Un rêve n’apparaît réellement comme un rêve que lorsqu’on rouvre les yeux. Lorsqu’on est encore plongé dans le domaine de Morr, la rationalité n’a pas d’attache, on ne pense pas de la même manière, avec les mêmes contraintes physiques, ou morales, ou même tout simplement logiques. Le passage de mon état de sommeil à celui de conscience fut violent, et profondément désagréable. En fait, j’ai mis un moment à comprendre que j’étais réveillé. J’ai beaucoup papillonné des cils. Je me suis caché sous la couette au fond de ma paillasse. Une sensation assez horrible m’assaillait : J’avais un énorme mal de crâne, derrière les yeux, et l’impression de, ‘fin, comme si on m’étouffait. En fermant fort les yeux, je me suis même mis à sortir des larmes. À pleurer, sans sanglots, juste une espèce de crispation répétée dans ma gorge. Il m’a fallut un effort surhumain pour parvenir à me relever sur les fesses. Tout ce que je suis parvenu à accomplir ensuite, ça a été de basculer mes jambes sur le sol à côté, de poser mes coudes sur mes genoux et mes mains sur ma face. Mes mains sur ma face, le plus fort possible, mes yeux écrasés contre mes phalanges. Je n’arrivais pas à respirer, hormis pour quelques onces d’air que je forçais par ma bouche, ou par mes narines congestionnées de morve. J’ai cherché à me calmer, un long moment. Trop de trucs se bagarraient en même temps au fond de mon crâne.
N’y pense pas, n’y pense pas, je me répétais. Faut pas y penser. Bien sûr que non il n’y a pas une femme qui est en train de m’appeler à l’aide juste en-dessous de mes pieds, derrière cette maudite porte cadenassée. C’était un mauvais rêve. Un grand cauchemar. Ça va faire des mois que je n’ai pas eu une bonne nuit de sommeil. J’ai été troublé ces derniers jours. Je suis convalescent de la fièvre et de blessures. J’ai beaucoup bu. Bien sûr que oui j’ai déliré – n’importe qui délirerait à ma place. N’y pense pas, et respire. Faut que je respire.
Mais je n’y arrive pas.
J’ai baissé encore plus ma tête et je me suis mis à passer mes doigts dans mes cheveux pour les tirer. J’entendais encore cette voix me souffler au fond de mon crâne. CES voix ; Celle m'implorant de l'aider, et celle de la pieuse sœur de Shallya aux pieds nus. Le bout de mes doigts tremblait sur le sommet de mon crâne, comme mes pieds que je tapais avec nervosité contre le sol. Le seul moment où j’ai eu l’impression d’émerger, c’est quand enfin la sueur dont j’étais recouvert me picotait de froid. Enfin, je me réveillais entièrement. Enfin, je ressentais juste le mal de crâne et la nausée parfaitement habituels d’un lendemain de sale cuite. Il m’a fallut juste un petit moment pour soulever mon cul hors du lit et enfin me mettre debout.
J’ai reniflé très fort pour aspirer la morve au fond de ma gorge. J’ai regardé autour de moi en me grattant la joue. Puis je me suis mis à me masser l’épaule, qui me faisait encore un mal de chien. Rapide coup d’œil sur mes mains d’ailleurs : Elles sont défoncées. Ça me fait soupirer. J’ai très mal quand j’étire les doigts, et mes poings sont recouverts de sang coagulé qui a formé des croûtes. J’ai vraiment tabassé Rémon. Sur le coup, c’était un sentiment génial. Le cocktail trouille/violence il a quelque chose d’enivrant. Avec la sobriété et la sale nuit que je viens de passer, je relativise vite la nuit d’hier. L’Armand de la taverne me dégoûte. Regardez donc la cicatrice dont je peux être fier : Il y a des preux chevaliers qui rentrent de leur errance le torse marqué d’estafilades de lames de pirates, ou avec des dents cassées dans des corps-à-corps sulfureux face à des Orques. Moi j’ai tabassé un poivrot dans une taverne. Je l’ai cogné jusqu’à ce qu’il s’écrase par terre. Ma chanson de geste est digne d’être fredonnée dans les cloaques des mauvaises ruelles de Couronne.
Margot.
