– Je comprends ton instinct, Solène, mais on est sur leurs talons ; pas de temps à perdre, t’as entendu Éloi. »
Guido fit un signe de la main, alors qu’une Solène défaite se contentait de baisser ses épaules. Le chef des militaires alla trouver Aymeric, le leader des ribauds.
« Vos hommes se sont bien battus. Maintenant quittez ce manoir et gardez le périmètre autour. Surveillez les prisonniers, et préparez-vous, au cas où Adelwijn ramènerait du renfort.
– Entendu. Mais… Je fais quoi, si le guet ou les chevaliers du duc s’ramènent ?
– Rappelez que vous êtes ici sur l’autorité de la grande-prêtresse de Shallya de tout Brionne. Rien que son nom suffira à au moins à les faire hésiter une heure.
On parle d’une princesse de la foi, tout de même. »
En voilà un terme étrange, sorti de nulle part. Princesse de la foi. Ce vieux militaire retors et terre-à-terre de Guido avait bien une certaine éducation, quand on grattait la surface de son armure et de ses poings. Qu’est-ce qu’un prince, au fond ? Dans la théorie philosophique de l’État ? Quelqu’un qui dispose de la violence légitime. Shallya répugnait la violence, comment pouvait-elle la trouver légitime en une quelconque situation ? Le rôle qui avait été attribué à Éloi, dans toute cette histoire, avait de quoi le mettre de plus en plus mal à l’aise, alors qu’il se retrouvait au garde-à-vous au milieu de militaires.
Ils s’approchèrent tous d’un trou creusé à la pioche dans un mur. Derrière : les ténèbres.
« Une seule source de lumière. Cinqfoy, passez devant, sire.
– Oui chef. »
Cinqfoy rengaina une épée bâtarde qu’il portait à la main, et sortit d’un étui une arbalète miniaturisée tenant dans une seule main. Un de ses collègues attrapa à sa ceinture une petite lanterne-tempête, dans laquelle il fit brûler un peu d’huile de baleine ; comme dans le bureau du médecin de l’académie où Éloi avait assisté à une séance d’analyses, une puissante lumière s’en échappa, plus scintillante que le feu d’une torche ou d’un four. Cinqfoy attrapa la lanterne avec sa main libre, et appuya sur un petit rideau métallique juché sur la torche, ainsi, la lumière se concentra tout droit, tandis que les hommes derrière étaient plongés dans l’ombre.
« Gardez des intervalles d’un bras tendu. Gaffe à vos pieds. Et silence à partir de maintenant. Priez dans vos têtes. »
Cinqfoy s’élança le premier dans la galerie, suivi par Guido qui attendit deux secondes. Puis un autre soldat. Puis un autre. Ce furent ensuite Solène, l’avant-dernier des soldats, et, enfin, un dernier soldat qui invita Éloi à passer devant lui : il trouvait plus prudent de fermer la marche.
Alors le groupe de militaires s’enfonça dans le noir complet, épousant les ténèbres pour prendre l’allure de fantômes.
La vue d’Éloi était fort peu mobilisée : il se concentrait simplement sur la silhouette à peine perceptible du militaire pile devant lui, en tentant d’imiter sa façon de marcher et son allure. Quelques fois, dans un virage, on apercevait au loin la lumière de Cinqfoy, mais ce n’était pas grand-chose ; une minuscule luciole virevoltante.
L’odorat et le toucher ne serviraient pas plus : pas avec un masque et des gants épais. Restait alors l’ouïe, le seul organe perceptif encore mobilisable.
Il entendait des bruits de bottes qui craquent. Il sentait qu’on marchait sur un sol caillouteux. Puis boueux. Logique : Le quartier où ils étaient constituait l’ancien marécage de la presque-île de Brionne. On entendit de l’eau couler, à un moment ; peut-être une petite nappe phréatique. L’eau douce que buvait la ville devait bien venir de quelque part.
Parfois, il avait la trace, fuyante, de quelque activité humaine. Les Nurglites avaient visiblement creusé bien longtemps, et bien profond : on croisait des poutres au plafond, qui n’avaient pas l’air bien solide, et puis, un instant, une pelle posée par terre sur laquelle le soldat de devant manqua de trébucher.
Puis, on entendait les pas gratter, mais plus de la boue ou des cailloux ; on entendait plutôt une sorte de ricochet à chaque fois que les semelles des bottes amortissaient le pas des soldats. La troupe commençait à marcher sur du pavé.
La galerie beaucoup trop étroite, claustrophobe, s’étendit soudainement alors qu’ils passaient sous une arche. Et on voyait maintenant apparaître de la pierre à la place des poutres de bois, et un grand plafond s’élancer au-dessus d’eux. Le groupe de soldats s’arrêta au milieu d’une sorte d’immense pièce faite de colonnes en ogives, et de quelques étranges gargouilles qui crachaient de l’eau.
Les soldats observèrent professionnellement tous les angles.
« Rien à gauche.
– Rien à droite.
– Personne, chef. »
Alors, ils purent commencer à observer autour d’eux. Guido siffla d’admiration devant l’architecture des lieux.
« Où sommes-nous ? »
Solène hésita.
« Une sorte d’égout, on dirait. Ou de canal. Difficile à dire… ça a l’air tellement ancien.
Brionne a été fondée par les Elfes, il y a des millénaires de cela. Peut-être est-ce là ce qu’ils nous ont légué. »
Les soldats cherchaient par quel coin les Nurglites avaient filé. Il y avait plusieurs passages possibles. À la va-vite, on enflammait des allumettes, afin de pouvoir observer le sol et d’éventuelles traces de passage humain.
L’un des soldats gratta un mur. Il siffla pour attirer l’attention du reste du groupe. Il avait trouvé une sorte d’alphabet gravé dans le mur.
