Est-ce que cette nuit à partager un peu de tendresse et d'amour avait permis à Armand de faire fuir ses démons ? Difficile à dire, mais au moins n'avait-elle pas été agitée des mêmes sinistres cauchemars qu'à Derrevin, et au réveil, il eut la bonne surprise de voir que les effets secondaires de l'élixir de Perrin Melchine s'étaient totalement estompés. Si les épreuves à venir avaient de quoi affecter le mental du chevalier, sa forme physique était de nouveau au beau fixe.
Se présentant de bonne heure à Castel-Aquitanie, Armand fut immédiatement reçu par l'intendant qui lui confia le décret officiel attestant de son nouveau statut, rédigé par le Grand Justicier et signé par le Duc en personne. Après avoir fait signer un document retranscrivant son serment, le factotum l'accompagna jusqu'à l'armurerie du château où deux domestiques l'assaillirent de questions sur ses préférences en terme de poids et de style. Après avoir pris ses mesures en long et en large, Armand eut à subir l'essayage de plusieurs armures, chacune mettant plus d'un quart d'heure à être enfilée et ajustée, et tout autant à être retirée ensuite.
Il lui fallut choisir entre des harnois et des heaumes aux gravures stylisées de griffon pour montrer son allégeance au Duc d'Aquitanie, ou quelque chose de plus neutre, mettant en avant l'efficacité fonctionnelle aux dépends de toute notion ostentatoire. En effet, n'ayant pas le temps de se faire fabriquer une armure sur mesure, impossible pour Armand de s'équiper aux couleurs de la Lyrie ou de Derrevin pour le moment.
L'exercice terminé et l'équipement choisi, l'intendant accompagna Armand jusqu'aux écuries du château afin de lui présenter sa nouvelle monture : un magnifique destrier bretonnien à la robe alezan, mesurant un bon mètre soixante au garrot. Nommé Ravel, l'animal était tout bonnement superbe, sa carrure athlétique débordant de vigueur. Le garçon d'écurie confia à Armand qu'il avait rarement vu si bel animal, et que ce si ce dernier avait encore un caractère un peu rebelle dû à son jeune âge, il était déjà parfaitement formé au port d'une barde complète et au poids d'un chevalier.
Le nouveau chevalier du royaume ayant pu faire connaissance avec sa monture, il se fit ensuite guider par l'intendant vers la cour du chateau : là-bas, il avait rendez-vous avec tous ses potentiels compagnons pour sa future quête.
Avant même de parvenir à destination, venant de pénétrer dans le couloir qui menait au cloître, Armand eut la surprise de voir Triboulet débouler en courant droit vers lui, tout particulièrement ému de retrouver son sire - en armure clinquante de surcroît ! Alors qu'il enlaçait virilement le seigneur de Lyrie dans un fatras métallique, Félix s'approcha lui aussi, expliquant à Armand que son compagnon paysan l'avait cherché dans la moitié de la ville toute la soirée tant il était inquiet à son sujet après leur séparation un peu sèche de la veille. Tous deux se montrèrent bien évidemment très curieux du moral d'Armand, Triboulet inquiet des réprimandes qu'aurait pu lui faire le Duc, et Félix préoccupé par la réponse qu'il avait pu donner aux négociations concernant Derrevin.
L'intendant leur laissa un peu d'intimité pour discuter, prenant congé avant d'indiquer une dernière fois à Armand la porte menant au cloitre où l'attendaient les chevaliers errants volontaires pour se mettre au service de sa bannière. Armand put ainsi résumer son entrevue avec le Duc à ses deux compagnons, qui, s'ils ne furent sans doutes pas aussi estomaqués qu'Armand la veille, réagirent malgré tout avec une surprise non dissimulée.
Triboulet devint blanc comme un linge. Les mâchoires crispées, le regard fou, il sembla vouloir dire quelque chose avant de renoncer, et ce à de multiples reprises. Il était évident pour Armand que malgré tout l'amour que lui portait le paysan, l'idée de voyager aux côtés d'une prophétesse de la Dame pour se rendre dans un endroit qui n'avait jamais été qu'une source de souffrance et de malheurs dans son existence, où résidait désormais un mort-vivant qui n'était autre que la terrible mère de son compagnon, horrifiait totalement le pauvre homme dont l'instinct de survie lui hurlait de décamper sur le champ.
Félix quant à lui fut bien plus terre à terre tandis qu'il répondit à Armand avec une mine plus sérieuse qu'à l'accoutumée.
- Et bien, voilà des événements que je n'avais pas prévu, seigneur Armand.
Il n'avait même pas fait d'effort pour dissimuler son sarcasme, quand bien même ce dernier semblait davantage animé par un esprit taquin que par une vraie rancune.
