Vingtiennes, un bourg du duché de Parravon,
14 du Mois de l’Hiver 1552,
Un an après le premier cas de la Grippe Agrypniaque de Nuln.
Mille âmes se pressaient dans des murs juchés au-dessus de l’immense fleuve de la Grismerie. La Bretonnie est un pays rural, Vingtiennes est déjà une ville. Une ancienne colonie de peuplement Belthani, sa population fut déjà déplacée de force par les envahisseurs Bretonni, ensuite par les Orques descendus des montagnes, puis par les conquérants Impériaux qui fondèrent la cité de Konigsfluss dessus — et c’est bien des siècles après que les Bretonniens priant la Dame du Lac la reprirent. Des cadavres, c’est ça que Vingtiennes avait en abondance, en plus du commerce qui allait-et-venait du plus grand fleuve du pays : des hommes de tant de nations différentes, réduits à l’état de squelettes, jetés dans des ossuaires creusés sous les maisons. À chaque crue, sortent de Vingtiennes des crânes secs et des morceaux de fémurs brisés…
La nuit est une vraie nuit, à Vingtiennes. Surtout une nuit sans lune comme en ce jour, surtout une nuit d’Ulric, même si l’éponymie de ce mois de l’année est un peu fausse : l’hiver commencera officiellement dans une poignée de jours seulement, on profite pour l’heure des derniers souffles de l’automne. Mais il fait noir. Un noir de mort — il n’y a pas de lampadaires à Vingtiennes, très peu de fenêtres aux maisons, ça n’a rien à voir avec la Brionne occidentale qui scintille éternellement. Quelques torches tenues par des voyageurs nocturnes — c’est tout ce qu’on aura pour se repérer dans le noir. Les chats règnent, ils glissent furtivement dans les jardins, pour aller fouiller les poubelles.
Les chats… Et les consommateurs de feyeyès. Dans l’ombre, des hommes armés se passent un bol contenant un philtre immonde, dont aucun ne veut connaître la recette ; à tour de rôle, ils prennent quelques gorgées, en grimaçant et en grognant, tant le goût est infect, et ce peu importe la quantité d’épices jetées pour servir d’excipient — puis il y a la douleur au cerveau, dans les tempes, et enfin, au niveau oculaire ; l’horizon apparaît gris. Et ils distinguent, à plusieurs centaines de pas, les contours des ateliers, des chaumières, de la grande auberge-relais seigneuriale. Alors, ils peuvent vérifier leurs carquois et leurs poignards, et se mettre en route.
Vingtiennes est une ville hors du monde, mais le monde vient à elle. C’est une cité de carrefour, avantageuse car elle est située pile à un endroit où le fleuve se rétrécit en même temps qu’il s’aplanit, rendant aisée la construction de ponts et de quais. La Grismerie est une immense artère, de l’océan jusqu’aux montagnes grises — c’est pour ça que tant de peuples ont fondé des villes dessus. Les Belthani trouvaient le lieu parfait pour abriter des pêcheurs, car ils étaient un peuple innocent. Les Bretonni s’en sont emparés car depuis cet endroit, ils pouvaient lancer des raids meurtriers partout où ils voulaient dans ce côté du Vieux Monde, pour ramasser du butin et de femmes — les Orques les ont remplacés pour la même raison. L’Empereur Sigismond croyait que tant que cet avant-poste tiendrait, toute la province qu’il avait fondée tiendrait également — il avait raison.
Aujourd’hui, Vingtiennes était un bourg tranquille, apaisée, quelconque. Des gens simples vivaient simplement. Bûcherons et pêcheurs, et réparateurs de bateaux. Il y avait un cimetière, une auberge, des bains publics. De quoi vivre, et vivre mieux qu’en tant que serfs à la campagne. Et tout le monde passait par ici, par l’eau et par la terre : du nord, des Impériaux qui filaient depuis le Défilé de la Hache ; de l’ouest, Gisoreux et ses immenses foires connues dans le monde entier ; de l’est, des Nains cherchant à vendre le produit de leurs forges et de leurs ateliers ; parfois, quelques Fées même osaient s’aventurer dans ce trou, après avoir suivi le courant depuis Athel Loren.
