en larmes sur la table et s’y endormir, dans un spectacle embarrassant.
Le lendemain, la route reprit de plus belle. Ils étaient désormais en plein cœur de la forêt, à plusieurs jours de cheval de la lisière la plus proche. Cette journée encore, grâce à la Dame ou aux connaissances de Lasnier, il n’y eut aucun incident notable. Ils ne furent dérangés que par une procession d’une douzaine de pèlerins du graal bruyants et grossiers, remontant à contre-sens, dont l’objectif semblait être d’apporter un reliquaire contenant les restes du chevalier qu’ils suivaient, récemment décédé, jusqu’à une petite chapelle dans les bois où il aimait se recueillir.
La nuit tombant, ils approchaient de leur destination du jour, un petit village de bûcherons d'une quinzaine de foyers et d'une cinquantaine d'âmes. Lasnier indiqua à son chevalier qu’ils n’avaient pas beaucoup de choix. Ils étaient au plus profond de la forêt d’Arden, une forêt dangereuse. La route était étroite et sinueuse, peu sûre, et les villages alentours n’existaient pas ou plus. Quant au château local, il disait avoir entendu des rumeurs selon lesquelles il vaudrait mieux l’éviter : depuis des lustres, aucun de ceux qui s’y étaient rendus n’en était revenu. Cette route était désormais abandonnée, connue sous le nom d’ancienne route. Jacques-Henri avait donc opté pour un choix plus sûr, la « nouvelle route », qui passait à plusieurs lieues du château, par ce petit village, quitte à se passer du confort seigneurial ce soir.
Dans l’obscurité du soir, en approchant du village, William crut entendre des pleurs continues, provenant d’une zone, à l’orée de la forêt…