1. Que le Culte de Shallya a été fondé par Sainte Pergunda sur ordre de Shallya elle-même.
2. Que la Très Sainte Matriarche est l’héritière de Sainte Pergunda, et administre selon la volonté de Shallya elle-même.
3. Que seule la Très Sainte Matriarche garantit le Rite.
4. Que seule elle peut déposer ou rétablir des grandes-prêtresses.
5. Que, devant le Synode, ses légats, même simples oblats, sont au-dessus de toutes les grandes-prêtresses et peuvent déposer chacune d’elles.
6. Que seule elle peut déposer quiconque en son absence.
7. Que seule elle possède le droit, selon les besoins du temps, de faire de nouveaux canons, de rassembler des communautés, de faire un chapitre ou une abbaye, de diviser un riche diocèse ou d’en unir des pauvres.
8. Qu’aucun Synode ne sera qualifié à se réunir sans son ordre.
9. Qu’un jugement par elle ne peut être annulé par quiconque.
10. Que les princes ne pourront embrasser les pieds qu’à elle seule. »
– Synode de Bastogne III, Année de Luccini 2407
L’été était à présent bien entamé. Plus de deux mois s’étaient écoulés depuis l’arrivée de Père Centule à la chapelle d’Orléac ; Éloi, qui s’était plus-ou-moins résolu à l’idée de partir en pèlerinage vers le saint-siège de Couronne, pensait que ce serait peut-être la dernière fois avant fort longtemps qu’il puisse revoir la ville dans laquelle il avait grandi. Peut-être le moment était-il le bon, d’ailleurs. Loin d’avoir l’innocence qu’il pouvait posséder lorsqu’il était jeune oblat, il avait dû faire quelque chose de grave : mentir. Sous les ordres de la sœur Nathanaèle, il avait caché l’abandon d’un enfant qui était atrocement marqué par la Ruine. Commettre un infanticide par exposition, c’était faire souffrir Shallya. Ne pas dénoncer le Mal, c’était contrevenir aux coutumes de Bretonnie. Il n’y avait bien que cette femme au visage de porcelaine pour voir une justice dans ses choix, mais, qu’il l’accepte ou le rejette, Éloi était devenu son complice.
Peut-être était-ce cela, la vraie vie, les décisions difficiles, les choix cornéliens que devaient effectuer les prêtresses du Livre des Larmes. Pourtant aucune de ces martyrs ne s’était abaissée au cynisme — devant la mort, devant la souffrance, devant les enfants aux ventres boursouflés et les orphelins qui hurlent de tristesse, elles se contentaient de prendre leurs maux pour elles, de pleurer à leurs places, afin que les innocents remarchent, et que les clercs s’effondrent. N’était-ce pas là le seul chemin que devait emprunter Éloi ? Gontheuc la Défigurée avait eu le visage ravagé par la lèpre, à force de soigner les lépreux. Nathanaèle partageait cet handicap — est-ce que Gontheuc avait le cœur aussi froid qu’elle ?
Elle s’était installée dans l’infirmerie. Parce que, alors qu’Éloi allait enfin se préparer à partir, une lettre arriva de Brionne, de la part de la grande-prêtresse et abbesse en personne. Sébire de Malicorne ordonnait à tous les clercs et oblats liés au monastère de s’y tenir, annulant tous les pèlerinages et tous les envois en mission qui étaient prévus. Tous ceux qui étaient actuellement présents se devaient de peupler les chapitres d’hôpitaux ou les orphelinats de la région, et personne ne devait quitter le duché de Brionne sous peine d’excommunication.
La première réaction de Centule, fut, bien évidemment, de se plaindre. Toute sa vie, il avait rêvé d’atteindre Notre-Dame-de-Couronne, et il refusait de mourir avant d’avoir vu la cathédrale fantasmée de ses propres yeux d’homme. Mais non, pour la quatrième fois de sa vie, le sort se jouait de lui, et on lui refusait ce vœu pieu. Clémence ordonna au prêtre trop guilleret et bon vivant de servir de médecin de campagne autour d’Orléac — un bon moyen de se débarrasser de lui et de ne plus l’avoir dans les pattes, tellement il dissipait toutes les jeunes filles et les jeunes hommes avec ses racontars à dormir debout de carnavals et de bals délurés en Tilée…
Pourquoi Sébire avait donné un tel ordre ? Si Éloi devait en croire Amandine, mais Amandine n’arrêtait pas de médire de tout le monde, cette décision n’avait rien à voir avec Shallya, mais avec son nom de famille. Malicorne.