Et pourtant, Vingtiennes n’était pas riche. La faute aux taxes, aux péages, aux coutumes seigneuriales. La faute au manque d’investissement, à un bailli peu intéressé par la rénovation des vieux ouvrages. À des paysans à qui le calme allait très bien, et qui n’avaient pas envie d’être redevables de la corvée, ou d’être forcés de déménager quand on voudra leurs terres pour faire des maisons et des entrepôts. Les gens passaient à Vingtiennes, mais ils ne demeuraient pas. Vivre ici, c’était acheter de la sérénité, en acceptant que rien ne changerait jamais.
Est-ce que c’était le désespoir qui nourrissait certains mauvais êtres, dans cette ville quelconque ? En voilà un poison étrange que le désespoir. Il gangrène. Et il contente en même temps. Il n’atterre pas ; il rend acceptable sa situation, afin que l’on ne s’améliore jamais. Une idole l’aimait, ce désespoir, elle s’en nourrissait, ou alors elle le provoquait — cette histoire n’était pas claire. Mais certains habitants de cette ville quelconque au destin quelconque s’étaient mis à vénérer l’idole, et le long de la Grismerie, tout le long de l’artère, ils transmettaient ce désespoir, aussi infectieux que la peste.
Une peste qui empêche de dormir.
Deux jeunes hommes marchaient côte-à-côte dans la grande rue de Vingtiennes — la seule avenue du bourg, en fait, celle qui menait d’un côté à l’autre de l’immense pont jeté sur le fleuve, au-dessus duquel des maisons avaient été construites. Ils grelottaient de froid, même s’ils portaient d’immenses manteaux qui descendaient jusqu’en bas de leurs genoux. L’un d’eux était plus nerveux que l’autre — c’était le plus grand, le plus costaud aussi. Il n’arrêtait pas de trifouiller sa manche, et de regarder dans tous les sens comme une sorte de chouette. Peut-être pour se donner du courage, il ne put s’empêcher de déclarer d’une voix qui tremblotait, quand bien même il s’était efforcé de la rendre féroce :
« J’ai un couteau dans ma botte droite, si t’en as besoin. »
Une chose étrange à dire — l’homme à qui il s’adresse n’aime pas les armes blanches, surtout pour ce à quoi il la destinait.
Mais ensemble ils marchaient, comme deux camarades. Leurs destins étaient liés, deux fils joints dans la même trame. Ils s’arrêtèrent près d’un grand bâtiment en pierre, construit il y a bien longtemps, et collé près de la Grismerie — un bâtiment auquel on ne s’attendrait peut-être pas, dans une petite ville comme Vingtiennes : un théâtre. Ce n’était pas un immense opéra, pas une scène immense digne des princes. Mais c’était un théâtre quand même, preuve d’une ère où Vingtiennes était plus grande, et portait plus de rêves aussi.
C’était un théâtre Impérial, en déliquescence. Les travaux pour l’entretenir coûtaient cher, et étaient moins justifiés que rénover le pont, le Temple de Shallya, ou le moulin à eau. On y donnait peu de représentations, et il était souvent squatté par de simples saltimbanques de passages, qui montaient leurs propres planches et fournissaient eux-mêmes les coûteuses bougies pour illuminer la scène — autrement, c’était à l’abandon, et on voyait du lierre sauvage pousser dans les fêlures de la façade.
Les deux hommes sortirent de leurs manteaux des cagoules en toile, avec lesquelles recouvrir leurs têtes. Et d’un pas assuré, les épaules en arrière, ils allèrent tout droit vers ce théâtre.
Un petit trio se tenait devant l’entrée. On aurait dit des gens normaux, ils n’avaient pas du tout des carrures de videurs, bien au contraire : un petit homme, un petit homme gros, et un petit homme vieux. C’est le gros qui leva la main, et qui avec un petit sourire, déclama juste :
« Hélà. Comment allez-vous ? »
Des nouveaux arrivants, c’est celui avec le couteau dans la botte qui fit un pas en avant, et qui répondit avec une phrase étrange, tant par son contexte, que par la voix claire avec laquelle il l’énonça :
« Bonsoir.
