Bégayante, la prêtresse s’éloigna en remettant bien ses cheveux sous son voile, ses doigts devenant étrangement frénétiques.
« Ha, heu, o-oui, tu… Tu vas t’en sortir, ne t’inquiète pas.
Retournons voir Guido, o-oui ? »
Et la voilà qui fit un tour à 180° avant de se diriger tout droit et d’un pas soudain très très pressé vers la maison calcinée.
Guido se porta volontaire pour aider Éloi à enfiler sa tenue pour la suite des opérations. Il y avait là tout un attirail de couches de cuir, serrées par des baudriers et des ceintures, afin de couvrir chaque recoin du corps. Même avec sa petite corpulence, l’oblat rentrait bien dedans — la tenue était faite pour des femmes. Il remplaça ses sandales par d’imposantes bottes qui tapaient contre le parquet, il remplaça sa robe de bure par un plastron à manches. Et enfin, on approcha devant lui ce sordide masque, avec son bec rempli d’épices, et ces fentes verrées pour voir le monde derrière.
La respiration allait être difficile avec. Mais c’était mieux de mal respirer que de respirer des miasmes contaminés
« Inutile de mettre le masque tout de suite. Mais il faudra en utiliser un quand on entrera chez les serviteurs noirs.
Compagnie, en rang. On y va. »
Les mercenaires de la révérende-mère s’approchèrent de la table, avec toutes leurs grosses tenues similaires à celle d’Éloi, leurs arbalètes et leur barda. Et au milieu de cette table, Guido ouvrit son sac, et posa une petite bouteille. Un à un, les soldats se la passèrent, et burent une rasade. La bouteille finit par trouver la main de Solène, qui accepta d’en boire une gorgée, avant de se mettre à tousser bruyamment juste après l’avoir avalée — puis, elle la tendit à Éloi.
Guido dégaina un sabre couvert de dentelures, au pommeau estampillé d’un mot en breton — « Duty ». Il posa la pointe du-dit sabre au milieu du bois de la table. Et d’une voix ferme, et dure, qui changeait bien de son ton de bonhomme sympathique, il se mit à psalmodier à la manière d’un prêtre.
« Shallya, pardonne-nous nos prochaines fautes — nous allons te faire pleurer. Pour ce qui va suivre, nous nous remettons aux soins de ta grande sœur.
Myrmidia, reine des batailles, prête-nous ton égide. Nous allons accomplir ton devoir. Traquer le mal dans chacun de ses recoins. Occire le mécréant et éloigner le danger. Protéger nos foyers par le sang et la vindicte. Donne-nous le courage, aiguise nos lames et enhardit nos cœurs. Nous découperons et tuerons, jusqu’à ce qu’ils soient défaits. »
Tous les militaires dégainèrent à leur tour une arme, et ils la posèrent contre la lame de Guido.
« Pour le service.
Et Brionne ! »
Et tous en même temps, levèrent leurs lames pour former une sorte de croix au-dessus de leurs têtes.
Tous sortis dehors, Guido, ses cinq camarades et les deux serviteurs de Shallya allèrent ensemble jusqu’à une grande charrette et son cheval d’attelage qui attendaient devant. Deux des sbires grimpèrent sur les sièges pour conduire, tous les autres à l’arrière. Un claquement de fouets, et alors, ils purent traverser tout Brionne, dans le sens inverse des colporteurs et des chasse-marées — ils descendaient, plus loin, plus loin que toute la Gâtine, en passant devant le cimetière Saint-Räzell, les chapelles des Dieux, le port, la statue de Manaan, et tous les autres endroits qu’Éloi avait pu entrevoir ou découvrir depuis son arrivée ici.
Brionne avait l’air agitée et heureuse. Plus peuplée que jamais. Les rues étaient propres et fleuries, les terrasses de tavernes remplies à ras-bord, et tout en haut, la grande cloche de la cathédrale de la Dame du Lac sonnait, frénétiquement, d’un tintement tout bonnement assourdissant — Éloi réalisa qu’n était en train d’y fêter un mariage.