Je l’aie ostracisée toute la soirée. C’était une bonne soirée, juste le lendemain qui me fout dans la merde. Non, sur le coup, après la bagarre c’était… C’était bien. Je me sentais bien. On rigolait, y avait cette jeune fille, la heu, la gamine de Jacquot, qui n’arrêtait pas de me sourire et avec laquelle j’ai semi-fleureté sans vraiment le faire, comme les garçons adorent faire pour embêter les filles... Bon, Maussade m’a un peu humilié, mais étrangement, mon amour-propre patriarcal et misogyne ne s’est pas senti blessé, je ne me suis pas mis à faire un scandale, un boudin de gamin parce que j’ai été battu par une fille au bras-de-fer, réaction qu’auraient probablement eut neuf Bretonniens sur dix face à cette amère défaite dans une épreuve de force virile. Nan en fait c’était étrangement… Drôle ? Peut-être l’alcool qui a dû un peu aider, en général j’ai l’alcool sympa, pas l’alcool triste ou l’alcool violent. C’était drôle. Je l’aie faite rire, et l’entendre briser son mutisme pour ça,pour ce fragment de rire, ça avait un petit côté… Je sais pas. Ça en était adorable.
Mais elle s’est à nouveau murée dans le silence ensuite. En même temps on avait vraiment beaucoup, beaucoup bu. On se met à faire des choses bizarres quand on boit. On pleure sans raisons, on hurle sans raisons. Je pensais avoir plutôt bien encaissé, mais le… Le cauchemar m’a prouvé l’inverse, hein.
Et puis Margot est revenue dans mes pensées. Je me suis pas effondré. J’ai juste repensé à elle. À la… Au tout dernier moment qu’on a passé ensemble. Je peux pas être nostalgique, c’était juste hier. Mais je me sens lourdement oppressé. Oppressé par la vue du Temple de Shallya par ma fenêtre.
Elle est en sécurité là-bas, pourtant. Je sais qu’elle est en sécurité ici, tant que de Maisne ne débarque pas avec ses brigades de truands et de salopards-soldats. Mais ça me fout le cafard. Je broie du noir. Je claque des dents alors que je fais quelques pas au hasard dans la toute petite pièce où on m’a dit de dormir. J’ai faim. J’ai envie de vomir. Et je renifle à nouveau de la morve qui n’arrête pas de couler par mon museau.
Qu’est-ce qu’elle était belle.
Qu’est-ce que sa marque était belle.
Je suis dans un bureau. C’est pas une chaumière de pégu. C’est bien bâti, avec une fenêtre en verre, bien isolé, j’ai eu ni trop chaud ni trop froid durant mon sommeil – si je suis noyé dans ma sueur c’est uniquement à cause de mon délire malade. J’imagine que l’ancien régisseur du coin, l’officier de sieur Binet, c’était ici qu’il dressait les comptes et les ordonnances qui s’occupaient de tous les détails nécessaires à l’administration d’un domaine mais qui sont bien trop ennuyants pour qu’un Chevalier s’en charge lui-même : Les travaux de voirie, le champart sur le blé, le plafonnement du droit sur le four et le moulin… Tout ça c’est des détails dont on n’a cure quand le seul horizon intellectuel qu’on a c’est monter sur des pégases ailés et charger des morts-vivants à la lance couchée. Y a un tas de bordel. Et je me met à fouiller dedans, un peu au hasard. À ouvrir les tiroirs puis la commode qu’on a poussé contre le mur, à regarder dans le foutoir qu’on a bazardé. Je trouve rien de valeur : ce qui a de la valeur ça a été pillé, mais de toute façon je ne cherche pas des bijoux de famille ou des babioles en or comme un rapace rapinant de champ de bataille. Mais j’arrive à trouver un vieil encrier bouchonné, et une liasse de papiers à brouillon. On sait jamais, ça peut toujours servir. Mais ça va surtout me servir dans la seconde.