Je viens pour me renseigner au sujet de la kermesse de Festag. »
Alors le gros sourit, et s’écarta en désignant la porte.
« Maiiis, entre donc mon frère, tu es au bon endroit. »
Alors le duo poussa la porte, et pénétra dans une pièce aussi froide que noire.
Autrefois, ici, il devait y avoir une queue, des gens qui attendaient. Plusieurs passages menaient à un étage, ou à une fosse plus basse. On imaginait bien les gens discuter, s’asseoir sur des bancs à plusieurs, les enfants qui chahutaient… Aujourd’hui, tout n’était que gravats. Quelques personnes mal vêtues, en haillons, étaient couchés dans un coin. Il y avait des ordures, et des cafards. Et, incroyable, une œuvre d’art au milieu de tout ça :
Une statue, de Mórr. Le Dieu des défunts était aussi le Dieu des rêves, et donc, des artistes. Ce lugubre seigneur était le patron des comédiens, des chanteurs et des écrivains — il avait tout-à-fait sa place ici, et pas qu’à cause des cadavres des ossuaires. Mais quelque chose était arrivé à la statue : elle avait été grimée, le visage limé, non seulement par les affres du temps, mais également à dessein — on avait dessiné à la peinture une rune inquiétante sur la robe de bure en grès du faucheur ; une rune représentant trois cercles concentriques, collés l’un à l’autre.
Le duo entra dans la fosse. Il y avait beaucoup de vieilles chaises, gondolées par l’humidité, aux séants troués et décousus. On sentait une horrible odeur viciée. Des champignons noirs poussaient au plafond. Plusieurs personnes étaient assises, dans tous les sens, certains directement par terre. Ça chuchotait, pas fort, parce qu’il y avait somme toute très peu de monde dans cette grande pièce, et l’acoustique réverbérait le moindre mot, ce qui n’était pas idéal pour l’intimité. En levant les yeux, on pouvait voir au-dessus de la tête des passerelles, liées à des échafaudages. On devinait comment autrefois, on devait les utiliser pour suspendre des décors. Ça ne pouvait se faire aujourd’hui qu’aux risques et périls du réalisateur, car l’ouvrage semblait branlant.
Quelques hommes marchaient sur ces passerelles. Des hommes armés de grands bâtons.
Le duo se sentait surveillé. Des yeux derrière des cagoules les étudiaient longuement. Les conversations s’achevaient à leur approche. Mais les deux jeunes gens firent comme si de rien n’était : ils étaient bien à leur place ici. Et ils allèrent trouver une rangée de sièges sur lesquels s’installer.
Le temps passa. Il y eut à nouveau des chuchotements. Un petit groupe de jeunes gens jouaient aux dés, en s’échangeant des pièces de cuivre à chaque manche. Un homme assis en tailleur sur la scène méditait. Une jeune femme semblait chuchoter toute seule, en ayant une conversation avec un fantôme — elle avait l’air folle. Avachi dans un coin, un grand gaillard, à l’allure d’épouvantail, n’arrêtait pas d’épier les deux nouveaux arrivants. Et il y avait un rire — quelqu’un n’arrêtait pas de rire tel un demeuré.
Un petit monde. Deux dizaines de spectateurs. La plupart humains. Et mutants, surtout. Des cornes, des pattes d’animaux, des muscles atrophiés ou des yeux laiteux étaient repérables parmi l’assistance.
Du duo, l’homme au couteau dans la botte chuchota à son compagnon :
« N’aie pas l’air d’avoir peur. Tout va bien se passer. »
Alors qu’en réalité, il avait plus peur encore que son camarade. C’est que son camarade en avait vu d’autres — son jeune âge était trompeur. Il avait déjà regardé la corruption droite dans l’œil. Son mentor lui avait raconté qu’il fallait faire très attention, que l’abysse observait toujours en retour, et que l’important, c’était de ne jamais cligner des yeux.
