Tout le long de mon chemin pour rentrer à Castel-Aquitanie, je me suis mis à sourire. Oubliant complètement ma toute petite brouille avec Félix, je me mis volontiers à reprendre mes rires, mes plaisanteries, et nos discussions successives à trois, rythmées par nos arrêts pour pisser, nos repas frugaux et la compagnie bien courtoise de seigneurs un peu embarrassés par ma présence. Chaque lieue qui me rapprochait de la capitale me détendait d’autant plus, me rendait plus guilleret, plus tremblant, plus joyeux. J’avais un peu l’impression d’être un amoureux transis qui se retrouvait pris d’un nouveau souffle à l’idée de pouvoir retrouver sa chérie. Je vous l’ai dis, j’aime mon pays. Et voilà que j’y rentre.
Lorsque enfin on put apercevoir les magnifiques remparts de ma ville, je me mis même à demander un détour à Félix, pour qu’on puisse aller sur une butte dans les faubourgs, afin de se reposer en contemplant la vue. Elle était magnifique, et je l’observais avec un sourire à pleine dents. Bien sûr, je notais le fait que Castel-Aquitanie avait des murailles lézardées et trop grandes pour son bien. Évidemment, il fallait admettre que la magnifique Tour de Dentelle était un peu branlante. Et puis, il y avait des maisons absolument partout, nombreuses complètement abandonnées… Mais ce n’était pas tout ça ce que je voyais, moi. Tout comme les autres relèvent très facilement les défauts de votre bien aimée, vous, vous les gommez dans votre esprit. Moi ça m’a fait ça ; En même temps que j’étais parfaitement conscient de ce qui n’allait pas dans le portrait, je choisissais consciemment de l’ignorer, trop heureux à l’idée que nous allions pouvoir rentrer dans la plus belle capitale du plus beau duché du plus beau pays du plus beau continent de la Terre toute entière.
Le palais Ducal fut à une époque un palais Royal. Et on le voit. Ça en jette. Oui, il y a des pièces en trop, un nombre trop impressionnant de courtines, tellement partout qu’on ne pourrait même pas trouver l’argent pour solder assez d’archers pour en pourvoir la moitié. On traverse une demi-douzaine de herses, la plupart relevées en permanence parce qu’il y a aucun sergent pour constamment les manœuvrer tout au long de la journée. Eh, c’est bon, avez-vous fini de critiquer ? Oui, c’est vrai, c’est un peu exagéré, trop clinquant, mais… Mais c’est la capitale de mon pays, alors chut.
On est accueillis à l’intérieur, après avoir remis nos montures dans le haras des écuries ducales – vous auriez dû voir la gueule que les valets ont tiré en voyant nos bestioles. C’était des palefreniers et des pages habitués à entretenir de magnifiques destriers Bretonniens à sang elfique, et voilà qu’on leur refilait la garde de l’immonde mulet toussant de Triboulet. Puis, on est entrés à l’intérieur. Et on nous a fait poireauter un peu comme des idiots. Félix s’est gentiment assis en tapotant ses genoux. Triboulet s’est tourné les pouces. Y avait que moi de nerveux : je me suis mis à faire les cent pas, d’avant en arrière, tout le long de l’immense salle toute blanche et décorée par des meubles héraldiques et des tapisseries dans laquelle on nous avait placés. Parce qu’on arrêtait pas d’entendre l’écho de mes semelles couinant à travers la pièce, je provoquais quelques haussements de sourcils discrets des pauvres hommes d’armes qui étaient obligés de faire le piquet devant les portes du château.
J’eus un haut-le-cœur lorsque le Grand Héraut s’approcha. Mais il se contenta de nous dire, avec un ton bien pincé, courtois et maniéré, que nous serons reçus plus tard. Moi et Félix le remercièrent, il nous offrit une longue révérence (Sûrement plus à moi qu’à mon compagnon d’ailleurs, vu mon sang bleu), et alors nous pouvions faire demi-tour, franchir la grande porte d’entrée et revenir dans la cour intérieur du donjon au sein de la ville.
« Bon beh. Messire, qu’est-ce qu’on fait ? »
Notez comment Triboulet pose toujours les bonnes questions. Je l’observais en haussant les épaules.
« On pourrait profiter de ce temps là pour aller du côté de l’esplanade noble. On pourrait aller au manoir de... »
Un nom de famille voulait sortir, mais aucun ne parvenait jusqu’à mes lèvres.
