- "De quoi as-tu si peur, chavalier ? Embrasse-moi, enlace-moi, et tu n'auras plus à t'en soucier..."
La jeune femme l'avait suivi de moitié, laissant quelques mètres entre eux deux, juste assez pour qu'il puisse discerner ses formes, sa silhouette, ses traits si incurvés. Mais à cet instant, Prestenent a repris son souffle, et c'est de vive voix que l'estocade reprend. L'insulte semble hasardeuse - innovante, peut-être -, la réaction... Exagérée. La jeune femme s'ébouriffe, s'affole, se tend et se détend à une vitesse folle. Elle est si furieuse qu'elle en tremble, d'humeur si houleuse qu'elle en bouillonne. Pas un mot humain ne sort de son joli minois, rien que des cris abjects, des feulements, des grondements sourds qui résonnent. Un autre instant, on dirait qu'elle imite un cor, une bête inconnue... Et elle se jette en avant.
La douceur et le ton mielleux sont devenus un torrent glacé, la toison échevelée un fouet à mille queues. Même le vent s'est levé, fort et froid comme les bourrasques givrées. Il pleut des coups, il tombe de l'écume, mais aucun sang. Le bouclier bien haut, les yeux bien ouverts, rien ne passe, rien ne dépasse. Soudain, la jouvencelle redevient gamine, sautant à pieds joints dans les flaques qu'elle forme à chaque contre-coup. Elle en rigole, elle en pleure, mais encore une fois, rien ne passe le fer, écu ou pas.
La mer s'agite, le vent se réchauffe, les mèches s'affolent, mais aucun coup n'érode suffisamment la chair, le fer ou les bras. De ce duel, rien ne semble décidé. Nul ne s'en sort, nul ne s'effondre, malgré les coups incisifs, les chocs répétés. Le souffle brûlant, les poumons en feu, Prestenent est en péril, Prestenent est en danger. Chaque estoc paraît hasardeux, chaque taillade ne fait qu'effleurer un membre ou deux. Encore et encore, les impacts secouent l'avant-bras, la lame se trempe, mais toujours pas d'ichor, toujours aucun sang...
Et soudain, tout s'effondre.
Plus aucun bruit, ni goutte, ni vent.
La jeune fille ne gigote plus, les mains sur la tête, tout en gémissant :
- "Ce n'est pas ma mère - Mer, où êtes-vous ? - Mon eau grise, mon courant, mes beaux pêcheurs si charmants... - Grise-mer ! - Ma mère, où êtes-vous ?"
Toujours aux aguets, bourré d'adrénaline jusqu'aux oreilles, ce n'est qu'après-coup que Prestenent entend ces mots, le bras tendu et la lame plantée dans le buste de la fillette figée. La chose n'émet pas le moindre son avant de s'éteindre, et ses formes ne font que claquer le sol, comme un pot de chambre que l'on aurait jeté ou vidé sans l'annoncer.
Hormis le premier contact et à cause de l'humidité qui l'enveloppe de toute part, Prestenent n'aperçoit aucune entaille, aucun bleu sur son corps, sinon celui de la nuit ambiante, et des étoiles lointaines. Il ne sent que l'eau dans ses bottes, son nez qui le brûle, et sa gorge sèche qui le coupe à chaque respiration.
- "Eh beh, j'crois ben j'vous dois des excuses, d'Affreloi. Désolé d'pas avoir prévenu, j'étais forcé d'm'débarasser d'ces garces. Vous avez doublement mérité ma gourde, alors servez-vous à votre aise. C'pas du vinaigre, 'pouvez y'aller franchement"
Gustave était à quelques pas de Prestenent à présent, toujours avec sa démarche déroutante, son bâton de bois flotté et son visage ébouriffé.
Néanmoins, Gustave semblait avoir viré son humeur précédente, vu qu'il était à présent tout sourire, les pieds sur l'eau... Même s'il traînait la jambe droite par moments.
- "Pour vos questions, c'tait rien comme les miséreux ces deux félones-là. Elles auraient jamais dû être ici d'ailleurs, vu qu'ici y'a pas d'gens. Mais ça, c'est si elles étaient restées des bonnes filles d'Manass..."
Il eut un hoquet, avant de reprendre :
- "... et j'ai pas d'monture, pas d'sac, pas d'trucs manquants... Sauf ma gourde, enfin, votre gourde, heh !"