Mais il est vrai qu’ils étaient au milieu de la tanière du loup. Le moindre faux-pas, le moindre geste, et ces fidèles d’une idole ignoble pourraient se jeter sur eux. Et seul l’un était armé, et véritablement prêt à se défendre avec violence…
Dix minutes plus tard, les planches de la scène craquèrent. Et une silhouette se présenta devant les spectateurs indisciplinés.
Un homme, vêtue d’une tenue parodiant celle d’un prêtre. Un corps émacié, une cape déchirée, des chaînes à la taille et au cou, qui maintenaient en place un petit livret à sa taille. La cible. Le Suppôt, qu’il s’appelait. Un magus et sorcier, à l’âme vendue au terrible Dieu Nurgle. C’est lui qui était responsable de ces ouailles, et ça se sentit immédiatement quand, sans avoir à hausser le ton, l’attitude de tous les spectateurs changea du tout-au-tout.
Les fous se levèrent, les avachis se redressèrent, et les joueurs de dés arrêtèrent leur partie. Et alors, il y eut une secte au garde-à-vous, attentive, tandis que leur chef s’approchait avec son bâton.
Il parla, d’une petite voix faible et grésillante, celle d’un homme ayant eut une ablation d’une partie de la gorge. Vu comment il couvrait sa bouche, on n’osait imaginer de quelles séquelles il était affligé.
« Mes biens chers frères — anciens et nouveaux arrivants. Je vous remercie de vous êtes tous déplacés ici, ce soir.
Comme promis, je suis venu vous offrir la personne que vous rêviez tous de rencontrer : Celui qui a préparé ce grand bouillon que nous avons si généreusement répandu entre nous et offert à autrui. Cette personne vient spécialement de l’Empire, rien que pour nous ! Je veux que vous accueilliez tous chaleureusement, le Grand Coësre de Nuln ! »
Dans les gradins, l’homme au couteau dans la botte, Lanfranc de Locminé, se raidit. Lui et Éloi étaient entrés dans ce théâtre en pensant ferrer en flagrant délit une petite secte de sous-fifres — et voilà qu’on leur offrait le grand responsable ? Le champion de Furug’ath ? La rumeur qui était soufflée de Helmgart jusqu’à Nuln ? C’était ahurissant. Imprévu. Et surtout, dangereux.
Parce que Lanfranc de Locminé était un preux chevalier, et qu’il pouvait momentanément oublier pourquoi lui et le prêtre étaient ici…
Dix jours qu’ils étaient arrivés à Vingtiennes. Sans s’annoncer, sans venir devant le bailli, sans agiter leurs insignes et décliner leurs identités à tout le monde — ils suivaient une piste trop chaude pour tout faire capoter en arrivant bruyamment. Cela faisait des mois que la Bretonnie était infectée par une maladie en provenance de l’Empire ; Montfort et Parravon avaient souffert les premiers, et la peste avait sauté plus loin encore. Certaines personnes étaient responsables de l’ampleur de la maladie, qu’on disait être transmise par le bétail : ils faisaient passer des bêtes malades dans des élevages, infiltraient des abattoirs, des fumoirs et des foires aux bestiaux… La plupart de ces groupuscules n’étaient que des bandes de mutants et de sorciers renégats mal formés, qui avaient entendu les murmures d’un magus plus grand qu’eux durant leur sommeil : ils étaient rendus fous par la magie, et par Furug’ath, le Grand Immonde qui pilotait l’intoxication du Vieux Monde loin dans l’ombre.
Pendant des mois, la Plague Taks Force avait aidé des baillis et des gouverneurs à passer sur le bûcher quelques pauvres hères, dont la culpabilité exacte était compliquée à définir. Toujours, ils n’attrapaient que les mutants désespérés d’avoir un protecteur, et les paysans libres qui ne se rendaient pas compte du chaos qu’ils avaient semé en voulant simplement sauver leur existence par l’ignorance d’un contrôle sanitaire, qui aurait entraîné la mise à mort de toutes leurs bêtes.
