Avant de les congédier sèchement, il pointa d'un doigt ganté de brun une tour plus fine que les autres, et visiblement plus en retrait que le reste des fortifications. Néanmoins, à peine avaient-ils fait quelque pas que le milicien se présente à nouveau devant eux, au pas de course.
-" Vin-nom, attendez m'sire... Si c'est-ra pour rencontra m'sire Baron, vous avez qu'à vous présenter d'vant la herse du castel. Il laisse entrer tous les chavaliers... Tant qu'c'est des vrais m'sires, m'sire..."
Et le garde retourna à son poste dans la foulée. Désormais libres d'entrer dans la cité, les compères du moussillonais attendirent tout de même quelques minutes avant de répondre aux précédentes interrogations de celui-ci - sans doute était-ce parce que Baudre était occupé à enrouler sa capuche comme un pochon, ou bien parce que Paul avait décidé de s’ébouriffer les cheveux avant l'arrivée de la pluie. Devant eux se trouvait désormais une énorme gueule de roc, épaisse au possible, fermement maintenue ouverte par des chaînes en métal noir ainsi qu'une enfilade de portes en bois et de mécanismes à cordes. Au-dessus de la herse principale, il y avait une courtine - ou bien était-ce un chemin d'enceinte ? - où se trouvaient évidemment quelque soldatesque, mais surtout deux longues banderoles flottantes, ainsi qu'un blason encastré dans la paroi.
Là où les banderoles étaient éminemment reconnaissables - l'une avec son trident doré intégralement cerné de bleu, l'autre avec son lion courroucé et couronné sur fond d'azur-grenat -, le blason était un symbole tout à fait nouveau aux yeux du jeune chevalier. Ce symbole jaune sur fond bleu et blanc ressemblait, à peu de choses près, à la scène qui s'affichait devant Prestenent : une grande herse colorée, sur un fond gris et bleu. Les roturiers présents sur le chemin n'eurent pas la moindre inattention pour le chevalier et ses comparses, se contentant d'esquiver la voie choisie par les montures, tandis que la milice complimentait silencieusement les bêtes et leurs détenteurs.
Désormais à l'intérieur de la ville elle-même, les couleurs s'étaient perdues petit à petit dans l'arrière-plan : désormais, plus aucune construction en terre, plus une trace de verdure au sol, et pas la moindre marque de bâtisseur sur les murs ou les fenêtres. Les trois vagabonds étaient ainsi cernés par des maisons lisses, de couleur pâle, des échoppes et ateliers entièrement fait de pierre blanche - bien qu'elles soient plus proches du jaune soufre et du brun terne lorsque l'on regardait vers le sol. La pluie nouvelle donnait une atmosphère lourde et austère à toutes ces rues, laissant ainsi transparaître des poches où les galets avaient remplacé le pavé lisse, et où les pas des chevaux semblaient résonner plutôt que sonner. Malgré toute cette architecture froide, les gens ne semblaient aucunement gênés : ils saluaient sans broncher, observaient les chevaux avec attention, s'écartaient du chemin en hochant de la tête, ... Rares étaient ceux qui montraient une mine sérieuse ou des sourcils froncés.
Et pour cause, ce n'était ni par peur ni par stupeur que l'on s'écartait du chemin, mais plutôt parce que l'on ne marchait pas droit du tout ! Hormis les quelques colporteurs qui brinquebalaient avec leurs charrettes à bras, le reste de la populace oscillait et se déplaçait dans un désordre des plus flagrant, comme si de rien n'était. Malgré cela, une fois arrivé à une petite esplanade, ils furent arrêtés par une incartade entre deux groupes d'avinés. Désormais coincé à coté de ce piédestal vide et griffonné, Baudre prit la parole :
- " Vous savez, m'sire Prestenent, on a pas puss' d'infos qu'vous sur les conseils à donner à m'sire Evrard. S'qu'il faut, c'est l'prévenir qu'la nouvelle-lune amène des tracas, et qu'y faut pas qu'il s'mette en tête de faire la fête ou d'chasser de nuit. Vider la ville s'rait pô possib', z'avez vu l'monde qu'on a-ra ?
- "Oé, mais y'a aussi qu'nouzaut' on est pas chevaliers, m'sire. L'sire Evrard vous savez quoi lui dire, c't'un chevalier comme vous, nan ? Après, Marcus est-ra en train d'guetter la côte en s'moment, et...