Quelle atroce famille que la famille régnante de la marche de Lichy. De ses propres yeux, Éloi avait assisté à l'issue d'un massacre. À des hommes, et même une femme, criblés de flèches. Ici, à Orléac. La ville, bien sûr, avait ses mauvais quartiers, elle avait, comme on peut s’y attendre dans une cité à la fois peuplée et pauvre, ses truands — mais il y a une différence entre voler l’escarcelle de quelqu’un par malice, et assassiner de sang froid des gens, ici, à juste une heure de marche de la belle Orléac.
Pour presque tout le monde dans cette ville, du petit chiffonnier Garin jusqu’à Roscelin l’aubergiste, le crime était déjà tout résolu. L’identité des victimes principales fut vite connue : Ittocore Tontodonati, et Massimo Discenza, deux représentants d’une importante banque Tiléenne qui avaient des affaires personnelles avec la seigneuresse de Carqueray. En effet, l’histoire du droit de relief qui avait été promis au duc Théodoric — un million de deniers ! — pour que les Malicorne s’emparent légalement de la ville avec le mariage forcé de la jeune et jolie Sybille était source de bien des inquiétudes. En fuyant le fils du cruel marquis de Malicorne pour épouser un petit chevalier sans terre, elle avait privé le duc d’une énorme rente dont il entendait bien se repaître pour ses appétits. Est-ce que les banquiers étaient ici pour offrir un prêt, ou pour servir d’intermédiaires dans cet imbroglio ? Peu importe. Valère était le vrai coupable, tout cupide qu’il était, refusant que Sybille puisse s’acquitter de son relief ou négocier un arrangement à travers les places de foires si disputées entre les seigneurs… Son bâtard, qui avait pu garder son poste de bailli de Percefruit malgré le mariage de Sybille, avait d’ailleurs fui à toute vitesse dès le jour du meurtre. Il avait le mobile, le moyen avec sa petite troupe d’hommes d’armes, et tout le monde prit le délit de fuite comme un simple aveu du meurtre.
Sybille de Carqueray décida donc dès la fin de semaine de condamner à mort Guerric FitzValère. Il était à présent porté disparu, une prime sur sa tête, tandis qu’une plainte était déposée auprès du duc à l’encontre de Valère afin qu’il montre son fils devant le parlement pour s’expliquer. Valère de Malicorne avait tout de suite réagi en levant le ban de ses propres vassaux, et étant marquis, il en avait beaucoup, de vassaux.
La situation était soudainement atrocement tendue, alors qu’on était en plein été, normalement la bonne saison des foires, de l’ivresse, et de la richesse du monde qui coule dans tous les sens. Pour l’heure, ça s’était arrêté là. Mais c’était bien une Malicorne qui était grande-prêtresse de Brionne, et abbesse du monastère de Gontheuc à Orléac…
« Ah, tu as enfin trouvé ? »
Pour des raisons qui ne tenaient qu’à lui, Éloi avait passé beaucoup plus de temps ces dernières semaines avec sœur Isarn. La vieille camérière, encore élégante malgré ses profondes rides et ses cheveux blancs, était bien connue de l’enfant ; elle était une femme plutôt agréable, plus que Clémence ou Michelle en tout cas, mais qui montrait une espèce de timidité peu imaginable chez une femme qui avait de l’âge et de la stature. C’était une bâtarde, fille d’un grand-oncle du duc Théodoric, et d’une simple lavandière — sa mère avait condamné son sang à ne pouvoir avoir de grands espoirs, mais son père lui avait permis d’avoir une éducation, et donc d’être l’une des prêtresses de l’abbaye les mieux lettrées. Elle était passablement dévote, discrète, plus intéressée par ses papiers que par les soins aux pauvres et aux malades. Après tout, il fallait bien quelqu’un pour gérer les stocks, la paperasse, toutes les choses contingentes qui n’intéressent pas celles qui rêvent de sauver le monde et de devenir saintes…
…En travaillant avec elle, Éloi découvrit pourtant une toute autre femme chez Isarn. Une beaucoup plus maligne et ambitieuse qu’il ne le pensait. Elle avait des opinions, sur beaucoup de choses. Il fallait un peu élégamment insister par des jolis mots détournés pour la faire parler, pour surpasser cette timidité masquée derrière un voile de fermeté, mais elle connaissait beaucoup Orléac, et le duché de Brionne, et même le fonctionnement des Synodes de Shallya. Elle rêvait que le culte s’occupe mieux des pauvres, et pensait qu’il fallait pour cela ne pas se limiter aux donations volontaires de quelques aristocrates qui veulent racheter leurs consciences.