Mais les vrais responsables de l’épidémie ? Jamais ils ne les attrapaient. Ils fuyaient avant. Ou bien ils se donnaient la mort. On trouvait des correspondances, des codes secrets, des liens entre des cellules et des chambres qui n’avaient rien à voir entre elles — mais le temps de décoder et de tout remettre en ordre, c’était trop tard, et les coupables avaient fui aux quatre coins de la Bretonnie, pour tout recommencer ailleurs. Ils avaient l’impression de vider l’océan à la petite cuillère.
Et puis, il y avait eut un enlèvement. Une prêtresse de Shallya, disparue alors qu’elle allait de village en village pour donner des sermons, soigner les malades, et surtout, transmettre les instructions sanitaires du culte pour empêcher que la grippe insomniaque n’assaille trop durement le pays : qu’il fallait mettre les malades à l’écart deux semaines, éviter les fêtes et les rassemblements, mettre à l’écart les animaux qu’on tuerait avant de les manger… Les hommes et femmes de la Task Force enquêtèrent, et rapidement, conclurent à un kidnapping criminel. Ils parvinrent à trouver où elle avait été détenue, et comprirent qu’elle était réservée à un sacrifice. Alors, tout avait été une enquête aussi rapide que discrète, qui se terminerait ce soir.
Dans ce théâtre, le Suppôt avait prévu quelque chose. Les serviteurs de la Ruine sont récompensés par celle-ci lorsqu’ils l’honorent : Éloi avait vite appris que les Dieux Malins n’aiment que ceux qui prennent des risques. Réunir tous ses agents dans une si petite ville dans un lieu public paraissait une décision absolument stupide — des mutants et des bourgeois au même endroit, par une nuit noire, avec une prêtresse recherchée, c’était un appel à subir une descente de la Loi. Mais s’ils parvenaient à faire ce dont ils rêvaient, sacrifier une servante de la Colombe, alors, Furug’ath s’intéresseraient à eux, et pourrait amener des faveurs dans leur sens.
Il fallait les arrêter. Les appréhender, tous, d’un coup, et en même temps, sauver la-dite prêtresse. Neutraliser une secte toute entière, ici et maintenant, avant qu’ils ne fuient encore une fois aux quatre vents pour recommencer ailleurs. C’est ce qui avait marché à Brionne, dans une improvisation complète. C’est ce qui marcherait encore maintenant.
La Task Force était parvenue à identifier deux sbires de la secte : les sous-fifres qui avaient capturé physiquement la prêtresse. Deux frères à la recherche d’un remède pour leur pauvre maman, atteinte d’une maladie grave. Les deux étaient actuellement ligotés et bâillonnés dans une chambre d’auberge, en attendant d’être livrés au bailli local demain matin.
Lanfranc et Éloi se portèrent volontaires pour entrer dans le théâtre, car leur physique correspondait bien à ces crapules, et parce qu’ils étaient jeunes et fous, aussi. Leur objectif était simple : Faire une reconnaissance, et être prêts à intervenir en urgence si l’intervention se passait mal. C’était toujours pratique d’avoir des gens à l’intérieur, pour limiter les dégâts. Au cas où, un couteau se retrouvait sous la gorge de la prêtresse de Shallya qu’ils étaient censés sauver.
Sauf que maintenant, le Grand Coësre allait faire sa grande entrée tonitruante. L’homme qui était traqué par les collèges de magie de l’Empire, le culte de Sigmar, et la moitié des forces de l’ordre du Wissenland. Et Éloi ne pouvait s’empêcher d’avoir le mauvais pressentiment que Lanfranc était à deux doigts de se lancer sur la scène en dégainant l’épée courte qu’il gardait cachée sous son manteau.
En tout cas, l’effet d’annonce du sorcier local recueillit des murmures et des soupirs. Le Suppôt s’écarta dans une révérence, et voilà que quelqu’un d’autre entra derrière lui, depuis les coulisses. Une grande figure, fine, vive, et couronnée, comme le devait être une personne de son rang.
