Vous voyez bien où c’est, Guido ?
– Hé, j’suis p’têt un peu cuistre sur les bords mais j’sors quand même de chez moi en s’maine, ma sœur ! »
Moins gêné qu’après avoir insulté par mégarde frère Éloi, le bon sergent reprenait un peu de poil de la bête. Il reprit sa route dans cette grande avenue pleine de passants et guidait d’un pas assuré, quoi que plus lent (Il ne faudrait pas qu’Éloi soit importuné par un autre orphelin…), les deux serviteurs de Shallya.
La Gâtine se changeait encore plus en Dédale. Les bâtiments semblaient de plus en plus se rapprocher, se mettre à se sinuer les uns sur les autres comme s’ils souhaitaient s’enlacer ; d’une fenêtre à une autre, était parfois relié un grand fil qui servait de corde à linge en journée. Et au sol, le pavage commençait à disparaître, et pas parce que l’édile chargé de la voirie avait mal fait son travail. Non, les pavés avaient été arrachés, subtilisés depuis le chemin, pour ne laisser que des gros trous accidentés qui devaient être le cauchemar des charretiers locaux.
Éloi avait choisi de garder dans son cœur les leçons de piété de la prieuse Clémence — il était certain que ce n’était pas n’importe quel bourgeois du Royaume de Bretonnie qui aurait eut sa compréhension. Plus ils quittaient le port, plus ils s’enfonçaient dans cette ruche plongée dans l’ombre d’une cathédrale puis d’un immense bastion en pierre qui obscurcissaient le soleil, et plus le jeune oblat pouvait découvrir de nouveaux sujets du Roi des Ribauds. D’autres voyous qui riaient très fort en patrouillant les mains dans les poches, par deux ou par trois. Quelques éclopés et mendiants plus valides, avachis sur le sol avec des chiens qui grignotaient ce qu’ils pouvaient bien trouver dans des tas d’ordures renversées. Il entendait beaucoup de bruit — tellement de cris, des sifflets, des rires d’hommes forts en gueule. Et puis, plus étonnant, un peu de musique. Quelqu’un jouait d’un instrument à cordes quelque part, ce n’était pas sur le chemin de Guido, mais l’ouïe d’Éloi entendait bien que quelqu’un était en train d’offrir des notes de musique, peut-être debout sur un vieux parapet abandonné.
Guido tourna soudainement devant un portail ouvert. En marchant simplement dans la rue, on aurait simplement pensé que c’était la voie privée d’une petite résidence. Il n’y avait aucun signe, aucun symbole, rien qui ne pouvait laisser penser que l’endroit avait un quelconque intérêt. Et pourtant Guido y pénétrait nonchalamment, et dévalait un petit escalier étroit en esquivant une gamine aux cheveux courts, pieds-nus, qui était assise sur les marches.
Ils débarquaient dans une sorte de grande cour. Il y avait là un grand arbre plutôt entretenu, un pommier dont les pommes encore très vertes seraient probablement mûres dans un ou deux mois. Et là, il y avait du monde — deux vieilles dames qui lavaient des vêtements dans un large baquet rempli d’eau alcaline, et une petite demi-douzaine de morveux qui entouraient un monsieur très grand et très musclé, qui barrait avec sa simple silhouette aux mensurations fort épaisses l’accès à une traboule exiguë.
« Allons, allons, jeunes gens ! Voulez-vous me mettre en colère ?! Savez-vous comment je corrige les garnements aux yeux trop juvéniles ?! Baste, si vos mères se reposent aux côtés du Veilleur, je vais être forcé de demander aux vénérables matrones de tirer vos oreilles ! »
Ayant dit ça, il siffla et fit une sorte de révérence fort élégante aux deux vieilles de corvée de lessive.
« Ah, belles et douces dames, pourriez-vous aider un homme en lui prêtant quelque sagesse maternelle ? Cela aiderait à donner de la légitimité à mes interdits !
