« Il est évidemment d’accord. Tatjana va te rajouter un couvert. »
Il faisait sombre dans la salle-à-manger de l’étage. Les volets avaient là aussi été rabattus, parce que le vent soufflait terriblement fort, encore plus quand on quittait le rez-de-chaussée plus au ras du sol.
La salle-à-manger se trouvait juste en face du bureau de Thierry où Éloi avait été reçu. C’était une pièce relativement spacieuse, avec une large table qui pouvait accueillir huit attablés, au-dessus d’un grand tapis de soie. Il y avait de jolies commodes, une armoire de Lyonnesse fermée à clé, et, au mur, un tableau, à l’art tout aussi énigmatique que celui du reste de la maison.
Un tas de fleurs. C’était fort joli et bien dessiné, mais n’était-ce pas une chose bizarre à peindre que des fleurs ? Ce n’était pas une fresque avec des saints, des Dieux, des amoureux ou des chevaliers partant à la chasse — Si les artistes Bretonniens dessinent la nature de Rhya, les animaux et les arbustes, jamais il ne serait venu à l’esprit de l’un d’entre eux de faire un grand tableau centré sur un bouquet de fleurs sauvages arrachées et laissées à pourrir dans une maison.
Et puis, il y avait aussi ce petit insecte près des fleurs…
Thierry était tranquillement assis en bout de table, en maître de maison. Il portait des vêtements similaires à ceux de la dernière fois — noirs et sans aucune fantaisie, clairement à la mode sans extravagance de Marienburg. Il ne leva même pas ses fesses à l’arrivée d’Éloi, et se contenta de replacer correctement sa paire de lunettes un peu tombées sur le bout de son nez.
« Ah, mon frère. Je vous en prie, installez-vous ici. »
Il désigna le siège immédiatement à sa droite. Une place privilégiée pour un invité. Jozefien, elle, se plaça à la droite de l’oblat, et non en face, mettant quelqu’un entre elle et son père — rien d’étonnant, c’était ce qu’on devait faire dans tous les pays du monde.
« Sacrée tempête, n’est-ce pas ? C’est embêtant, c’est embêtant, aujourd’hui mes employés devaient préparer mon stand pour la foire… Tss, tss, tout va encore rester sur le bateau…
Que de mauvaises nouvelles en ce moment, que de mauvaises nouvelles.
Vous buvez quelque chose en apéritif ? »
Et il se mit à prendre une petite clochette pour la sonner.
« Déjà il y a cette contagion — je l’aie eu je n’en suis pas mort, pourtant ! Mais si ce n’était que ça — on me dit que le duc de Parravon devient très très agressif à Frulgehorn, c’est pas bien, les tensions ce n’est jamais bien pour les affaires… Rah, si seulement l’Empire et la Bretonnie pouvaient enfin s’entendre, de temps en temps ! Ça serait mieux pour les affaires. Commercer est toujours mieux que tirer l’épée, pas vrai ? »
Tatjana arriva du rez-de-chaussée et s’arrêta dans l’ouverture de la porte. Les deux échangèrent quelques paroles en jutone — étant sa langue maternelle, Thierry la mania évidemment sans souci, mais la cuisinière qui venait d’Ostland fit les grands yeux et bégaya un peu, avant de partir.
Sans noter l’embarras de sa domestique, il reprit de plus belle, à toute vitesse :
« La mise en place du Franc-Territoire de Frugelhorn était une telle nouvelle incroyable ! Imaginez, le prince du Reikland et le duc de Parravon qui acceptent volontairement de dégarnir des châteaux et de retirer des bannières, pour laisser un lieu neutre et sans tyrannie princière — et avec franchise de taxes, surtout. Les Bretonniens ont traversé les frontières pour sauver l’Empire, on s’attendrait à ce que les liens entre les deux nations deviennent fort solides…
Vous croyez que le culte de Shallya pourrait intercéder entre les deux pays ? Hm, rah, non, ça va être les Nains qui vont s’en occuper. C’est toujours les Nains des Montagnes Grises qui s’en occupent… »
Il avait parlé sans s’arrêter pendant une bonne minute, et Éloi avait été incapable d’en placer une. À sa droite, Jozefien était en train de jouer avec sa cuillère, en appuyant du bout du doigt sur son dos afin de la faire voler.
Thierry dût se rendre compte qu’il venait de commettre un impair, car il prit une voix plus douce et balbutia sa phrase suivante.
« Hm, heu, ha oui…
Heu, les cours de ma fille, ils se… Passent de façon satisfaisante ?
Elle n’est pas trop embêtante j’espère ? »