J’arrache un des brouillons. Je le pose sur un coin de table. Je place l’encrier entre les paumes de mes mains endolories, et je le frotte vivement pour réchauffer l’encre et lui permettre d’à nouveau couler. Je râle en regardant mes phalanges : Les blessures sont rouvertes, et un flot de sang recommence à couler. Ça coule tout le temps les blessures, ça met quelques jours à cicatriser complètement, c’est ultra casse-couille. Soupir énervé. Je pose l’encrier, le débouche et attrape un stylet-plume. Je trempe la pointe. Je la laisse au-dessus du papier. Ça coule alors ça laisse qu’une sale patte de mouche.
Je réfléchis à écrire un truc.
Je griffonne quelques phrases. Je rature un mot qui me semble pas convenir. Je me trouve trop direct. Ou trop mielleux. Ça me convient pas. Au final je trouve le papier trop peu appliqué. Je rage et repose le stylet, et déchire le brouillon.
Deuxième. Même hésitation un peu idiote. Je soigne plus mon écriture cette fois. Mais je me perd dans des formules qui ne veulent rien dire. Je m’énerve. Je m’insulte moi-même intérieurement. Je sais pas quoi dire. Je renonce, un instant, à l’idée d’écrire un truc tout court. Je déchire ma deuxième page en confettis.
Troisième. Cette fois-ci, je prends plus mon temps. Je ne m’empresse pas de plonger le stylet dans l’encrier. Je reste juste, comme ça, bêtement, à réfléchir tout seul devant la page vierge. Je pose mon menton contre mon torse, comme si j’essayais de rentrer mon cou au fond de mes épaules, tel une tortue. Je me vide intérieurement. Je pense plus à rien. Puis, je me saisis légèrement du stylet, et j’écris tout d’une traite.
Margot,
Mes pensées demeurent pour toi. Où que j’aille, quoi que je fasse, ton nom restera sur mes lèvres.
Je reviendrai te chercher.
Je pose le stylet à côté de la table. Je reste bêtement debout, mains posées dessus, à regarder ce que je viens d’écrire – faut le temps que ça sèche. Je signe pas. Pas besoin, elle reconnaîtra mon écriture – et puis, si quelqu’un intercepte cette missive, je n’ai pas envie de m’incriminer tout seul, j’ai envie de me laisser un minuscule et dérisoire bénéfice du doute au cas où la sévère Alys l’arrache des mains de ma Margot.
Ma Margot ? Pardonnez-moi, ce… Ce petit mot possessif est sorti tout seul. Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas ce que je m’imagine. C’est le bordel dans ma tête.
En contemplant la connerie que je viens d’écrire, j’hésite à nouveau à détruire mon brouillon et à m’enfuir. Comment je peux écrire des trucs comme ça ? Je l’aie revue même pas vingt-quatre heures. Je suis égoïste. Cruel. Demeuré, surtout. J’ai un profond retard mental. T’es trop un crétin, Armand – voilà le ballet des insultes que je profère à ma propre attention. Au moins j’ai pas écris de niaiseries. Mais comment réagirait Margot en lisant ça ? Comment va-t-elle lire ça ? Je jette de l’huile sur le feu. Je me complique la vie, et la sienne par la même occasion. Je devrais la détruire. Je devrais quitter Derrevin sans me retourner, comme Alys m’a intimé de le faire – plutôt impérativement d’ailleurs.
Mais dès que le brouillon est sec, je le plie délicatement en quatre. Je le range dans la poche droite de mon mantel, tandis que je fous le mini-encrier, le stylet et les brouillons que j’ai pas déchirés dans celle de gauche. Grande inspiration nasale, cette fois-ci un peu tremblante, mais plus profonde déjà – je ne suis plus à deux doigts de m’étouffer. Je suis prêt à aller affronter le dehors. Juste à me rhabiller entièrement : Je me rends compte que j’ai dormi presque tout habillé, j’ai juste eu le temps de jeter les bottes dans un coin de la chambre avant de m’affaler telle une épave sur mon matelas.
Y a une sentinelle dans le couloir. Un gars casqué. Pas le même qu’hier qui m’a filé la chandelle et souhaité une bonne nuit – pas celui dont je peux revoir l’énorme sourire d’une oreille à l’autre lors de mon… Lors de mon rêve. Il est juste légèrement surpris par la soudaine ouverture de ma porte, puis il me salue en opinant du chef bien professionnellement. Ça se voit qu’il fait pas un excès de zèle à mon intention.
