Tapant de la paume de la main sur la table, il empêcha Olivier de répondre.
« Bon, c’est bon là, tu étaleras toute ta sagacité plus tard, tu veux ? Dans cette maison on parle breton, c’est ma règle. »
Olivier ricana en prenant une bonne louche de soupe.
« Tu as raison, pardonne-moi. Je me suis laissé emporter. Pas tous les jours que j’ai l’occasion de parler en classique…
– Il fallait te faire prêtre tant qu’il était encore temps, petit frère. Mais tu préférais les affaires, c’est trop tard.
– Tu sais bien que ce n’était pas à moi de choisir. Je-
– Ooooh, baste ! Pas encore la pleurnicherie, pas maintenant, t’es un grand garçon maintenant, t’as les cheveux qui blanchissent ! Bon sang, allez, on parle d’autre chose ! »
Et de la même façon que Thierry avait totalement mouché sa fille et l’avait contrainte à se taire, de façon impressionnante, la même chose arriva à Olivier. Le grand bonhomme, régisseur-en-chef de Brionne, un homme riche et puissant, regardait le fond de son assiette de soupe comme un garçon engueulé par son père.
Le repas pouvait continuer, avec un silence religieux. Mais si Éloi pouvait bien tolérer le silence gênant (Après tout, au monastère, il arrivait souvent qu’il becte en silence), la puanteur immonde qui émanait d’Olivier n’était pas du tout la même chose.
L’estomac d’Éloi se serrait. Il pouvait bien faire de la fausse politesse, jouer bêtement à remuer sa cuillère dans sa soupe en prétendant prendre quelques petites lapées minuscules ça-et-là, quitte à ce que Tatjana finisse par jeter le tout — aucune sœur supérieure n’était pas là pour lui faire des remarques sur le gâchis d’aliments, et le contraindre à finir son assiette.
Mais même ça était trop pour lui. Alors qu’il amena une cuillère à sa bouche, les relents de merde de son compagnon de table en face l’assaillir, et il eut soudain la gerbe. C’est par un miracle qu’il parvint à serrer la bouche, balbutier des excuses, et, blanc comme un linge, s’épargner une situation humiliante en allant immédiatement aux toilettes.
Sitôt la porte des toilettes fermées derrière, il se jeta au-dessus des toilettes, leva le siège, et vomit tout son petit-déjeuner dans le fond de la cuvette en laiton. Une belle gerbe acide, qui lui brûla le fond de la gorge et tout le long de l’œsophage. Il resta là, malade comme un chien, attendant qu’il soit sûr d’être totalement vide pour se relever, aller devant l’assiette d’eau, et rapidement se rincer la bouche et se laver les mains, répétant des ablutions Shalléennes.
En sortant dehors, il vit qu’Olivier l’attendait, avec Tatjana qui remontait l’escalier avec une bassine d’eau. Le régisseur l’arrêta en riant et en disant quelques phrases en jutone, avant de parler à l’oblat.
« C’est cette infection qui est partout en ce moment, là ? Rah là là, tout le monde chez moi est malade ! Bon, avec cette pluie… Vous n’allez pas remarcher jusqu’à chez vous, quand même ? Ma voiture est devant, elle peut vous reconduire où vous le souhaitez ! »
Tatjana offrit de l’eau, et, avec son accent à couper au couteau, lui demanda s’il désirait quelque chose — comme une serviette, un divan où s’allonger avec une couverture, ou bien un verre de tisane pour se requinquer. Une fois les demandes — ou non — adressées par l’oblat, elle s’excusa et laissa les deux hommes ensemble.
Olivier regarda Éloi droit dans les yeux, avec un petit sourire. Avec le couloir étroit, il était tout proche de l’oblat, le mettait presque dos au mur, et lorsqu’il parlait, sa sale haleine empestait directement dans les naseaux du jeune homme.
« Allons, petit oblat… Mon frère m’a dit que tu venais d’Orléac… Tu sais ce que les Malicornes prévoient de faire à Orléac ? Dans ta maison ? Chez toi ?
Ne fais pas genre que tu ne t’intéresses pas à la politique. Tu sais ce que peuvent faire les soldats et les nobles. Valère le Goupil et sa catin de sœur empoisonnent la conscience du Duc. Ils vont venir chez toi faire du mal, ils vont provoquer une guerre privée, avec ou contre Théodoric. Le suzerain de notre pays est un dégénéré, il aime la guerre, peu importe qui affronte qui.
Moi, je prévois de sauver le duché. »
Il fit un grand sourire qui exposa ses dents cariées et ses gencives sanguinolentes.
« Tu me crois pas. Rien de ce que je te dis est concevable dans ton esprit. Et pourtant, je peux te jurer que je suis l’homme du duc qui aspire le plus à la paix. Même en servant tu-sais-qui.
Tu ne penses pas, que si tous ces braves chevaliers et ces nobles puissants étaient cloués au lit, ils laisseraient ta petite ville tranquille ? Ils ne tombent jamais malades, les nobles. Ils ont leurs petits donjons privés, ils vivent entre eux éloignés de la masse. Moi, je peux rappeler leur mortalité. Même les sangs-bleus chient mou quand ils ont la dysenterie. »