Les militaires Shalléens étaient bien les seuls à faire tâche dans le décor. Tout le monde se retournait à leur passage, avec de grands yeux exorbités. Les mères prenaient violemment les mains de leurs gosses pour les faire courir, les sergents hélaient les citadins de dégager le chemin.
La charrette ne fit un tour que pour aller chercher les ribauds et grossir le convoi. Les Shalléens n’eurent pas à descendre, Guido s’en chargea pour eux. Deux minutes plus tard, le véhicule était reparti, à l’allure de pas, tandis que derrière commençaient à marcher en rang les vingt soldats promis par René le Borgne. Tous s’étaient équipés en soldats, leurs hauberts recouverts des couleurs de Brionne, mais avec le blason du roi des rues estampillé au milieu. Avec leur pas cadencé et leurs mentons bien relevés, ils avaient l’air de parfaits hommes d’armes.
Puis, ils atteignaient le Furoncle, et là le décor changeait du tout au tout. Les rues devenaient sales. Les immeubles se penchaient. Les jolies fleurs coloraient, elles étaient remplacées par du lierre et de la mousse sauvage. Les habitants avaient l’air malades, ou vieux, ou les deux. Des arbres poussaient à travers les fenêtres des squats les plus mal au point.
Et sur les toits, derrière des cheminées délabrées ou debout sur des tuiles manquantes, des silhouettes aux masques colorés zieutaient l’arrivée des intrus. Les protecteurs du Furoncle avaient été dépassés par René le Borgne.
Guido leva le poing, et son camarade tira sur l’attelage. En pleine rue, ils s’arrêtaient. Guido descendit à terre, marcha vers la troupe, et là, le chef de la bande de ribauds s’approcha pour venir le voir.
« Sommes-nous proches ?
– Oui, en effet, sergent Aymeric. »
Aymeric avait une tête abominable : il lui manquait le nez et la lèvre supérieure. Mais il était grand, et solidement armé.
« Vous a-t-on prévenu de ce que vous risquez d’affronter ?
– J’étais à Middenheim contre Archaon. Rien de ce qui se cache sous Brionne est à la hauteur de ce que j’ai vu là-bas. »
Guido donna un ordre à ses sbires :
« La maison n’est qu’à vingt minutes à pied ! Partez en éclaireur ! »
Il invita ensuite Solène et Éloi à s’approcher, tandis que deux de ses hommes partaient au pas de course.
« Nous nous attendons à ce que la maison qu’Olivier a fait rénover soit équipée pour résister à un siège. Ce sera probablement une affaire violente. Mais les hommes qui travaillent pour la dynastie Adelwijn ne sont peut-être pas tous au courant que leur maître est un sordide thaumaturge…
Je souhaite sauver Brionne avec le moins de pertes possibles. Le plan que je souhaite mettre en œuvre consiste à infiltrer une partie de mes hommes à l’intérieur du bâtiment, en tuant silencieusement les éventuelles sentinelles que nous verrons. Puis, une fois une voie dégagée, les ribauds se jetteront à l’intérieur en vidant le plus vite possible toute opposition.
C’est un plan qui sous-entend que nous allons tuer toute personne armée qui se trouve à l’intérieur, sans avoir à attendre de savoir s’ils sont amis ou ennemis. Mais étant donné que c’est vous deux les envoyés de Sébire, il me faut votre autorisation. »
C’était sa façon de dire les choses, avec un professionnalisme fort martial. Mais c’était un mensonge complet.
Guido souhaitait décharger sa responsabilité dans la future boucherie. Et il souhaitait que les deux Shalléens l’absolvent. Pourtant, était-ce la seule solution ? Éloi pouvait très bien demander à Guido de revoir son plan, d’essayer de neutraliser les hommes de la maison Adelwijn en en tuant le moins possible, ou bien en encerclant la maison et en négociant avec eux…
Dans tous les cas, c’étaient là les dernières préparations. Éloi et Solène devaient décider de s’ils allaient demeurer ensemble ou se séparer, et s’ils devaient prier pour l’âme des ribauds, c’était à présent à eux de distribuer les bénédictions.