« Nah… Tu n’as pas vu grand-chose aujourd’hui. Juste un examen très basique, on a appris à le faire à la chaîne pour les patients.
En revanche, le labo’ de Herr Docteur… ça, ça a dû t’émerveiller pas mal, hein ? »
La question sur Simon mérita en revanche une véritable pause et un moment de réflexion de sa part.
« Tes sœurs, ça ne me dit rien du tout. Comme je te l’ai dit dehors, je m’en souviendrais si j’en avais recroisée une.
En revanche, ton malade, je crains malheureusement de savoir de qui il s’agit. »
Il dodelina de la tête, puis, soudain, s’éloigna du lit de Marc pour aller tout au bout de cette grande salle.
Il passa derrière un bureau, retira une clé qui se trouvait à sa ceinture, et ouvrit un tiroir ainsi verrouillé. Il en sortit un tout petit carnet, dont il déboucla la lanière, et dans lequel il se mit à rapidement fouiller des pages.
Il trouva un feuillet, qu’il retira du reste du carnet pour le tendre à Éloi.
« Simon est un nom fort commun. Mais se pourrait-il que ce soit lui ? »
Une écriture manuscrite fort élégante avait rempli des sortes de trous dans du texte à caractère imprimé — une chose suffisamment rare en Bretonnie pour qu’il soit intéressant de le noter.
Date : 33, Mois de l’Été 1551 (Gilles), 22h
Praticien : Docteur Corneille
Fiche patient :
Nom, prénom : Simon ----
Adresse : « Brionne »
Profession : Débardeur
Examinateur régulier : Culte de Shallya
Famille : ------
Informations :
Année de naissance (Âge) : 1509 (42 ans)
Sexe : Taal
Taille : 5 pieds 10 pouces
Masse : 185 livres
Diagnostic :
Antécédents médicaux et familiaux : Petite vérole. Père mort apoplexie.
Mentions particulières, allergies, affections chroniques : Alcool
Observations :
Forte fièvre depuis une semaine. Sueurs froides.
Vomissements de bile.
Insomnie.
Patient erratique et violent.
Traitement : Laudanum.
Remarques :
Patient a saisi un objet pour le jeter dans la direction d’un de mes étudiants. Je refuse de le prendre en charge.
Lui a vendu un flacon de laudanum pour un sou.
Refusez de l’examiner à nouveau.
Signature :
Du patient :
Du praticien : Dr. med. Cornelius
Une chose marqua un peu Éloi — la date. La semaine dernière remontait au mois dernier, mais surtout, à un jour-intercalaire entre le mois de l’Été et l’Avant-Mystère.
Simon avait été reçu le 33, tard dans la nuit, juste la veille de l’Heure de Paix ; ou le Sonnstille pour les Impériaux. C’est un jour de joie, où les Bretonniens honorent tant Gilles et ses compagnons que les Dieux Taal et Rhya — à Orléac, Éloi et Amandine avaient passé leur soirée à regarder des pèlerins du Graal faire un spectacle pour les enfants, où ils jouaient la scène du Compagnon de Brionne « tuant » des Gobelins (Des enfants vêtus de masques verts de crépon) avec une grosse hache barbare plantée dans son bouclier.
À Castel-Brionne, la fête avait dû être sûrement plus spectaculaire. Simon s’était donc volatilisé dans la nature au cours de cette journée.
« Sale type. Il est rentré quasiment de force, violemment, à l’intérieur de l’Académie. Corneille a craqué et a accepté de le diagnostiquer, mais il répondait aux questions à côté de la plaque, et quand le docteur lui a dit qu’il n’avait rien de grave, il est entré dans une colère noire…
Corneille a été obligé de lui vendre un flacon de drogues pour seulement un sou juste pour qu’il dégage. Tu comprends un peu mieux pourquoi mon maître n’a pas trop apprécié de voir les mêmes symptômes chez Marc, peut-être ? »
Sur la deuxième question, André-René ne put s’empêcher de rigoler.
« Une petite somme tout de même ! Brionne est pas une prestigieuse université, un tout petit collège en fait — ma famille a dépensé trente sous d’argent pour m’immatriculer cette année, mais il faut que je paye les livres, l’encre, mon loyer, et ma nourriture.
Le quartier tout autour de l’académie offre de nombreuses chambres à loyer fixe garantit par le Duc, de même pour les auberges. Pour ça que tu as dû voir beaucoup d’aubergistes et de gens à cran autour des barricades. Tant que l’université est fermée, nombre de gens souffrent…
Au final, je pense qu’à l’année, je dois bien revenir à cinq écus d’or par an. C’est pas une somme énormissime, mes parents sont des paysans alleutiers par exemple. Mais ça représente un investissement quand même. J’ai pas intérêt à rater mes études. »
Une chose n’allait pas, tout de même, dans son discours.
Sa montre qu’il avait sortie pour voir l’heure était un objet beaucoup trop coûteux pour un fils de paysans, tout riches soient-ils…
« Il y a trois universités qui sont prestigieuses, et au-dessus de toutes les autres ; on peut étudier la médecine partout, dans toutes les facultés et les écoles du Vieux Monde, mais trois règnent tout de même.
Couronne, Miragliano, et Altdorf sont les universités extrêmement prestigieuses, où on forme les grands esprits et où on a le budget pour étudier des choses fabuleuses.
L’université d’Altdorf est spécialisée dans le Galénisme, ce sont eux les spécialistes bien anciens et historiques de la médecine ; ils aiment la théorie des humeurs, de l’équilibre du corps et de ses fonctions organiques. Ceux de Miragliano sont appelés les Mécanistes, car ils imaginent le corps comme une grande machine, ils ont appris à découvrir le minuscule et sont d’excellents chirurgiens. À Couronne, on privilégie le Paracelsisme, parce que ce sont les plus doctes des sœurs de Shallya qui y enseignent la pharmacopée et l’herboristerie à un niveau très élevé.
L’immatriculation aux universités d’Altdorf et Miragliano coûte dans les vingt guilders l’année. L’immatriculation à l’école de Couronne est gratuite — mais les sœurs de Shallya acceptent les étudiants sur recommandation. Note que, un jeune homme qui est recommandé par un maître, même s’il est très pauvre, peut bénéficier d’une bourse.
Pour cela que tu ne verras jamais aucun étudiant critiquer Corneille. S’il se trouve un chouchou parmi nous, il peut l’envoyer à Altdorf !
Ce n’est pas trop mon rêve. J’ai envie de devenir médecin de campagne, pour aller vivre dans un grand village. Je pense que je serai plus utile que les rebouteuses qui sont leurs seuls réconforts. »
Elles et les Shalléennes. Même si André-René l'oubliait candidement.