Avant, j’avais pas mal d’amis. Sinon des amis, au moins des connaissances, un peu lointaines. Des potes de conrois, des enfants maudits de l’Aquitanie, qui aimaient faire les zouaves à aller de tournoi en tournoi, pour casser des lances sur des boucliers, courtiser les jeunes filles de la noblesse et impressionner les gueux avec tout leur élan. Mais c’est vrai qu’il y a eut ma dénonciation qui a eu l’effet d’un coup de pied dans une fourmilière.
Y a quelques-uns de mes amis qu’on a décapité. La tête tranchée, propre, nette. Et le soucis, c’est que l’opprobre, ça se transmet aussi sur leurs familles, leurs proches, même lorsqu’ils n’ont rien fait. Ça explique pourquoi tant de jeunes chevaliers d’Aquitanie se sont jetés dans tous les sens pour aller pardonner leurs péchés face aux orques ou aux hommes-bêtes. À Quenelles quand Tancrède a levé son oriflamme, il devait certainement pas s’attendre à voir d’un coup débarquer des dizaines et des dizaines d’hommes d’armes du duché voisin : J’en faisais partie. Mais y en a d’autres qui ont tiré la bride vers l’Artenois, à toute vitesse. Les plus motivés, et ceux qui avaient certainement le plus à se reprocher, ils ont carrément jurer de lancer une nouvelle Croisade, alors même qu’elles sont plus à la mode depuis un bon millénaire, même si Archaon a peut-être relancé l’engouement ; À l’heure qu’il est, un tas de crétins ont dû atteindre les ports de Tilée pour espérer aller se suicider dans les Frontalières, ou bien ils ont décidé d’aller rejoindre le Kislev au froid mordant, peut-être qu’il y a toujours des saloperies à tuer dans ce coin-là.
Ceux qui n’ont pas été condamnés, et qui ne se sont pas sentis concernés par les condamnations, pas sûr non plus qu’ils veuillent revoir ma trogne. Je suis maudis. Oh oui, les nobles d’Aquitanie, ils seraient prêts à me serrer la patte en public. Mais m’accueillir dans leurs manoirs urbains ? Dans leur pied-à-terre dans la capitale ? Oui bof. Je crois qu’ils ont plutôt envie de faire comme si je n’existais pas. Peut-être que, au fond de leurs têtes, ils espèrent que j’ai été tué par un Gobelin sur les routes de Cuilleux – ça éviterait à mon sang souillé de se reproduire.
« J’en ai aucune idée. »
Un petit sourire canaille naît alors sur mon image.
« Hé, Félix, je connais peut-être un endroit qui devrais certainement te plaire, et je suis certain que tu le connais toi aussi ; T’as rien contre le fait d’aller dans une maison de délices ? »
J’aime trop ce terme,
maison de délices. C’est quand même bien plus lyrique que « bordel », comme vous les Impériaux aimaient tant qualifier ces jolies maisons à lanternes rouges un peu à l’écart des endroits fréquentables, mais que tout le monde fréquente. Félix doit connaître quelques adresses, j’ai également les miennes.
Y a qu’un seul soucis.
« Je crains en revanche de ne pas avoir de quoi franchir l’entrée… ça t’ennuierais de me rendre ce service ? »
Et là, ce satané vaurien, il a fait le pire truc qu’il ait jamais pu faire :
Il m’a embrouillé.
Il est sacrément charismatique, hein. Il m’a pas dit « va te faire mettre, je vais pas te prêter du fric ». Mais c’est tout comme. Changement de sujet avec sa langue de velours, il s’est mit à me piailler des tas de choses différentes à une vitesse à la seconde improbable. En deux minutes de parlote, je me rendais compte que, soudainement, j’avais plus envie d’aller confesser mes péchés dans une sombre chapelle tenue par des Morriens plutôt que d’aller fricoter avec quelques jolis morceaux venus d’Estalie.
Le moment même où je me rendis compte de l’arnaque, je me mis à pester.
« Hé, c’est bon ! J’ai compris ! Je comprends, t’es une pince, mon bon Félix, sache juste que je m’en souviendrai ! »
Je lui souris, et lui fais un signe de tête.
« Tu sais quoi ? Va donc t’amuser. On a passé les derniers jours à se coller au derrière, ça nous fera du bien à tous les deux de s’éloigner un petit moment !
