La première réaction du médecin fut de faire les gros yeux, dardés de méchanceté vers Éloi. Mais quelque chose, on-ne-sait-quoi, l’encouragea à se retenir. Plutôt que de sortir une pique, il se mit à lever le menton, à passer une main sur son veston, et à reprendre d’un air pérorant :
« Le laudanum, j’ai dit. C’est le médicament qui est le plus efficace. Je ne pense pas que les hommes du culte de Shallya aient le moindre cours en pharmacie, mais je suis sûr que vous avez bien des idées d'herbes à donner pour ce genre de pathologie. Vous devriez les réciter vous-même, non ? »
Il semblait très prêt à se moquer du peu d’éducation d’Éloi. Manque de pot pour lui, le jeune oblat savait très bien ce qu’était le laudanum.
Le laudanum est un médicament relativement récent — alors qu’on connaît les herbes depuis des millénaires, celui-là était populaire depuis un siècle seulement. Mais c’était déjà un produit miraculeux. L’étymologie même de son nom signifiait « louange » (Sous-entendu, qui en mérite). Il s’agissait d’une teinture alcoolique réalisée à partir du latex qu’exsude le coquelicot du Moot, ou bien, le pavot somnifère, selon comment on le vend. Le laudanum est un analgésique très puissant, qui calme toutes les douleurs. On les offre aux éclopés, aux gens qui ont des myalgies, des douleurs squelettiques, ça soigne aussi la dyspnée. On le recommande même aux femmes enceintes durant l’accouchement. Effet secondaire principal : Nausées et constipation. Le second était un avantage quand on était atteint de diarrhées comme Marc.
Pourtant, le laudanum n’était pas un médicament parfait. Déjà, il coûte cher — son coquelicot est fragile et ne pousse pas partout, il faut le commander aux comptoirs Arabéens, ou bien compter sur les exportations des Halfelins orientaux. Ensuite, certains hygiénistes ont remarqué que les apothicaires ont la méchante tendance à trop en vendre, trop facilement, à trop de gens. Même quand les blessures d’un homme se sont soignées, il a souvent trop tendance à en redemander à son pharmacien.
« Du reste, comme toutes les maladies, ça se transmet par miasmes. Pour cela que je vous oblige tous à porter ce masque vinaigré sur votre visage. C’est l’orthodoxie reconnue par le Culte.
– Il faut aussi passer du vinaigre sur les surfaces qu’à pu toucher le malade, rajouta Solène en soufflant entre ses dents.
– Trop d’hygiénisme peut être dangereux, mais vous ne m’entendrez pas critiquer ces théories. Comme les Anciens, je flambe mes mains.
– Vivement dans deux semaines, quand la foire de Castel-Brionne commencera. »
Guido avait dit ça d’un ton légèrement sarcastique, en restant avachi sur son banc, voulant visiblement se mêler de la discussion des lettrés. Le docteur ne sembla pas s’en formaliser — il n’y avait bien que Marc pour ne pas être intégré à leurs échanges. Le jeune garçon demeurait là, hagard, tremblant comme une feuille, à se tenir les côtes sur sa table d’opération.
« L’avantage de la foire, c’est que le guet aura autre chose à faire que verrouiller ce quartier. La ville va être remplie à ras-bord.
– Il y a de plus en plus de malades, partout, dans chaque quartier. Il faut la faire annuler.
– C’est à Sébire de convaincre. J’aurais bien aimé la soutenir en écrivant une note au Duc…
…Mais enfin, elle m’a remercié, comme vous dites dans ce pays. »
« Remercier quelqu’un » était un de ces euphémismes si Bretonnien pour dire « dégager ». De la même manière que Marc déclarait être un « courtisan », et non… Autre chose.
Solène et Corneille continuaient leur discussion à ce sujet, se renvoyant la balle, tandis qu’Éloi s’occupait du tout jeune patient. Il sembla sursauter un peu alors qu’il le toucha, mais se détendit alors qu’il récitait une prière.
« Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même. Nous vous avions dit de ne pas signer cette pétition.
– Elle était très mineure, cette pétition ! Vous savez qu’on doit payer des frais d’inscription, pour entrer ici ? Pourquoi le Duc se gave avec simplement parce que le bâtiment est debout ?!
– L’encre est sèche sur le rapport, Herr docteur ! Interjeta tout fièrement André-René derrière.
– L’argent c’est un problème. Mais vous savez quel est le vrai souci : quand vous dites le mot, « liberté de choisir son programme », vous savez ce que le culte de Mórr entend.
– Vous voulez que je rédige une ordonnance ?
– Les croque-mitaines ! Rugis Corneille en faisant un signe difficile à interpréter à André-René. Comment connaître le corps humain sans autopsie ?! C’est à cause de gens comme eux que votre pays est autant en retard sur tous les sujets ! Bon sang, et je n’imagine pas comment c’est en Tilée !
– C’est heu… C’est un oui… ?
– Il n’y a bien que deux cultes que les nobles de Bretonnie respectent : Shallya et Mórr. Mauvaise idée de mettre l’un des deux en colère…
– Parce que si c’est un oui je peux genre mettre dix gouttes par jour… ?
– Merci sergent Guido ! Toujours là pour rappeler l’évidence ! Qu’est-ce qu’on ferait sans lui ! Ah, on aurait du mal à suivre les intrigues sans sa perspicacité légendaire ! »
Au moins, le temps que tout le monde s’engueule, Marc pouvait répondre aux questions d’Éloi à voix basse.
« Depuis… Depuis dix… Onze jours… Oui, dix jours, je l’ai dis… C’est…
Qu’est-ce que… Je sais pas… Je vois pas… Ce que vous voulez dire ? Quel événement ? Je… J’en ai aucune idée, j’ai rien fait de… J’ai rien fait de bizarre…
C’est dans l’eau ? C’est parce que… J’ai bu de l’eau ? On m’a dit que parfois c’était à cause de l’eau, mais je… Je pense pas que d’autres gens dans mon… Dans ma demeure sont tombés malades, et on buvait la même eau… »