- Bôh vous pourra lui dire ça, nan ? D'guetter la côte, d'surveiller la baie, d'guetter la marée.
- Surtout qu'c'est vous qu'avez vu les... Les z'autre-là. Les tous-lents, les marche-sans-pieds.
- Et qu'on a pas vu d'aut' chevalier d'puis votre arrivée, m'sire. Il avait quoi vot' dessert?
- D'Essart, tête de coche. S't'un nom d'sire, pas d'cuisine !"
Les deux compères partirent dans une discussion cryptique, qui tournait grossièrement autour de la question "Est-ce qu'un sire peut avoir un nom de plat ou de cuisine ? ", mais leur vocabulaire était si rustique et grossier qu'il échappa bien trop aisément à Prestenent. Lorsqu'un casque de milicien se distingua dans la foule - sans doute pour disperser les agités -, Baudre et Paul se turent en un instant, revenant aux côtés du chevalier comme si de rien n'était.
*** Le chemin jusqu'à la grand-place et le mur Nord sembla durer bien plus que tout autre périple qu'ils avaient achevé. Peut-être était-ce dû à la monotonie du paysage urbain, à l'absence de vent entre les bâtisses, ou encore à la quantité inexorable de gens à chaque carrefour, mais une éternité s'était écoulée devant leurs yeux avant qu'ils n'atteignent cette place dégagée. L'esplanade quasiment circulaire était si vaste et si dégagée que les gens-de-commun s'y étalaient comme de l'eau sur un écu, ne laissant que des gouttelettes récalcitrantes après le passage de la pluie... Pluie qui d'ailleurs s'était envolée doucement, en oubliant d'emmener les nuages plus loin dans les terres.
Quelle que soit l'utilité originelle de cet endroit sans murs, il n'y avait que deux structures à remarquer ici : au centre de la place, une grande colonne servait d'appui à une statue immaculée, tandis que le fond de l'esplanade était pourvu de contreforts crénelés, ainsi que d'une herse étroite et peu gardée. Derrière cette herse, une grosse tour - sans doute deux fois plus large que les autres - se dressait sur un puissant piton rocheux, relié au reste de la cité par un unique pont-levis.
Trouver un tailleur ou un tisserand digne de ce nom fut une tâche assez aisée, puisqu'en effet, il y avait tout un regroupement de marchands aux abords du mur d'enceinte. Là, les gens semblaient plus sobres, plus éduqués, mais pas plus nobles pour autant : on y portait tantôt le béret, tantôt le chapeau dur, les souliers à boucle, les pantalons bouffants, ou encore des surcots de cuir comme s'il s'agissait de simples apparats. N'ayant que très peu de connaissances en travaux textiles, Prestenent dû se contenter de ses yeux et de ses mains pour trouver les vêtements qu'il recherchait, et si possible un ensemble correct... Ensemble qui, une fois réuni, lui coûta tout de même la somme de 2 couronnes et demie.
Désormais détenteur de nouveaux habits "dignes de lui" (selon le marchand), il retrouva Paul et Baudre sur l'esplanade, en train de guider et cajoler leurs montures entre deux passages de charrettes.
- "M'sire, maint'nant qu'vous sera avec vos nouveaux habits, j'pense-ra que Paul & moi on va voir aux auberges si y'a de quoi dormir. Comme ça, vous pourra vous changer, et a-ra voir m'sire Evrard...
- Pis aussi, fôdra vous dire : On s'demandait-ra si c'est une bonne chose qu'on vous accompagne chez l'sire Evrard. Nouzaut' on ira pas dépenser vos sous pour des habits, et si le m'sire Evrard nous voit comme ça, c'est possible qu'y-s'pose-ra des questions sur nous ou vous, m'sire.
- Et les m'sires qu'y s'posent des questions, ils écoutent pas quand on leur cause.
Tous deux hochèrent la tête comme des bovins, convaincus par leurs paroles.
- Mais y'a-ra aussi qu'si vous y allez seul, le m'sire il va d'mander combien qu'vous êtes, et si vous mentez et qu'on vous corrige, il ira poser des questions, ou causera aux gardes...
- ... Et faut pas que l'sire il pose-ra des questions sur nous, m'sire.
- Ou sur vous."
Ainsi, toute cette attente et cette monotonie avait pris le dessus sur la fermeté d'esprit des deux compagnons, et leur hésitation laissait désormais le choix de la marche à suivre à Prestenent, et à personne d'autre.