La Bretonnie, certains y vivent par opportunité et choix, d’autres malgré eux. On y vit, et on y meurt, c'est le sort qui attend ceux qui descendent des Bretonnis. Vivre dans cette terre est un rien différent pour chacun, mais une chose reste commune à tous. Le mauvais temps d’automne. La pluie est fine comme une toile, mais elle tombe, encore et encore. Le vent souffle, sans pour autant s'essouffler. Les nuages gris couvrent le ciel, interdisant le soleil et sa lumière. Les pieds couverts de boue, il avance. Le sol se déforme un peu à chaque pas, laissant une marque, celle de ses bottes. Pour chaque enjambée, il est accompagné par de nombreuses autres, parfois en rythme, souvent sans ce luxe. Les pèlerins, groupés comme des lépreux, arpentent les sentiers.
Ils sont nombreux, plus qu'hier, peut-être moins que demain. Ils sont presque une vingtaine, presque. Arnaud d’Aquitanie n’est pas devant, il ne l’a jamais été. Sa pèlerine le protège tant bien que mal contre l’eau, et ses souliers lui évitent de graves ennuis. Désormais, il suit depuis quelques mois son nouveau devoir. Il n’est plus le nouveau nom prononcé avec distance. Il regarde autour de lui, des nouvelles têtes, la plupart seront partis de ce monde avant la prochaine saison. Bien qu’il ne soit point un soldat, il possède un équipement, deux des nouveaux n’ont que leur paquetage respectif. Au loin, des pâturages à pertes de vues, accompagnés de fermes spécialisées dans le bétail. Parfois, elles sont regroupées pour former un hameau, voire même un village.
Leur seigneur, l’homme qui a goûté au Graal, Sire Caron de Quenelles, n’est point présent. Il est occupé au château local, rendant visite à un autre sang bleu. Ce n’est pas rare que le chevalier soit séparé de ses suivants, qui finissent souvent par errer au plus près de leur idole. Ce coin perdu fera l’affaire. Certains commencent déjà à se diriger vers des bâtisses, quand soudain, la cloche est secouée avec intensité. Perrot, ayant désormais l’attention de tous, prononce une courte phrase de sa voix rocailleuse.
« Mes frères, par ici je vous prie. »
Il pointe du doigt une traînée de terre, menant plus bas que le niveau du village. Quelques dizaines de yards plus loin, on devine un endroit creusé dans la surface. L’idée d’une maison troglodyte habituellement n’enchante guère les compagnons, cependant, la météo étant ce qu’elle est, ils acquiescent tous de la tête. En se dirigeant vers la grotte, presque tous remarquent que les paysans les observent, derrière leur fenêtre, au coin d’un mur ou de l'œil. Ce n’est pas si étrange que le troupeau soit contemplé ainsi, cependant, quelque chose diffère. Il n’y a pas que de la curiosité dans les regards, quelque chose d’autre subsiste. Ce n’est pas de la peur, du dégoût ou de la haine, non. Même dans les yeux des enfants, cette lueur est identique, déterminée. N’étant pas natif de ce duché, Arnaud ne sait pas si cette flamme est commune.
Ils arrivent à leur salut contre les larmes du ciel. Dans la roche, un petit réseau est accessible. La plupart des hommes déposent leur paquetage, tordent leurs capes, et commencent à allumer très péniblement un feu. Des plaintes à demi-mots échappent parfois aux braves. Soudain, une voix résonne d’en dehors de leur nouvelle demeure. Avant d’entendre quoi que ce soit, il tourne la tête, et un homme apparaît alors. Son béret pourpre à plume, sa tenue de tissus, fourrures et cuir de luxe et ses bijoux en or ne laissent que peu de doutes. Un homme riche, et au vu de son épée d’apparat et de sa lettre, c’est un homme haut placé. Un intendant, ou un shérif peut-être.
Il secoue sa lettre comme une crécelle, tandis que son visage déjà hargneux se renfrogne un peu plus. Il se tient à l’entrée, aux regards médusés des peu fortunés. Comme s’il avait plus peur de contracter leur misère que la crève. Il balaye ses orbites couleur marron, puis il parle, bien plus fort que nécessaire étant donné que la cave résonne.
« Pèlerins ! Suite à un éboulement sur une route au nord, le chariot de vivres attendu est retardé. Vous ne recevrez donc aucun couvert. Pour ce qui est du gîte, les habitants n’en ont aucun à vous offrir.
Pour ce qui est de cette grotte, vous êtes autorisée temporairement à l’habiter. »
Nous avons déjà eu des… rencontres, avec des pèlerins. Je rappelle que le braconnage est puni par une peine de travaux forcés, que le vol est puni par le fouet, que la contrebande est punie d’une peine de prison et d’une amende valant le triple du crime.
Je rappelle aussi que les peines sont doublées pour les étrangers. »
Un sourire cruel et partiellement malsain orne le visage du factotum, montrant ses dents blanches, jaunes, et parfois dorées. Il tapote de sa main libre la lourde bourse pendante de son flanc. Marquant une pause, il reprend d’une voix presque mielleuse, ou du moins, du miel empoisonné.
« Vous êtes prévenus, je vous souhaite de reprendre votre pèlerinage au plus tôt. »
Il tourne les talons, et repart aussitôt, une fois hors de vue, plusieurs des hommes font des gestes obscènes, probablement envers le shérif. Pieux-Perrot se frotte l’occiput, consterné bien plus que les autres, il se lève et frotte ses chaussons par terre.
« Bon, on ne va pas rester là à périr de faim. Les paysans ne veulent pas nous offrir, mais nous pouvons l'acheter.
Avec quel argent ? On a pas un rond !
Je suis sûr qu’il doit y avoir des sangliers et des lapins dans la forêt en bas des collines, il suffirait d’être un peu discret et…
Et risquer de finir sa vie à Orquemont ? Foutaises et sottises !
J’ai peut-être une idée. Il y a un hospice, des sœurs de la Colombe. Il est plus loin cependant. Il faut passer par le mont le plus proche. Elles pourraient nous aider.
Encore une marche forcée ? C’est à se tuer, frère Perrot.
Frère Arnaud ? Tu es le plus voyageur de nous tous, après tout, tu as travaillé en tant que forestier, que penses-tu de tout cela ? »
Déviant l’attention vers le criminel en sursis, désormais, tous sont rivés sur lui. Il va bien falloir faire quelque chose. Il lui reste des rations, pour lui, et quelques pièces, mais est-ce que c’est suffisant ? Encore faudrait-il que les locaux acceptent d’échanger avec eux… Se remplir le ventre, voilà le plus grand défi que les pèlerins du Graal rencontrent presque chaque semaine.