– Oh ça oué, mon gars ! Que répondait une des mamies en rigolant très fort. Et t’veux l’rouleau à pâtisserie pour qu’j’les aplatisse avec ça ?! »
Guido dépassant les mamies, il se plaça devant la foule de gamins qui se mettaient à crier des arguments fort différents pour négocier l’entrée — toute une foule de petites voix aiguës, pas encore muées, qui provoquaient une cacophonie incompréhensible.
« Hé mé ! On a d’l’argent ! Dis-nous combien ça coûte, on te donne l’argent !
– Jure qu’on sera sages ! Même qu’on croise les doigts !
– On est pas p’tit, on a déjà été coursés par les sergents d’Amédée d’Vézier !
– Fait gaffe, on connaît René l’Borgne, on est des associés de René l’Borgne, même ! »
Mais l’homme demeurait inflexible. Il portait un grand bâton qu’il frappa sur le sol, et il prit une grosse voix, malgré des paroles fort courtoises, pour se faire entendre.
« Trop jeunes, trop jeunes ! Mais le portier ne peut être soudoyé, ni influencé, ni intimidé ! Trop jeunes pour entrer, trop jeunes pour écouter ou pour voir le théâtre ! Mon devoir est sacré, préféreriez-vous que je me place en porte-à-faux devant le parieur ?! »
Passant derrière Guido, Éloi put un peu mieux observer ce gigantesque bonhomme à la voix chantante. C’était un gaillard à la mine étrange, qui portait un loup ; un demi-masque cramoisi, qui entourait ses yeux bleus et recouvrait son front. Mais le bas de son visage était lui parfaitement visible. Il avait une mâchoire carrée, très anguleuse. Il portait un beau costume qui n’aurait franchement pas détonné au sommet de planches, avec une épaisse cape volante. Et son beau bâton sur lequel il se reposait avait à son sommet une sorte de petite figurine orfévrée.
« Ah, jeunes gens, vous gênez de nouveaux invités ! Allez, allez, on se dépêche de partir ! Autrement tout ce que vous verrez des actrices, ce sera leurs baquets de toilettes qu’on jettera sur vos visages depuis cette fenêtre ! »
Et il désignait un balcon un peu penché d’un des immeubles de la cour.
Les gamins étaient déçus. Certains partaient finalement penaud, en tirant par les bras leurs camarades. D’autres se fendaient de quelques insultes grommelaient, un dernier ouvrait son escarcelle pour encore tenter de négocier un bon prix pour pénétrer dans la traboule ; Mais rien, rien n’y ferait, et le solide portier demeurait toujours aussi inflexible.
C’est seulement une fois tous les mioches vaincus, que le portier se tourna enfin vers les nouveaux arrivants. Il posa une main sur son cœur, à la manière des chevaliers errants, et leur offrit à eux aussi une très jolie génuflexion courtoise. Elle eut le mérite de faire ricaner Solène, tandis que Guido, lui, posait ses mains sur ses hanches.
« Hé bien, hé bien, mêmes les serviteurs de la Colombe décident de s’aventurer ici… N’est-ce point à la limite de l’abjuration ? Il me semble que la douce et belle Shallya a déjà eu le cœur brisé lorsqu’il lui est arrivé de mener quelques aventures…
– C’est juste par curiosité, beau Treveur.
– As-tu ramené tes carnets pour gribouiller, ma sœur ? Si tu dessines si bien, peut-être que certains voudraient bien te servir de modèle en coulisses… »
Solène se mit soudainement à un peu rougir en coin. Elle tenta de bredouiller une réponse qu’elle devait vouloir maline, mais Treveur préféra changer tout à coup d’aspect.
Il se fit gaillard. Leva haut ses épaules, posa ses poings sur ses hanches — en fait, il imitait parfaitement l’attitude de Gudo. Et c’est avec une fausse grosse voix que le portier lui parla d’un ton sec et martial.