Pense juste à bien revenir à l’heure, sinon, je te pique ta place pour l’entre-vue avec le Duc. »
Je lui serre la pince bien virilement, et commence à m’éloigner. Triboulet me suit dans mes pattes.
« Zallez où, sire ? »
Je m’arrête, et hausse les épaules.
« Aucune idée. Marcher ?
T’inquiète pas, va. Toi aussi, déguerpis un peu, va t’amuser comme tu le souhaites avec ce qui reste dans ta bourse. »
Il a un petit sourire en coin et me fait un signe de tête. Du coup, je peux rabattre mon mantel sur mes épaules, poser mes mains gantées dans mes poches, et me mettre à descendre hors du donjon ducal pour m’éclipser dans les avenues de la ville d’Aquitanie.
Elle est géante, la ville d’Aquitanie – c’est dommage qu’une grande partie, tout le versant est, en fait, est complètement abandonné. Bon en même temps dans ce duché on est habitués du fait d’abandonner des biens immobiliers, que voulez-vous que je vous dise, je vais pas jeter la pierre, les châteaux de Lyrie et de Lanneray doivent être de magnifiques nids à Déréliches aujourd’hui. Non, le côté habité de la ville, on en fait vite le tour. Les demeures nobles, les grosses maisons privées à colombages avec jardins et grilles qui sont habitées par des aristocrates ou des roturiers qui ont fait fortune, elles sont agglutinées au donjon. Plus on descend, surtout vers les quartiers aux pieds des murailles et les faubourgs, moins on voit de belles constructions en bois bien propres, et on se retrouve avec tout ce qu’on voit habituellement dans un bourg Bretonnien, sauf qu’il y a plus de monde ici qu’il n’y en avait chez les Maisne.
Je me suis retrouvé à me promener. Y fait bien frais, y a de la neige sur les toits, dans les rues c’est plutôt de la boue battue par les allers-et-venues de tout le monde. Je me suis retrouvé à marcher un peu dans tous les sens sans raison, à passer devant les échoppes qui ont pignon-sur-rue, devant le feu du forgeron, l’atelier du tanneur ou les vitres du coiffeur-barbier local. Mon ventre s’est mit à gargouiller en sentant la magnifique odeur du pain frais : Une très jolie boulangerie toute coquette était en train de sortir des baguettes, et il me fallut prier de bon cœur Shallya pour résister à la faim en voyant les magnifiques massepains tout chauds et garnis de raisins qu’on déposait dans les vitrines en verre de Brionne. Je n’avais plus un rond sur moi, et le soucis, quand on a plus d’argent, c’est qu’on se rend compte qu’absolument tout dans la vie coûte. Manger ? Ça coûte. Boire ? Ça coûte. Aller voir un spectacle ? Coûte. Même aller à l’église ça coûte : Ah ça les prêtres, ils oublient jamais de toussoter pour que tu craches une petite pièce pour l’offrande.
À force de marcher partout dans tous les sens, je me suis rendu compte d’un truc que j’aurais dû noter plus tôt : En fait, je connais pas du tout Castel-Aquitanie. J’étais persuadé que c’était une ville à laquelle j’étais habitué, mais en fait non, non pas du tout. J’étais habitué au donjon, aux manoirs, et aux bo- maisons de délices. Sitôt entré dans le quartier bourgeois, et je me rends compte qu’en fait j’ai aucune idée de quel sens sont censés avoir les rues, et je me retrouve bien idiot alors qu’un type à cheval me crie dessus une insulte pour que je dégage du chemin : Il tracte une grosse charrette pleine de planches de bois et de pierres taillées, et n’a visiblement pas de temps à perdre. Je me retrouve sur une place où y a un pilori, pas en usage, une pompe à eau, et un arbre sur lequel on a placé des placards, des prospectus de gens qui cherchent un compagnon de métier ou des informations sur le prochain passage du ramassage des ordures. Bouchée bée, au milieu de tous ces gens qui vont et viennent dans tous les sens pour faire leurs petites vies citadines, je me rends compte d’à quel point je suis vraiment un crétin de noble et qu’en fait j’ai jamais rien fait de ma vie. Je serais bien en peine de savoir où on va pour changer ses chaussures, ou acheter du parfum, ou qu’est-ce qu’on fait dans sa vie de tous les jours pour gagner de l’argent. Pour moi la vie elle était simple : Je voulais un truc, je disais : « Papa ? » ou « Maman ? » et « je peux avoir le truc ? » et généralement j’avais le truc, même si des fois il fallait un peu négocier. Après quand on a de l’argent de poche on a un peu plus de liberté, mais là… Poah.