« Khazalid.
– C’est les Nains qui ont construit cet endroit ?
Hannes ; ton père était un prêtre de Sigmar ? Tu sais reconnaître ça ? »
L’un des soldats s’approcha. Il passa son doigt sur les phrases gravées. Il murmura un peu à lui-même, peut-être parce qu’il mimait les syllabes.
« La roche est tombée, alors nous la remplaceront par de la pierre taillée. Des arbres ont été coupés, alors nous les remplacerons par des chênes.
– C’est une phrase d’un livre saint ?
– Ha ! Non. Enfin, pas dans ce sens-là. C’est la citation d’un Ancêtre vénéré par les Nains. Peut-être le fondateur d’une guilde de maçons, ou de charpentiers, ou les deux. Leur devise, si vous voulez.
– Et y a une signification, derrière ?
– Que le peuple Nain triomphera de tous les éléments. Ils remodèleront la terre comme ils souhaitent. »
Guido resta pensif, un instant.
« J’avais aucune foutue idée que les Nains aient pu vivre à Brionne, genre… Quand que ce soit ?
– Il n’y a presque pas de Nains en Bretonnie, confirma Solène. Hormis Parravon, et Montfort, près des montagnes Grises. Peut-être que… Peut-être que ces égouts ont été fondés à l’époque Elfe, quand les deux peuples étaient alliés et que la Terre entière leur appartenait.
Peut-être pour ça qu’Adelwijn a acheté le manoir ici, pour atteindre ces canaux cachés. J’ignore où l’eau coule. Peut-être qu’elle peut atteindre tous les puits de la ville.
– Serait-il possible que les Nains aient aussi construit un… Un artefact ? Ou quelque chose, ici ?
– C’est également une possibilité, même si je trouverais ça étrange. Ça ne ressemble pas à une crypte.
– Putain.
Continuons. Vous avez trouvé quelque chose, les gars ? »
Un des soldats confirma : il découvrait quelques traces de boue qui menaient à un autre tunnel.
« Très bien. Allumez une torche tous les cent pas, au cas où on se perd et on soit forcé de rebrousser chemin.
Marquez par où nous sommes venus, également. »
Un soldat retira de son paquetage quelques petites torches traitées à la poix. Il en coinça une dans la fente de la pierre, et l’alluma. Puis, ils purent continuer leur chemin, en suivant Cinqfoy qui reprit la tête de l’expédition.
Et ils marchaient. Ils marchaient. Le long de cette grande galerie fort sombre. En recroisant parfois des gargouilles au visage effacé par la sédimentation et les affres du temps. En remontant un filet d’eau claire, à contre-courant. Il y avait là, sur les murs, quelques canalisations, du plomb que l’abandon avait recouvert de calcaire, empêchant probablement tout Brionne de mourir de saturnisme.
Si c’était bien de là que provenait l’alimentation en eau de la cité au-dessus d’eux, que ces canalisations aient pu tenir des millénaires sans entretien constituait la preuve de l’immense maîtrise des Nains dans l’architecture et le génie civil.
Mais si Solène avait raison, et que le plan final des Nurglites était d’empoisonner par l’eau…
Ils marchaient. Depuis cinq minutes. Par intervalles réguliers, Guido ou Hannes allumaient une torche, et la faisaient tenir contre une gouttière, si bien que derrière eux, quelques lucioles scintillaient le long de la galerie. Mais autrement, il n’y avait aucune parole échangée, aucun bruit, sinon les bottes, et l’eau qui coule.
Et alors, il y eut une voix.
Enfin, plutôt, un concert de voix. Comme si plusieurs personnes parlaient en même temps. Une voix grave et gutturale, essoufflée. Une claire et éloquente de femme. Une chuchotée d’un jeune homme. Une nasillarde d’un cinquantenaire.
Des voix qui venaient de juste derrière Éloi, dans ses deux oreilles.
« Où est-ce est-ce Que cela que cela t’as amené amené mené, cette rage rage venue des des cieux des cieux ? Le sang Le sang coule à travers Toi toi, tes yeux aveuglés par les aveuglés par les viscères, tes entrailles bouchées bouchées par par les excréments les excréments. Tu es dégoûtant dégoûtant. Tu es dégoûtant dégoûtant.
Mais tu n’as pas à être tu n’as pas à comme ça.
Tu peux être tu peux être plus être plus que ça que ça. »
Dans le dos d’Éloi, le soldat de queue murmura quelque chose, plus fort qu’il ne le voulait :
« Sors de ma tête… »
Alors, Hannes devant s’arrêta, et parla lui aussi, la voix enrouée par la peur :
« C’était pas dans ta tête. Je l’ai entendu aussi. »
Le groupe s’arrêta.
Et les voix parlèrent de nouveau. Plus fortes. Plus impérieuses. Et plus coordonnées, sans écho cette fois.
« Le pus éclot. Nous prenons racines. Un trône pour notre sépulcre. Il nous appartient à tous ! »
Éloi se mit à avoir chaud. Une immense fièvre. Une fièvre si intense, en fait, qu’il se mit à avoir froid. Une chair de poule gangrena tout son corps.
Il sentait son sang en train de bouillir.
Il y eut un babillement derrière eux. Un soldat se retourna, alluma une torche, et l’étendit à bout de bras.
Quelque chose était en train de ramper, vers lui et Éloi.
Une sorte de… De fœtus ? Il s’avançait sur le sol, à l’aide de ses minuscules petits doigts. Sa bouche était grande ouverte, et il poussait une sorte de petit bruit, un gazouillement étranglé.
En tête de file, Cinqfoy se mit à hurler comme un damné :
« Contact !
Stop, arrêtez-vous ! »