« Repos, sergent ! Alors, quelles sont les nouvelles du front ?!
– Héhé… Tu m’reconnais ?
– Ah, des costauds, j’en vois tous les jours, il faut bien que je retienne les visages et les noms de ceux qu’on exclue ! Dis-moi donc, Guido, comment se passe ton emploi auprès de la révérende-mère de tout Brionne ?
– Baste, Orléac, ça bastonne pas autant que Middenheim.
– Ah oui ? Pourtant une petite souris m’a dit que les Tiléens tombaient comme des mouches sur les routes de cette bourgade — et pas parce qu’ils trouvent le vin trop aigre.
– J’en ai d’jà trop dit, pour parler plus, faudrait qu’j’ai du vin dans l’gosier. »
Treveur lui sourit et lui fit un signe de tête.
Alors, le portier pencha la tête de côté, et découvrit Éloi.
Il commença par l’observer intensément, puis, petit à petit, il se mit à imiter sa posture ; il prit la même allure docte et discrète du jeune oblat, en liant ses deux mains devant lui. Il baissa ses yeux, regarda ses pieds, et prit une voix toute douce pour lui parler.
« Quel doux visage… Tout jeune, mais pas trop jeune pour ce qu’il y a dans la traboule… Jolie robe jaune… Toi aussi, tu es un aimé de Shallya.
Ah, j’espère que ton cœur est accroché, si c’est la première fois que tu as la chance de venir ici ; je me demande quels sont tes goûts pour toi-même… Ne me dis rien… Tu préfères…
Ah, tu préfères les blondes, désolé Solène. »
Il rit de sa propre blague et de la gêne qu’il provoquait chez les deux jeunes gens. Il croisa alors ses doigts, l’un au-dessus de l’autre, pour faire un symbole qu’Éloi reconnaissait instantanément. Alors, il comprit qui était le parieur.
Treveur le Portier était un serviteur de Ranald.
Quel étrange Dieu que Ranald ! Incompréhensible, imprévisible, changeant… Il était plus un personnage de conte qu’une véritable divinité, et ses clergés devaient être aussi nombreux que les traditions qui l’entouraient. On dit que c’est un voleur, un farceur, un bonimenteur. Mais c’est aussi un joueur, un parieur, le maître de la fortune impossible à saisir. Les nobles de Bretonnie avaient une saine haine de Ranald, lui qui ne respecte jamais les serments, les conventions sociales, l’ordre établi ; Mais pour tout le reste du peuple, il était incontournable. Tous les habitants d’Orléac n’arrêtaient pas de faire le geste des doigts croisés, pour se porter chance, mais certains allaient plus loin que d’autres ; Roscelin par exemple, n’hésitait pas à jeter des pièces dans des fontaines, pour demander de la chance. Certains marchands l’invoquaient oralement pour faire de bonnes affaires, même si on préférait invoquer l’érudite Véréna, ou bien l’avisé Affairiche, pour signer et enregistrer des contrats officiels.
Selon une mythologie qu’Éloi avait lu, Ranald était un simple homme qui avait séduit Shallya, avant de se faire passer pour un mourant qui allait bientôt succomber. Pour sauver son amant, Shallya lui donna une potion qui fit de lui un Dieu ; il se déroba alors, et lui fendit bien le cœur. Pour la prieuse Clémence, ce petit conte était un avertissement fort utile — il valait mieux pour les servantes de la Colombe d’éviter d’offrir leur cœur à n’importe qui.
« Vous auriez dû passer hier, il y avait une magnifique représentation de Malékith et Ori Aen Elle, les deux Fées mâles à la romance tortueuse ; mais ce soir, c’est une pièce historique, l’histoire du troisième Princeps Tylosi, Octave Lanius ! J’espère que le classique ne vous dérange pas !
Ce sera un denier d’argent chacun, avant de vous risquer ici… »