Actuellement, Éloi l’aidait à gérer des archives. Dans le sous-sol de l’abbaye, il faisait frais, ce qui devait être très pénible en hiver, mais salvateur en cet été. À l’extérieur, l’air marin de Brionne transformait la cité en fournaise, et les quelques nobles autour de Sybille passaient toutes leurs journées à l’ombre, comme la majorité des gros bourgeois. Les sœurs étaient débordées par les applications de cataplasmes sur des coups de soleil, ou la réhydratation de bonnes femmes qui ne buvaient pas assez. Amandine soupçonnait en fait qu’Éloi avait choisi d’être dans les pattes d’Isarn simplement pour être à l’abri, dans le froid de la vieille pierre.
Mais des archives, par contre, il n’y avait que ça. Des caisses, des armoires, des coffres qui en débordaient. Des traités, des codex, des reliures, des cartulaires, en parchemin pour les plus anciens, en papier pour les plus récents, et des tampons cirés de toutes les couleurs et de toutes les tailles qu’il fallait manipuler avec une extrême précaution pour ne pas briser le fin lac de toile qui les reliait aux documents. Tout ne provenait pas seulement de l’abbaye ; chaque orphelinat, chaque hôpital, et le récent asile du duché de Brionne devaient envoyer leur paperasse ici. C’était aussi là qu’on conservait des manuscrits, des psautiers qui étaient retirés car ils ne correspondaient plus exactement au Rite, et de la comptabilité, et des rapports par les missionnaires partis dans les Principautés Frontalières ou le fin fond de l’Arabie… Il y avait de quoi lire, et c’était tout un apprentissage pour trouver et retrouver ce qu’on cherchait. Il n’y avait bien qu’Isarn pour se déplacer nonchalamment d’écriteau en écriteau, en retrouvant tout ce qu’elle voulait d’un coup d’œil.
Au moins, Éloi avait tiré de cette expérience de meilleures connaissances en Classique, car absolument tout était rédigé dans cette langue. Mais la maîtrise de ce Classique frôlait parfois l’incompréhensible selon qui avait pris sa plume pour écrire… De quoi devenir aveugle très vite, et d’ailleurs, alors qu’Éloi déposait le rouleau de papier sur le bureau tout au centre des archives, Isarn ouvrit une petite boite de laquelle elle tira une paire de lunettes qu’elle posa sur son nez.
« C’est exactement ça… Voilà qui intéressera la révérende mère. J’ignore pourquoi, mais elle m’a demandé des informations sur les précédentes Grandes Pestes qui ont frappé Brionne. Il n’y a eu que ça dans l’histoire du duché, alors, ça déborde, mais elle souhaitait trouver des preuves d’actes qu’on put conseiller — voire ordonner — des grandes-prêtresses du passé pour endiguer la transmission des épidémies.
J’ignore pourquoi elle veut savoir tout ça. Il faudra lui poser la question lorsqu’elle arrivera. »
Car elle allait arriver. Aujourd’hui même. Et, pour la première fois depuis bien longtemps, Éloi découvrit une émotion insoupçonnée chez Clémence :
L’inquiétude.
La sœur prieuse était totalement maîtresse d’elle-même, tout le temps. Elle ne souriait jamais. Pleurait très peu aussi, ce qui était étonnant de la part d’une Shalléenne — montrer ses émotions, surtout les larmes, est encouragé dans cette religion. Mais là, lorsqu’elle reçut une missive de la grande-prêtresse prévenant de sa visite, elle se mit à redoubler d’engueulades et de cris sur tout le monde, de la camérière jusqu’au simple oblat de 9 ans. Comme si tout le monde risquait de la faire mal paraître devant sa supérieure hiérarchique. Elle avait ordonné à Amandine de faire mieux chanter les enfants, à Annabelle de faire laver les vitraux, et, surtout, à Pierrot d’arrêter de mâcher la bouche ouverte. Quant à Centule, c’était déjà peine perdue pour qu’il se tienne bien, aussi espérait-elle simplement que la révérende mère ne lui tombe pas dessus.