Bon du coup j’ai marché un peu dans tous les sens. Y avait pas mal de gens avec des écharpes qui embarquaient des palettes et de solides gaillards qui s’approchaient d’un grand beffroi en construction dont ils avalaient les cordes avec une étrange machine à faire monter les charpentes. Je regardais le truc, un peu bébête, un long instant.
C’était très intéressant à regarder.
Mains dans les poches, je marche pour me réchauffer, et un peu tuer le temps avant la tombée de la nuit. Je marche tranquillement, et j’ai l’impression que le quartier que je traverse devient au fur et à mesure de plus en plus pourri quand je croise plus un seul pavé jonchant le sol. Je m’inquiète un petit peu. Y a des gens bizarres, ici. Y a des jeunes gens qui sont rassemblés devant des escaliers ou sur des bancs, et qui… Et qui parlent et rient entre eux. Des
jeunes. J’ose pas les regarder, de peur d’attirer leur attention. Ça me fait peur, tous ces roturiers qui, qui… qui ricanent, en discutant entre eux. Des pauvres qui se groupent, vous trouvez pas ça inquiétant ? En plus y a des enfants qui courent partout, et puis des types assis avec une petite coupole devant eux.
Je passe devant un, d’ailleurs. Il me siffle, et tend sa main :
« Hélà, t’as pas une p’tite pièce copain ? »
Je tire mes poches.
« Désolé, je n’ai pas beaucoup plus de chance que toi à ce niveau, mon ami. En fait t’as même l’air d’être plus fortuné que moi à l'heure qu'il est. »
Je fais un signe de tête vers sa coupole. Y a une très très jolie pistole d’argent dedans. Le clodo ricane : C’est un bon gaillard, il a l’air bien jeune, peut-être un tout petit plus vieux que moi, mais barbu, sale, et couvert de vêtements sales, une couverture sur lui pour lui tenir chaud, ainsi qu’un gros chien tout poilu dont il grattouille le crâne et les oreilles.
« Oué, maître FitzDaniel s’est senti ben généreux c’jour-ci, hé !
– Qui ça ?
– L’type qui construit un magasin, là-bas, avec tous les échafaudages. Y fait… J’sais pas trop quoi qui fait dans sa vie, mais hé, il a du pognon, toi tu sais comment les gens qu’ont du pognon ils l’ont ?
– Non c’est souvent un mystère. »
Il approuve d’un hochement de tête. Je me tourne pour continuer ma route, puis je me ravise.
Hé, ça fait quelqu’un avec qui parler. Quitte à me faire chier dans la rue, autant perdre du temps en piaillant, non ? Il me semble pas désagréable, il a pas encore tenté de me suriner, donc bon.
« Il est beau ton chien, très mignon. Tu l’as depuis quand ?
– Mon Youki, oué ! C’t’une bonne bête, j’l’ai d’puis qu’il est tout chiot ! J’l’ai trouvé en train d’bouffer près du boucher là, heu, Rue des Lilas. L’boucher ce salopard, il allait l’noyer passequ’il en avait marre d’voir un clebs réclamer de la saucisse. Noyer un chiot, c’pas humain, ça ! Surtout un p’tit Youki trop mignon comme ça !
Tu veux le caresser ? »
Je hausse les épaules, et me plie sur mes genoux. Je tends la main et gratouille la tête du chien. Il se penche sur le côté pour m’offrir son cou, en ouvrant la bouche pour tirer la langue, comme les chiens adorent faire.
Le clodo me fait un signe de tête, vers ma ceinture.
« Chouette l’épée. T’as l’occasion d’t’en servir ?
– Uniquement contre ceux qui le méritent, t’inquiète.
– Héhé, et c’est souvent ou pas ?
– Pour l’instant pas tellement, mais tu sais jamais avec ce genre de choses, ça risque de changer dans les jours qui vont venir. »
Il me fait un clin d’œil, et un petit signe des lèvres.
« Mais oui, mais oui… t’es trop un marrant toi.
J’m’appelle Bastien.
– Armand. Ravi. »
Il me tend la patte, alors j’empoigne la sienne, et la serre vivement.
