– Moi ? Sous le fourreau de Grungni.
– C’est ce que je me disais, peut-être à l’intérieur de son fourreau…
– Et pourquoi donc l’avez-vous deviné ?
– Les guerres vous ont tant surmené, monseigneur, vous ne pouvez être né que sous les auspices de Grungni !
– Dans sa prédominance.
– Ou dans son mouvement rétrograde.
– Pourquoi cela ?
– Car vous rétrogradez si bien en combattant ! »
Octave disait au revoir à sa famille. À sa mère castratrice, à son père froid qui ne parle que de chevaux (Histoire de caser quelques jeux de mots sur les montures et les étalons), à sa grande sœur dont il est amoureux — sœur jouée par un homme portant une robe échancrée, dévoilant une jambe musclée mais épilée.
Et alors qu’Octave disparaissait pour rejoindre le Princeps Artasius, le spectateur demeurait à Tylos.
Si le personnage du tyran d’Artasius devait représenter le monarque de Bretonnie, il n’était incarné par aucun acteur, et à aucun moment véritablement critiqué. Il demeurait une présence rapportée par les acteurs.
Alors, pendant deux heures, en l’absence de notre héros et de son suzerain, tout un tas de personnes de la société Tylosi apparaissaient.
Le proconsul monsieur de Romulus ourdissait un grand complot pour prendre le pouvoir en l’absence des combattants traversant la mer pour détruire et violer Nehekhara. Il s’assura pour cela du soutien du père d’Octave, un maître de la cavalerie zoophile, avant d’aller courtiser la grande prêtresse de Myrmidia qui était une femme fort belle et peu vêtue, dotée de pouvoirs magiques. Il négocia avec le tribun de la plèbe, qui accepta de cacher du grain dans des entrepôts pour encourager l’émeute et la révolte. Entre des farces et des plaisanteries destinées à obtenir des rires à gorges déployées de l’assistance, c’est en fait toute la société Bretonnienne qui était passée au crible : Les marchands étaient tous véreux, les plébéiens de Tylos tous lâches, les militaires tous déconnectés du réel, préférant se gaver sur des divans qui étaient installés à l’acte suivant.
Finalement, les esclaves se révoltèrent, et accusèrent l’illustre Artasius pour tous leurs maux. Ils tuèrent la famille du Princeps, et portèrent le bouffon obèse Romulus en triomphe.
Mais Octave revenait, avec son nouveau surnom acquis en combattant sur l’autre continent : Lanius, le boucher. Les prêtresses de Myrmidia allèrent le voir alors qu’il revenait avec les Légions victorieuses. Il annonçait avoir enterré Artasius auprès de Morr, car il avait été tué par une flèche empoisonnée. La jolie prêtresse, qui avait pourtant participé aux complots de Romulus, changea de camp lorsque le proconsul ne respecta son engagement de lui offrir un immense Temple pour elle et ses sœurs.
Alors que toute la pièce n’avait été qu’une vaste farce, les dernières scènes furent étonnamment tragiques. Lanius ramena l’ordre dans le sang, fit clouer les esclaves sur des croix, et tua sa propre famille félonne, avant d’être couronné Princeps à son tour par les Myrmidiennes qui ressortaient grandes gagnantes, car le premier acte du nouveau tyran serait de leur bâtir une cathédrale à la gloire de la Déesse à la lance.
Éloi savait qui était Myrmidia — c’était la sœur de Shallya, selon les légendes Classiques. Une Déesse de la civilisation, fort martiale et urbaine. Peu populaire en Bretonnie, bien que des étrangers comme des militaires passés par des compagnies d’ordonnance se mettaient à l’apprécier et à l’étudier.
Ce qui était certain, c’est qu’Éloi n’imaginait pas le culte féminin de Myrmidia comme un conclave de sorcières intrigantes, à moitié nues, chuchotant dans toutes les oreilles des grands princes, et provoquant des guerres et des rébellions selon leurs propres désirs, sans jamais être remis en question par personne.
En fait, la pièce servait à insulter par un moyen détourné les Damoiselles du Graal. Les servantes de la Dame du Lac, discrètes, travaillant dans l’ombre du pouvoir, jamais présentes dans les chapelles construites pour les héros de Bretonnie ; et qui, pourtant, avaient le pouvoir de sacrer le roy, de renverser tous les ducs, et de déclarer n’importe quel sujet du pays félon.
La pièce devait avoir duré quelque chose comme deux heures. Guido était parti un moment, il avait déclaré s’en aller pisser — on pouvait faire beaucoup de choses en terre consacrée, mais pas uriner. Les deux serviteurs de Shallya étaient donc seuls, tandis que tout le monde, après l’applaudissement dû aux acteurs, se relevait en se plaignant de maux au dos et aux fesses ; c’était un problème commun quand on était juste assis par terre.
Solène était un peu rouge ; elle semblait être légèrement en état d’ébriété. En tentant de se remettre sur ses jambes, Éloi eut le grand déplaisir de découvrir que c’était également son cas. Il se sentait joyeux, et bizarrement souriant, en même temps qu’il avait chaud et suait pas mal sous sa robe.
« Ah là là, ça va être dur de dormir ce soir. »
Solène regarda à gauche, et à droite — il y avait beaucoup de mal, mais aucune trace de leur chaperon.
« Bon sang, il est… » elle eut un hoquet. « Il est parti depuis longtemps, Guido ? »
Il avait filé au moment où la pièce était devenue trop sérieuse ; visiblement, il n’était pas pressé de voir l’épilogue.
« Enfin, c’était une superbe soirée…
Bonne idée que j’ai eu de nous emmener là, pas vrai ? Elle était magnifique la grande-prêtresse, à couper le souffle.
Faudra dire à Sébire de s’habiller pareil, non ? »
Elle offrit un grand sourire carnassier à son collègue.
« Qu’est-ce que tu penserais d’être acteur, Éloi ? C’est un peu ce qu’on va te demander de faire auprès d’une famille de Marienbourgeois. Tu sauras être à l'aise comme ceux sur scène ? T’as peut-être envie d’aller leur demander des conseils en coulisses, tiens ? »