La soudaine agitation de Clémence, si elle avait de l’effet sur les esprits les plus malléables, provoqua surtout l’amusement chez les jeunes. Amandine, surtout, était extrêmement douée pour sourire comme une sotte dans son dos, et afficher une mine grave dès que la prieuse se retournait subitement pour la regarder.
Mais si tout ça invitait à rire, l’arrivée de la révérende mère avait de quoi faire peur également. Son neveu naturel était, après tout, condamné à mort. Son grand frère était en train de lever une armée. Toute Shalléenne qu’elle était, sa présence ici risquait d’attiser des tensions, tensions que n’apprécie pas le rite de Shallya. Trois mille ans de neutralité et de pacifisme, quel poids ça pouvait bien avoir ?
Elle arriva en fin d’après-midi. Éloi n’était sorti des archives que pour manger un morceau très rapide au réfectoire. Amandine vint l’embêter durant ce temps-là, pour à nouveau dire des âneries aux dépens de Clémence, un petit peu, dans la limite de ce qui pouvait être permis, et aussi pour le mettre au courant de ce qui se passait à Orléac. Les deux jeunes gens avaient pas mal d’amis communs dans cette ville, après tout. Ils avaient commis les mêmes conneries dans les mêmes ruelles. Amandine fit une invitation assez étrange, à Éloi : elle lui proposa d’aller boire un coup chez Roscelin, un soir. C’était étrange, parce que les seules fois où ils étaient allés chez Roscelin, c’était pour manger, et en plein jour.
Pas tellement le temps de trop y penser, alors qu’il faisait la paperasse d’Isarn. On entendit quelqu’un frapper aux archives, et une jeune fille de 13 ans, une autre oblate orpheline — Urielle, son nom — annonça la venue de la Révérende Mère. Isarn la congédia, se releva, s’assura que sa belle robe jaune était en bon état et bien présentable, voila ses cheveux sur la tête, et tous les deux purent remonter les marches pour atteindre le rez-de-chaussée, traverser la grande abbatiale vide, et atteindre à travers le cloître la clôture monastique.
Il n’y avait pas tout le monastère de présent — en pleine journée, beaucoup étaient au petit sanctuaire en contrebas de la ville, ou prodiguaient des soins sur le port. Une au moins était occupée au donjon de Sybille, car un laquais était, à ce qu’on dit, tombé malade. Mais il reste que, attendant devant, se trouvait pas mal de jeunes sœurs. Celles qui normalement devaient être à l’infirmerie pour préparer des remèdes, au scriptorium pour rédiger des commandes de livres de seigneurs, au jardin pour jardiner, ou à la cuisine pour cuisiner — toutes étaient devant, sur le chemin. Le pauvre gros Pierrot, un peu andouille, tentait d’éloigner les poules bien peu efficacement, en trottinant derrière leurs croupions. Clémence, toute droite au milieu des sœurs, ne put s’empêcher de crier :
« Pour l’amour de Shallya ! Pierrot, vous vous y prenez mal, faites-les dégager !
– Hééé, j’essaye, sœur prieuse ! »
Amandine gloussa de rire. Clémence se tourna à 180°, presque comme une chouette, pour découvrir l’origine du bruit. Il fallut peut-être toute l’énergie des mandibules de la préchanteresse pour grimacer afin de ne pas se faire découvrir, mais enfin, Clémence se retourna en fronçant des sourcils sans la découvrir.
Centule tapota l’épaule d’Éloi, et commença à lui parler à petite voix.
« Bordeeeeel… ça fait tellement longtemps que je l’aie pas vue, la Sébire. Hé, elle était pas encore abbesse quand j’étais là, mais elle a vite vite monté des galons, à la jalousie de tout le monde.
Je me demande si-
– CHHHHHHHHHHHT ! »
Clémence darda des yeux de colères vers Centule et Éloi. Surtout Éloi, alors que le pauvre était innocent et n’avait rien dit. Voilà l’embarras dans lequel le mettait le bon padré. Enfin, Centule se remit bien droit en faisant mine de ne rien voir.