« J’t’ai jamais vu dans l’quartier. Tu viens juste d’arriver ?
– Tout juste. Genre, je suis frais d’il y a quelques heures, ça explique probablement pourquoi j’ai l’air d’avoir la tête dans le cul.
– Tu viens d’où, à tout hasard, si ça s’trouve j’connais.
– Non, non mais écoute plutôt, Bastien. Tu te les cailles pas ? Moi si. Je veux bien parler, mais j’aimerais bien me réchauffer un peu avant. Et puis j’aime pas parler le gosier sec.
– Oh ! Ohoh ; Tu m’demandes de payer un verre, à moi ?
– Hé, je te l’ai dis, t’as plus de fric, c‘est pas moi qui vais en sortir un. »
Il rit en pointant vivement du doigt mon épée.
« J’vais bouffer tous les soirs chez les sœurs de Shallya. Tu sais c’qu’elles te diraient, les sœurs d’la Bonne Shallya ? Qu’si tu veux à manger, t’as qu’à vendre ton épée et payer du pain avec le fric.
– Elles sont bien honnêtes, les sœurs de Shallya, la Déesse les gardent. Mais enfin, elles connaissent pas le dicton ? Vend l’épée d’un homme, il mangera un jour. Apprend un homme à utiliser son épée, il manquera plus jamais de rien.
– Pouah, elle est vilaine celle-là ! Hé, tu m’fais rire, mais maudis pas la Bonne Shallya quand même.
T’sais quoi ? Oué. Oué j’vais te payer un verre, Armand, ne serais-ce que parce que j’aime bien parler en buvant. Et pis, tu m’le revaudras un jour, ça j’te l’assure. »
J’approuve avec moi aussi un clin d’œil. Le clochard se relève, poussant son youki qui s’étire sur ses pattes. Le clodo plie sa couverture, et la jette contre son épaule, puis il me donne une tape franche contre mon épaule et me fait signe de le suivre.
« Heu… T’as une préférence pour boire un truc ?
– Pas cher.
– Céti la bonne réponse ! Viens, j’vais t’montrer un coin sympa où on boit pas cher. »
Il me fait arpenter les rues pourries qui se transforment en coupes-gorges. Il me fait passer dans des interstices pourris entre des maisons, ceux où on balance des pots de chambre par la fenêtre. Je grimace en essayant de pas marcher dans quelque chose d’immonde, tout en gardant mes yeux au-dessus de ma tête pour prévenir le moment où une bonne femme videra son urine depuis le balcon. On va à travers une petite place, et là, je découvre une sorte de baraque un peu pourri qui ressemble pas mal au trou infâme de « Chez Jacquot » à Derrevin, sauf que là l’affaire s’appelle « Au Cul-de-Sac », nom bien trouvé puisque le débit de boisson se situe justement au bout d’un cul-de-sac.
Bastien ouvre la porte et une petite clochette sonne notre entrée. L’endroit paye pas de mine ; Chez Jacquot y avait un petit peu de confort, là franchement c’est assez obscur. Y a une toile d’araignée au plafond, de l’alcool séché sur le bar, et quelques poivrots qui lèvent à peine les yeux pour nous regarder. Youki traverse la salle et va s’installer dans un coin, preuve qu’il doit être habitué à venir roupiller ici. Bastien hausse la voix et crie vers le bar :
« Hé Oranne ! Tu nous files deux schnaps ? »
Bastien va asseoir ses fesses dans un tabouret. J’hésite un peu à m’asseoir, parce que c’est une espèce de vieux tabouret au vernis qui se barre, et quelques échardes, même pas un petit coussin pour calmer mon pauvre séant endolori par des jours passés sur une selle ; j’avais envie de me dégourdir les guibolles, pas réduire en compote pour délicieux postérieur. Là-dessus, une espèce d’hommesse slash planche-à-pain se ramène, torchon sur l’épaule, poing sur la hanche. Une gaillarde plus grande que moi, qui a une bonne trentaine bien engagée, peut-être même le début de la quarantaine, maigre, le cou ridé, les joues anormalement creuses ce qui montre qu’elle doit pas beaucoup manger, et à l’inverse, beaucoup bosser. Mais j’aime bien ses yeux, et ses cheveux blonds gras et qui ont l’air d’avoir perdu des mèches. Elle me regarde, de la tête aux pieds de derrière le comptoir, et raille avec un ton de poissonnière :
« Bêh alors Bastien, tu m’ramènes toujours des types ben louches, où qu’tu l’as déniché c’matou ?