« Messire. Il y a une salle de bain avec de l’eau préparée pour vous si vous souhaitez vous nettoyer. »
Il a ce don que beaucoup de gens ont, celui de réussir à bien retenir son antipathie. Ça se voit qu’il m’aime pas, ça se voit que le « messire » dit bien sèchement lui a beaucoup coûté. Il doit être le genre à cracher dans mon dos dès que je suis pas dans la même pièce, mais puisque Carlomax lui a dit où je pouvais me laver le cul, alors je vais me laver le cul. J’ose pas trop me moquer de lui. Je me sens en infériorité. Ivre, je n’aurais pas hésité à ricaner, à bien lui rappeler sa condition d’inféodé par des petites remarques et des mots bien choisis – là, avec ma honte, ma tristesse et ma gueule de bois, je trouve rien d’autre à faire que de répondre à sa salutation par un même signe de tête, et puis de lui dire :
« Merci. »
Déjà remercier un gueux c’est beaucoup pour un noble.
« Saurais-tu où je peux trouver Carlomax ?
– À la caserne. Mais vous pouvez l’attendre ici dans votre chambre, si vous le désirez. Messire.
– Très bien… Très bien. »
Je conclus ma phrase par une multitude de hochements de tête, puis je me dirige vers la salle de bain qui m’indique.
Et quand il disait « salle de bain », le bonhomme ne se foutait pas de moi. Ça se voit que le régisseur était un bon bourgeois bien graissé ; Je me demande un instant quel a été son sort – est-ce que malgré le confort que lui offrait Binet, il s’est joint à la révolte ? Est-ce qu’il a émigré, les herrimaults le laissant fuir après le combat ? Ou bien est-ce que pour sa collaboration, il a subit quelques sévices graves pour ses méfaits ? La Bretonnie c’est marrant, les seigneurs sont souvent inconséquents et vénaux, mais c’est pas eux les vrais injustes. Je vous ai dis que souvent, les chevaliers en avaient rien à foutre de leurs fiefs, ils ne savent pas la vie que mènent leurs manants. Le régisseur, le bailli, le prévôt, l’intendant, lui, c’est autre chose. Il est en première ligne pour assurer le train de vie de son sire, c’est lui qui vole le pain de la bouche des orphelins, qui donne un coup de pied aux fesses d’un jeune garçon pour le forcer à être enrégimenté dans l’ost domanial, qui fouille à la pelle sous les chaumières pour voir s’ils ne cachent pas des vivres pour l’hiver et qui pend ceux qui ont ainsi essayé de cacher de quoi assurer la survie de leurs enfants en bas âge – il n’est donc pas étonnant que si les révoltes paysannes sont aisément matées dans le sang, et avec peu voire pas de bleu qui coule, les officiers sont eux souvent victimes d’un destin aussi funeste, que cruel, que mérité. Je me retrouve à fantasmer un court instant sur toutes les atrocités que le régisseur a pu être victime face au lynchage de la chienlit de Derrevin. Peut-être l’a-t-on classiquement écartelé ? On lui a jeté du goudron brûlant et des plumes sur son corps dénudé ? On a violé sa femme et ses filles devant ses yeux avant de les égorger ?
Pas sûr. Carlomax et Alys ont l’air attachés à la justice. Carlomax au moins. Je sais pas.
Je cesse de rêvasser à ce sujet. Vous avez vu à quel point je digresse juste en entrant dans une salle de bain ? Je dois vous fatiguer. Ok, bah, la salle de bain est jolie. Murs colorés. Une belle baignoire en étain au milieu. Des petites glaces qui permettent de voir son reflet, un lavabo stylisé. Il y a des commodes et des petits ameublements, et je suis sûr que lors du bon temps faste le régisseur devait y mettre des sels de bain, des parfums, des concoctions pour que lui et sa petite famille puissent se faire une jolie peau et sentir bons : Mais tout ça a disparu, probablement pillé et revendu. C’est pas grave. Ça va faire des semaines entières que je me lave une fois tous les trois jours dans un lac froid, C’est vraiment pas le moment de faire la fine bouche. Je trouve l’essentiel : la baignoire est remplie d’eau, et en enfonçant ma main dedans je la sens encore tiède, ce qui est un luxe incommensurable quand on a goûté à la fraîcheur glaciale d’un lac comme baignoire habituelle. Je trouve du savon, aussi, du savon ultra basique, à l’huile et à la soude, pas un savon de Brionne infusé aux fleurs ; mais au moins ça va bien me décrasser. Ça fera beaucoup de bien.