Par l’amour de Shallya, Pierrot arriva à bien dégager les poulettes. Et donc, la grande prêtresse put faire son entrée au bon moment.
Six chevaux étaient lancés à petite allure. Ils escortaient, deux devant, deux derrière, deux sur chaque côté, une grosse voiture avec attelage de deux canassons. De très belles montures — pas des destriers Bretonniens non plus, mais au moins des percherons bien solides, rien à voir avec le mulet bâté qu’Éloi utilisait pour se rendre à Percefruit. Un riche bourgeois aurait aimé les monter, ceux-là. Et d’ailleurs, la voiture elle-même était bien jolie : une solide calèche, tout en noble chêne, avec des fenêtres grillagées, qui étaient même… Vitrées. Vitrées en verre. Certes, Brionne était une région productrice de verre, mais tout de même, c’était un petit luxe qui ne seyait pas trop au Shalléenisme bien rigoriste. Clémence n’arrêtait pas d’engueuler les oblats qui consommaient trop de chandelles pour rédiger au scriptorium, la révérende-mère n’avait pas ce souci de l'économie.
« Hé beh, elle se fait plaisir, notre grande-prêtresse. »
Mais en revanche, le véritable scandale fut découvert alors que les chevaux passaient la clôture monastique. Dressés sur les six bêtes, on découvrait, pour le donner en mille : des soldats. Des soldats armés. Des mecs costauds, aux gueules couturées de cicatrices et aux barbes mal rasées, arbalètes sur le dos, brigandines décolorées brunes sur le buste, chapels de fer sur la tête. Ils n’avaient aucun signe d’aucune mesnie ou guilde sur leur équipement, c’était déjà ça, l’horreur que ça aurait été de découvrir des hommes d’armes portant un insigne de colombe sur le dos. Mais voilà, alors que les gardes tiraient sur les rênes de leurs montures et se jetaient hors de la selle, toutes les prêtresses eurent une mine apeurée en découvrant ces rustres.
Clémence elle-même, si neutre et si obéissante, faisait une mauvaise tête, et dévisagea bien longtemps l’un de ces sbires.
Un homme d’armes s’approcha de la porte de la calèche. Il l’ouvrit et fit un signe de tête. Alors, une jolie prêtresse descendit. Jeune, bien mise, avec la robe jaune habituelle, Éloi ne put s’empêcher de remarquer un détail : elle était maquillée. Coquelicot sur les lèvres. Ça l’avait frappé tout de suite, parce qu’aucune des femmes de toute l’abbaye, zéro, ne mettait habituellement du maquillage sur le visage.
La prêtresse tendit sa main. Une gantée de soie blanche l’attrapa, et voilà que la Révérende-Mère descendit, aidée de sa subalterne.
Elle était extravagamment sublime. De la tête aux pieds, en fait. Sa grande soutane blanche semblait rembourrée d’hermine, son camail dans le dos était décoré d’une broche de colombe sertie d’un émeraude, ainsi que de rubans d’or qui s’accrochaient autour des épaules. À de sa taille, elle portait une ceinture sur laquelle quatre clés, des clés d’hospices et de l’abbatiale qui étaient ses symboles de fonction, pendouillaient. Ses mules aux pieds étaient faites de velours et de satin rouge, et claquaient bien tandis qu’elle remontait le chemin de cailloux. Si elle portait bien un voile autour de la tête, il ne permettait qu’une fausse décence, car ses cheveux noirs tressés en chignon apparaissaient bien derrière elle, tandis qu’au-dessus du front, elle portait une sorte de diadème qui représentaient deux ailes de colombe. Encore plus maquillée que la jeune prêtresse, elle avait du fard sur les paupières qui faisaient bien ressortir ses sourcils.
On aurait dit une princesse. Tout sauf une Shalléenne. Elle s’approcha tout droit en levant bien le menton, et observa rapidement le clocher de l’abbatiale, l’orangeraie, et le perron, jusqu’à arriver devant Clémence.
La prieuse fit une croix sur son cœur, signe de salutation.
« Révérende-mère, avez-vous fait bon voyage ? Je me dois de- »
Sébire étendit sa main gantée de soie. Sur un des doigts, se trouvait un gros anneau sigillaire. Clémence se pencha et l’embrassa du bout des lèvres, avant de se lever et de reprendre. Elle s’éclaircit la gorge, et pourtant, sa voix avait changé : bien plus maniérée que d’ordinaire.