- Je ne sais pas comment Carlomax va accueillir cette décision, et je ne suis pas sur de savoir moi-même si c'est une bonne chose ou non - ne m'en veuillez pas, je doute que vous le sachiez vous-même. Mais gérons un problème après l'autre : la Lyrie, donc. Une corruption qui refuse de disparaître, un spectre qui résiste à son combat contre une prophétesse... dire que je croyais que l'insurrection paysanne de Carlomax serait la chose la plus incroyable qui puisse se dérouler dans ce duché pendant mon voyage. Si vous le souhaitez, je peux vous prêter ma lame : je ne crains pas les vieilles légendes, et en ai déjà affronté quelques-unes. Et surtout... je ne prétends pas avoir la prestance de vos futurs compagnons de voyage, mais... êtes-vous certain de vouloir recruter des chevaliers errants d'Aquitanie ? Votre nom a été traîné dans la boue, vous devenez seigneur d'une baronnie de hors-la-lois dont l'ancien dirigeant était un chaotique ignoble - vous qui êtes l'enfant de chaotiques - et vous savez que des hommes comme Jourdain peuvent encore gangrener la capitale, cachés parmi la noblesse. Si vous vous doutez que mon amitié ne va pas sans une certaine curiosité des mystères cachés dans votre domaine, au moins puis-je vous promettre une loyauté qui sera sans doutes plus fiable que celle des nobles là-dehors, qui ne vous dévoileront pas avec la même sincérité que moi les vrais motifs de leur volonté à vous suivre...
Félix fit un regard en coin à la porte menant au cloître, avant de conclure :
- En revanche, vous m'aviez dit, lorsque nous avions quitté la demeure du seigneur Brandan, que le jeune Andry de Maisne souhaitait vous aider à reprendre la Lyrie lorsque le jour serait venu. Sans doutes ne pensait-il pas que ce moment viendrait si rapidement, mais en lui je pense que vous pouvez avoir confiance - rien ne lui ferait plus plaisir que de contrarier sa famille en aidant la Lyrie : encore mieux si c'est vous qui héritez de Derrevin. Ma monture est un coursier aussi fiable que rapide : si je pars tout de suite au triple galop, et que vous ne pressez pas trop le pas en compagnie de votre prophétesse, vous pourriez avoir un allié digne de confiance de plus dans votre entreprise. Qu'en dites-vous ?
Félix fit un étrange sourire à Armand, ses yeux pétillants de malice. Toujours rieur et agréable, parlant même des sujets les plus sérieux avec un air rieur, le ménestrel serviteur de Véréna était à l'image de son ordre et de ses intentions : mystérieuses et imprévisibles.
Lorsqu'Armand se décida à rejoindre la cour du château de Lyrie, il put arriver dans un grand espace à l'herbe parfaitement coupée, qui servait sans nul doute de terrain d'entrainement aux chevaliers. Pour l'heure, seuls trois d'entre eux étaient présents.
Le premier était un vieil homme auquel on pouvait attribuer une bonne soixantaine d'années, en train de faire les cent pas dans la cour. Le visage marqué par le temps, le crâne partiellement dégarni encore agrémenté de quelques longs cheveux fins et blancs tirés en arrière, il portait en bandoulière son épée bâtarde par dessus une armure constituée d'un gorgerin en plaque par-dessus une longue chemise de mailles.
Le second était à l'inverse, tout particulièrement jeune. Équipé d'une armure de plaques ajustée à sa petite taille, l'adolescent était en train de déchaîner toute sa fougue sur un mannequin d'entrainement. Ses mouvements étaient vifs et précis, et il maniait avec un talent évident une épée bâtarde adaptée à son gabarit.
Seul la troisième individu, adossé à un mur, était familier à Armand. Les cheveux bruns coupés courts, des oreilles décollées, un plastron portant l'emblème du Duc sous sa cape jaune, un regard mauvais à peine visible derrière ses yeux perpétuellement plissés, impossible de ne pas identifier le chevalier Casin. Un sire sans domaine, aristocrate au service du Duc, qui avait autrefois des vues sur Anne de Lanneray avant que son cœur ne soit conquis par Armand VII de Lyrie. Il détestait cordialement le père d'Armand qui lui avait ravi son amour de jeunesse et le domaine qu'il aurait pu obtenir en conséquent - et bien entendu, sa haine s'étendait aussi au fruit de leur union, qu'il semblait pourtant vouloir aujourd'hui accompagner en Lyrie...
Voilà donc la "longue" liste des volontaires souhaitant se mettre au service d'Armand de Lyrie, fils de serviteurs de la ruine, et seigneur d'une communauté de hors-la-lois...