Je me déshabille.
D’abord faut retirer le gros mantel. Je m’approche du lavabo, et je vide toutes mes poches. J’accumule depuis le début de mes aventures un sacré bordel, il faut l’admettre, et Triboulet a réussi à me rajouter une couche par dessus. Je dépose la bourse, très légèrement alourdie depuis le début de mes aventures. J’ai quand même laissé Triboulet s’en tirer avec l’équivalent d’un Écu, ou une Couronne d’Or si vous venez de l’autre côté des montagnes – après tout c’est lui qui a trouvé le fric. Du tabac, mais je suis pas fumeur, buveur mais pas fumeur ; je suppose que si je trouve une pipe ça sera tranquille. Une bague, que je fais rouler sur le coin autour du lavabo. Le petit lion gravé dessus m’interpelle un petit instant : Les lions et la Bretonnie, c’est une jolie histoire d’amour. Notre Roi a un lion comme héraldique. Dans le duché de Couronne ils adorent mettre des fauves et des léopards divers et variés sur leur armorial. Pourtant, je ne rattache pas la forme de ce lion à l’une de ces illustres familles très en vue. En fait, je n’ai jamais vu une tête de Lion dans cette posture. C’est assez original. Ça arrive les armoiries originales. Peut-être un Bretonnien qui a prit ce blason après une croisade chez… Chez les gens qui ont des lions sur leurs drapeaux. J’en sais rien, ça me pose une colle. La fiole, avec un liquide qui pue : Je sais pas ce que c’est mais je l’aie gardée, soigneusement bouchonnée il faut l’admettre. Je détache aussi ma broche, mon bel insigne que je garde toujours collé sur moi, cette satanée guivre Lyrienne qui a été adoptée par Armand Ier mon brave ancêtre. Et…
...Et avouez que c’est déjà pas mal du tout. Je commence à transporter une bonne quincaillerie sur moi. Peut-être qu’investir dans une sacoche ne serait pas un luxe.
Une fois le gros mantel débarrassé, c’est mon doublet débraillé que je dois faire glisser de mes épaules. Je l’ai pas boutonné jusqu’en haut, j’ai même pas dormi avec, heureusement d’ailleurs, parce que ça aurait été énervant de le ruiner avec ma sueur. C’est pas le cas de ma chemise échancrée en-dessous : Elle, elle fouette, à mort. Dommage, je n’ai pas de vêtements de rechange comme douce intention qui m’ait été adressée. Oui, c’est vrai, je suis pas à l’hôtel, mais quand même, je suis censé être leur diplomate et leur seule chance de s’en sortir sans recourir à un conflit armé, pas vrai ? Encore que depuis que Triboulet m’a annoncé que Carlomax avait mit la main sur des arbalètes automatiques, je me dis que peut-être que résoudre son contentieux juridique dans la curée sanglante n’est peut-être pas aussi hasardeux pour lui que je ne pensais. C’est peut-être même devenu une option envisageable. Vie de merde.
Du coup je me retrouve torse-nu. Je plie soigneusement ma chemise qui pue, et là, je commence à arrêter de me regarder dans le miroir. Je me dépêche de défaire les lacets de mes bottes, et de virer la ceinture qui lie mes braies. Je ne me regarde pas, et me plonge en ne croisant pas mon regard dans les beaux miroirs qui encerclent la salle de bain. Je me jette dans l’eau, profitant qu’elle soit bien tiède pour ne pas avoir à poireauter devant un long moment pour que la température atteigne la saveur optimale.
Je déteste me regarder dans le miroir.