« Révérende-mère… Est-ce des hommes armés avec vous ?
– Mon escorte. Les routes ne sont pas sûres, comme ce récent et sordide meurtre de ces deux Tiléens le prouve.
– Bien, d’accord… Je…
Vont-ils bien déposer leurs armes avant d’entrer, s’ils entrent ? »
Sébire fronça des sourcils.
« Hé bien, ils feraient de biens pauvres gardes-du-corps s’ils étaient désarmés, n’est-ce pas ?
– Je… Bien sûr, bien sûr, mais je veux dire…
Selon la donation, tout est terre consacrée depuis le perron, habituellement quand les chevaliers viennent prier ils laissent leurs fourreaux d’épées devant la cabane du concierge… »
Sébire resta silencieuse. Forçant Clémence à continuer de parler.
« Enfin je veux dire, ça pourrait désacraliser l’abbatiale !
– Oh. En effet. Vous avez raison, je n’avais pas pensé à ça », dit-elle tout froidement. « Hé bien, il faudra que je reconsacre tout en partant, vous avez bien des cierges, non ? »
Elle regarda tout droit dans les yeux de la prieuse, tandis que Clémence lui offrait un sourire gêné et tremblant. Visiblement, elle voulait protester. Mais la prieuse n’osa rien dire.
« Bien. Quand les prêtresses seront-elles réunies ?
– Ce soir, pour le dîner au réfectoire.
– Bien. Juste avant, vous les appellerez dans la salle du chapitre, j’ai une importante annonce à faire. En attendant, je peux retrouver mon bureau ?
– J’ai déjà fait changer les draps et les rideaux ! Et il y a à manger si vous le souhaitez !
– Excellent, merci, ma sœur. »
Tandis qu’elle parlait, elle avait claqué des doigts à l’intention de deux de ses costauds mercenaires. Ils passèrent derrière la calèche, de laquelle descendaient deux jeunes filles qui n’avaient pas de robe de bure, mais qui portaient d’élégantes mises ; on aurait dit des dames-servantes. Voire des petites nobles.
Les deux costauds mercenaires soulevèrent une grosse malle attachée à la voiture. Ils la tenaient tous les deux à bout de bras avec un petit peu de peine malgré leur forte allure.
« Bien, parfait… J’ai à vous parler un petit peu, vous n’êtes pas occupée ?
– Certainement pas si vous le demandez, révérende-mère.
– Bien, bien, excellent. C’est un plaisir pour moi de venir ici. Vous me ferez visiter un petit peu ? Vous gérez toujours très bien l’abbaye en mon absence, je sais déjà qu’absolument tout sera parfait, mais je souhaite tout de même vous féliciter pour chaque chose que vous avez accomplit.
L’une des prêtresses peut guider mes serviteurs en attendant ? Vous n'avez pas à vous occuper personnellement de si peu.
– Certainement si vous le demandez, révérende-mère ; Annabelle, tu te charges de guider ces… Ces messieurs dames ? »
Annabelle s’avança, se signa en baissant la tête, et approuva d'une petite voix. Tout le monde allait donc pouvoir se séparer et se remettre au travail.
Alors que le petit groupe s’éparpillait et que Clémence allait avec joie tout présenter en visite guidée à la grande-prêtresse, Sébire croisa Centule. Soudain, son visage fermé s’éclaircit, et elle lui offrit un magnifique sourire.
« Frère Centule ! C’est pas croyable, les Tiléens vous ont pas fait rôtir ?!
Oh ma parole ! Ahaha ! Alors, toujours aussi demeuré ?! »
Les prêtresses encore présentes haussèrent un sourcil devant le soudain accès d’amitié — et surtout l’insulte.
Mais Centule sembla le prendre bien. Il fit une révérence, et eut simplement à répondre :
« Toujours votre dévoué serviteur, révérende mère. »
Une réplique cinglante. Clémence eut l’air encore plus paniquée que d’habitude.
Mais Sébire sourit de plus belle.
« Vos traits d’esprits m’avaient manqué ! Heureuse de vous revoir en état, je vous parlerai plus tard.
Je vous suis, sœur prieuse.
– Les ruches, tout d’abord, je pense que c’est ce qui va le plus vous intéresser. »