– Hé, y miaulait pour avoir un bol de lait ! J’allais pas l’laisser soiffard !
– Oué, r’garde comme il est tout sec, j’pense un coup dans l’museau ça va vite le repaître. »
Je suis un peu amusé de leur manière de parler de moi. Grand sourire narquois en coin, je m’installe sur le tabouret pourri, tandis que la tenancière débouche une bouteille et sert deux minuscules petits godets en terre cuite où y a même pas de quoi avoir une gorgée. J’approche le liquide de mon museau et le renifle comme si c’était du rhum arrangé au gingembre et à la vanille des terres du sud ; En réalité, ça a plutôt un arôme de mélange alchimique avec lesquelles les bonnes femmes blanchissent le linge. J’en grimace, alors que Bastien, bien plus courageux que moi, veut trinquer.
« Tu bois à qui, mon brave Bastien ?
– À Agnès.
– Ta dulcinée ?
– Oh, qu’j’aimerais, mon gars ! Nan, c’t’une prêtresse de Shallya, la plus douce d’toutes les femmes de cette ville. Elle s’ballade en aidant les pauvres gens comme moi, file la soupe sans poser d’questions. Même les plus méchants truands y osent pas lui faire d’mal, même les plus courtois des messeigneurs veulent pas attenter à sa pudeur.
Et toi, t’bois pour qui ?
– À Margot.
– La tienne, de chérie ?
– La raison pour laquelle je suis venu jusqu’ici, plutôt. »
Il rit de plus belle. On tape nos godets l’un sur l’autre et descend le liquide tout sec.
Bastien encaisse tranquillement et frappe son godet contre le bar. Moi, j’ai un hoquet. Je grimace de tous les muscles de mon visage, enlaidit ma tête, plisse les yeux qui sont déjà débordants de larmes. Ça pique la gorge, ça pique le nez, ça pique partout. Je suis pris d’une quinte de toux. Derrière le bar, la tenancière se met à hurler de rire.
« Mazette, t’as vu la tronche qu’il tire ton minet ?
– Héhé, hé Armand, ça va ? Tu meurs pas ?
– Putain d’merde, Bastien, il en traîne une couche, ton schnaps. J’ai jamais rien bu d’aussi immonde.
Tu m’en payes un deuxième ? »
Bastien tique du côté des lèvres. Ça se voit que ça le fait chier de payer. Mais bizarrement, la femme derrière le comptoir rouvre la bouteille.
« T’fais pas d’bile. C’trop marrant d’le voir s’rider comme ça. Rien qu’pour rire j’veux le voir en descendre un deuxième. »
Clin d’œil entendu à la planche à pain. Bastien ricane, trop heureux de l’occasion.
« Et c’lui-là, tu l’bois pour qui ?
– À Anne.
– Anne ? Vindieu, t’en as beaucoup des dam’zelles ?
– Pas tant, mais elle est importante, celle-là.
– Qu’est-ce qu’elle t’as fais ?
– Elle est celle qui m’a tout pris. Ma maison, mon argent, et ma dignité.
– Eh beh, ça d’vait être une sacrée bonne femme, alors ; Moi j’vais boire au bon FitzDaniel, j’me torche au frais du marchand ! Hip hip ! »
Deuxième débouche-chiottes cul sec. Je tente de paraître viril en l’encaissant. Mais ça dure pas trop. Je me retrouve à frapper le bar avec mon poing. La tenancière éclate de rire, elle en devient rouge avec son fou rire.
Et à partir de là, j’ai passé une heure-trente tout simplement géniale. Bastien a sorti un jeu de cartes. On est allé voir deux potes poivrots à lui, et on a tiré sans miser d’argent – ce qui m’arrangeait bien – quelques fous et valets dans un bonneteau un peu infernal. Bastien m’a montré comment compter et tirer, même s’il m’a avoué que c’était le genre de coup à finir avec les mains tranchées par des coupes-jarrets. Ensuite j’ai pris un troisième, puis un quatrième schnaps, toujours pour amuser la tenancière qui semblait ravie de me rendre ivre. Pour déconner, à un moment, je lui ai proposé de danser ; Elle a pas eu l’air bien chaude pour. Alors du coup, j’ai dansé avec Bastien, sous les rires honnêtes et les moqueries méchantes de tout le monde. J’en avais rien à foutre. Y avait personne qui me connaissait ici. À quoi bon faire le courtois, le type qui rentre bien dans l’étiquette, qui sait faire des révérences pour s’attirer les sympathies de gros connards qui les méritent pas ? Après on a prit Youki et j’ai dansé avec lui en le tenant par les pattes avant. Bordel ce que j’ai ris, comme un crétin, à en avoir de la morve qui me dégouline du museau.