C’est un trait de caractère curieux. J’ai du mal à l’expliquer. Mais c’est plus fort que moi. Mon corps nu me met mal à l’aise. Les miroirs disposés bien curieusement autour de la pièce me jettent un froid. J’ai du mal à regarder ma peau mise à nue. J’ai du mal à baisser les yeux dans mon bain pour me regarder. Je suis bien obligé, un minimum, pour voir à quel point ont bien cicatrisées les plaies infligées par l’épée du chevalier de rouille de Cuilleux – ces blessures salement infectées m’ont fait souffrir le martyr, qu'Ophélie a camouflé sous un bandage neuf hier. Je suis obligé de le retirer, tant pour me laver que pour vérifier mon état ; et résultant, j’en ai encore des cicatrices. Certes bien fermées, mais encore très laides. Laides ! Je serre les dents en les observant. Je saisi la grosse brique de savon et commence à doucement me frotter pour tenter d’en faire disparaître la saleté.
Je déteste mon corps. La tête, ça va. Ma trogne, ça me fait rien. Mais mon corps c’est pas la même chose. Je le camoufle pas, pour autant. Je l’entretiens, également. J’aime l’odeur du savon. J’aime la sensation de propre, la sueur et les impuretés me mettent très mal à l’aise. Et j’ai toujours adoré me faire beau. Être beau. Qu’on me le dise, à voix haute, ou qu’on me fasse le comprendre, plus subtilement. C’est un plaisir plus enivrant que tous les alcools auxquels j’ai goûté, qu’on trouve ma stature et ma figure agréable. Mais moi-même, de mes propres yeux, me regarder ne provoque chez moi qu’une angoisse crasse. Je suis sale. Marqué. Je le sens dans mes courbatures, je le vois à ces croûtes et ces rougeurs dont je suis parsemé comme un tableau qu’on aurait raturé au couteau. Inconsciemment, je me suis mis à frotter plus fort. Un peu trop fort. Je me fais mal en me lavant. C’est plus fort que moi. Je suis partagé entre l’envie de fuir cette baignoire le plus vite possible, et le besoin de retirer ma souillure partout où elle se trouve, jusqu’aux doigts de pieds et le fond du nombril.
Je retiens ma respiration juste pour passer ma tête sous l’eau. Je fais passer le savon au fond de mes cheveux, paniqué à l’idée d’avoir des poux ou une autre saleté. Quand j’ai fini, je dépêche de m’enfuir, la tête baissée, et je me grouille d’aller atteindre un linge propre pour me recouvrir et me sécher dedans.
J’ai dégoté un rasoir dans l’une des commodes. Je m’approche du miroir du lavabo. Il est un peu obscurci par de la buée que je fais disparaître en passant ma main dessus. Je me rase assez grossièrement. J’essaye de garder une jolie moustache, je débroussaille dans le collier de barbe pour que ça fasse propre, j’égalise mes mèches. La coiffure me demande deux fois plus de temps que ne m’en a demandé le bain. J’essaye de faire négligé et propre à la fois, de me laisser un air de garçon aventureux tout en étant parfaitement accueilli dans un dîner officiel – avoir l’air d’un mauvais garçon chez les bons aristocrates, et d’un aristocrate propre sur soi chez les roturiers, c’est l’astuce pour être sûr d’atteindre le maximum de filles. Voire de garçons, de temps en temps, ça a pu m’arriver.
Je me rhabille tout de go. Et les cheveux encore mouillés, je peux enfin aller virer mon cul dehors pour rejoindre Carlomax.
Pas le temps de chercher Triboulet. Y aura du temps pour ça plus tard. Là, je met le nez dehors. Je vous avoue que j’ai franchi le rez-de-chaussée à toute vitesse : Je me suis même pas retourné pour observer ce qu’il y avait derrière moi. Plus que tout, j’ai refusé de jeter le moindre regard vers la porte cadenassée par un verrou que j’ai reconnu durant mon rêve. C’était qu’un rêve. C’était qu’un rêve. C’était qu’un rêve. J’ai bu, je délirais, c’était qu’un rêve. J’ignore. C’était qu’un rêve.
Bien sûr que non ce n’était pas qu’un rêve.
Putain de.
Je fous les pieds dehors. Le soleil, pas encore à son zénith, me fait très mal aux yeux. Un beau symptôme de gueule de bois. Le bain tiède m’a ragaillardi, mais je suis encore malade. Derrevin est moins bondée qu’hier. Les échoppes sont étrangement ouvertes, mais les pégus et les pêcheurs sont tous partis bosser. Y a donc du commerce ici ? Encore ? Ça vaudra le coup de s’y arrêter un instant. Peut-être chez Jacquot, reprendre de quoi bouffer avant de m’en aller. Car je sens que je vais m’en aller – je n’ai pas l’impression que je vais faire de vieux os ici.