Je me suis retrouvé près du bar, après. Et j’ai un peu discuté avec la tenancière. Je lui ai fais me raconter sa vie. Comment elle a monté son affaire toute seule. Comment elle est née dans un village avec un con de mari qui la battait, alors elle s’est cassée. Solide gaillarde. Il lui manque des dents, son époux qui la cognait contre la table de la cuisine lui a bien retiré une canine et deux molaires, c’est parfaitement apparent, quand elle rit : Et je la faisais beaucoup rire, surtout quand je faisais le con avec mon nouveau copain qui s’appelle Bastien.
Puis à un moment, au détour d’une phrase bête alors que je lui raconte des conneries que j’ai déjà faites avec Margot – sans parler de Margot – elle me lance :
« T’as d’la chance que j’bosse ce soir, mon chat. J’t’aurais ben croqué, moi. »
Ooh oh oh oh. C’est trop facile. Je me suis mis à avoir un sourire parfaitement vicelard en coin. Un petit regard de côté. J’ai papillonné des cils. Et j’ai continué à discuter, nonchalamment, en faisant genre que je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire par là. Je joue au con, mais en même temps avec une voix trop suave et des sous-entendus trop appuyés pour qu’elle veuille lâcher l’affaire. Elle s’est mise à se coller au comptoir, et à prendre une voix un peu plus basse pour me parler. J’en suis arrivé jusqu’aux promesses.
« Ben oué, mon chaton, y fait froid dehors, faudrait pas qu’t’attrapes froid.
– C’est une proposition très douce, Oranne. Mais il va falloir malheureusement remettre ça à plus tard.
J’ai rendez-vous avec le duc. »
J’attrape un verre de schnaps – ça doit bien être le sixième, je suis putain de chargé – alors que je la vois écarquiller les yeux, puis froncer violemment les sourcils.
« Eh beh putain. On m’a d’jà raconté des conneries, mais celle-là, jamais.
– Quoi ? Je réponds après une toux sèche, et la voix plus étranglée.
Tu crois que je me fous de toi ?
– Beh j’crois qu’t’es bien content d’boire à l’œil, vilain matou !
– Roooh, Oranne, je dis que la stricte vérité. Je vais voir le duc. Hé, tu me crois pas ? Attends. »
Je pose le bout de mon gant contre mes incisives, et le tire pour le retirer. Là-dessus, je retire de mon auriculaire la petite bague en argent à la tête de lion. Je la glisse le long de sa main de femme toute usée par les échardes et la vie de travailleuse. J’approche mes lèvres et lui embrasse le plat de la main, comme si elle était une grande dame, puis je la regarde directement dans les yeux.
« Elle a de la valeur, cette bague ; Tu peux être sûre que je reviendrai ce soir la récupérer. »
Et puis je me glisse tout près de son oreille.
« Et bien plus encore. »
Je me soulève du tabouret et ramasse mon deuxième gant. Je titube mais me rattrape un peu. Va falloir que je me passe de l’eau sur le visage avec l’abreuvoir des chevaux des écuries, avant de rencontrer le duc, sinon je vais pas être bien. Juste avant de partir, je m’approche quand même du bon Bastien, qui est en train de hurler de rire avec ses copains.
« Hé, Bastien, mon brave ? J’étais ravi de faire ta connaissance.
Sache que si un jour dans ta vie tu as besoin de quelque chose, quoi que ce soit, le seigneur Armand, sire de Lyrie et Lanneray, te seras éternellement reconnaissant. »
J’ouvre mon mantel pour lui montrer ma magnifique broche armorié, avec la satanée vouivre de ma famille. Bastien écarquille les yeux en se rendant compte de ma naissance et de mon sang bleu. Il ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais je me faufile sans dire un mot hors du bar.
Et paf, j’ai assez foutu le bordel, et je compte bien revenir pour l’after une fois le boulot sérieux accomplit. Direction le palais ducal.