C’est d’ailleurs pour ça que j’ai décidé de ne pas attendre Carlomax, et d’aller le voir le plus tôt possible.
Vérifier s’il n’a pas son trousseau de clés sur lui Lui demander comment il compte organiser mon trajet jusqu’à Castel-Aquitaine. Je pense pas passer un jour de plus ici. Ou peut-être que si. On verra. Et puis, j’ai quelques questions à lui poser avant. Quelques curiosités, auxquelles il n’a pas pu répondre hier. Peut-être qu’il a aussi des choses à me dire, lui. À propos d’hier soir. La bagarre, tout ça.
J’arrive devant la caserne. Y a des sales types en train de s’occuper de leurs armes. Je dis « des sales types » parce que tous les gueux qui portent un armement me mettent mal à l’aise. Alors, c’est qui ces péquenots en cuir bouilli ou en haubert, qui sont en train d’aiguiser des fauchons avec des petites pierres ou qui vérifient la longueur de lances d’infanterie ? Ex-hommes d’armes de Binet ? Paysans recrutés et armés sur le tas ? Herrimaults vétérans de dizaines de raids ? J’en ai rien à carrer. Mais en m’approchant l’un d’eux ne peut pas s’empêcher de se lever du tonneau sur lequel il était assis, et de me faire un signe de tête.
« Hé. Qu’est-ce que vous voulez ? »
Lui, contrairement à la sentinelle, n’a pas intégré le fait que même quand on n’a que mépris pour quelqu’un, il est essentiel de lui parler poliment. Je force un sourire figé, en coin, pour lui répondre :
« Pardonne-moi. Je souhaiterais discuter avec Carlomax.
– Ben, Carlomax il est occupé. Il est en réunion. »
Je te demandais pas s’il était occupé trou du cul, je t’ai dis que je voulais lui parler. Bon. J’ai pas mangé, je suis de mauvaise humeur, le soleil me fait TRÈS mal aux yeux. Je me contente d’encaisser et de reformuler.
« Oui… Oui, bien sûr qu’il est occupé… Permets-tu, mon brave, que je l’attende à l’intérieur ? »
Il jette un regard à son collègue. Son collègue, qui est resté assis, hausse les épaules. Alors mon interlocuteur hausse les épaules aussi.
« Oué. Oué tu peux l’attendre à l’intérieur, j’suppose. Mais t’attends qu’il ait fini. »
Oh merde, il me tutoie, le con. Bon, j’ai vraiment très mal à la tête, alors on va laisser couler.
« Merci. »
Et je rentre à l’intérieur. C’est un terrain militaire. Enfin, « terrain militaire » c’est un terme, très, très impropre. Disons que Binet a dû investir dans une bonne défense, et qu’il a donc trouvé que c’était une bonne idée de construire une caserne rudimentaire, avec au milieu de quoi permettre à quelques hommes d’armes d’organiser des simulacres de bagarre et de formation pour mieux servir leur maître. Le problème, c’est que Binet, il devait avoir de quoi nourrir et solder quelques dizaines de types. Là, c’est envahi. Rempli à ras bord de types équipés d’un armement tout ce qu’il y a de plus hétéroclite. On va du milicien qui porte hasardeusement une lance toute neuve, au chevalier tout en harnois de plates qui a bien révisé sa posture de parade et sa demi-épée. Tout un tas de monde dans une caserne trop petite, qui chahutent, qui font du brouhaha, qui ont du mal à organiser un entraînement. Je dois jouer des épaules pour me faire une place parmi eux.
Je localise un escalier qui mène à l’étage. Près d’une colonne en pierre, je croise les bras et je me repose. Je vais attendre que Carlomax ait fini en regardant tranquillement des combattants en train de se battre. Moi-même n’ose pas participer – j’ai trop mal à l’épaule.
Et puis, je suis curieux, mais j’ai bien envie de croiser la sentinelle de la nuit dernière. On sait jamais.
Après tout. Ce n’était qu’un rêve.