C’était une femme. Maquillée, avec un collier d’ossements qui la faisait passer pour une mystique, et un grand bâton de fer à son côté. Une mage, comme le Suppôt — elle attirait les vents à elle. Elle vint tout au bout de la scène, et leva grand les bras.
« Bonsoir, bonsoir ! Mesdames et messieurs, c’est un vrai plaisir de tous vous rencontrer ! »
Son accent était clairement Impérial — ce ne pouvait pas être un mensonge ! Le Grand Coësre, là, maintenant, devant eux. À moins que ça ne soit beaucoup trop évident… La sensation était bizarre pour Éloi.
Ça semblait… Trop facile ? Comment le Grand Coësre aurait fait tout le chemin, depuis Nuln jusqu’ici ?
Non, ça ne pouvait pas être elle, la grande responsable de toutes ces horreurs. Mais comment le faire discrètement comprendre au chevalier à ses côtés ? Son objectif n’avait pas changé : trouver la prêtresse, protéger l’innocente, couvrir ses camarades. Pas charger tout droit.
« Le chemin a été long depuis Helmgart, mais j’en suis heureuse — on m’a beaucoup parlé de vous, de comment vous avez porté mes cadeaux bien loin, infecté du bétail jusqu’à Bastogne ! Le bouillon grandit avec chacun de vos cadeaux, et même le plus humble d’entre vous peut être très fier — une grippe ne cesse de muter et de grandir en force, et avec un peu de volonté, peut-être est-ce grâce à vous que l’on toussera jusqu’en Estalie !
Et non seulement vous avez agi avec tact et élégance, mais vous avez aussi honoré Papy, en dessinant ses symboles, en prononçant son nom, en organisant des messes… Et ce soir, ce soir, vous lui ferez un sacrifice plus grand encore que tous les précédents. Ce soir, nous allons faire souffrir une servante de la Pleureuse, cette pudibonde qui se met en travers du chemin de Papy ! Nous allons donner des raisons à sa Déesse de pleurer ! »
Les yeux d’Éloi errèrent vers le plafond.
Des ombres glissèrent dans l’obscurité, et seul le Feyeyès lui permettait de voir ce qui était en train de se dérouler au-dessus de la scène faiblement éclairée.
Des guerriers se glissèrent dans le dos des sentinelles à bâtons, avec vitesse et discrétion. Ils les attrapèrent, dans des clés de bras qui les étranglaient. On les jetait au sol, avant de les écraser et de boucher leurs bouches pour qu’ils ne crient pas.
En deux minutes, les gendarmes avaient bouclé tous les surveillants, et voilà qu’ils commençaient à accrocher des cordages aux échafaudages.
Aénor de Montfay retira sa capuche, et leva sa main pour faire un signe à Éloi : ils étaient prêts. Neville, Hannes, Beuves et elle préparèrent des arcs et des flèches, en commençant à viser au hasard certains des gens dans l’assistance.
Et là, la grande femme blonde fit un signe du doigt au prêtre : il attendait de lui qu’il désigne lesquels des criminels dans l’assistance il souhaitait voir fléchés les premiers. Les plus violents. Ceux qui, au milieu de cette masse, paraissaient être les plus susceptibles d’opposer une âpre résistance.
Il y avait les trois jeunes mutants qui jouaient aux dés tout à l’heure, qui étaient apparemment les plus en forme. Et cet homme patibulaire qui n’arrêtait pas de l’épier avec suspicion. Le Suppôt était une bonne cible, également ; il avait aussi un garde du corps armé d’un pistolet non loin. Enfin, il y avait également le Grand Coësre elle-même, qui était une menace évidente.
Tous les autres, c’était plus mitigé. Des fous, des malades et des pauvres. Ils pouvaient tout aussi bien s’enfuir en courant au premier problème, tout comme ils pouvaient être étonnamment dangereux si ça commençait à se bagarrer : le fanatisme pouvait transformer n’importe qui en bête.
« Je vais vous montrer ce soir, les merveilles dont est capable Nurgle ; je vais avoir besoin de vos chants, et de votre ferveur, alors que je vais ensemencer la Shalléenne, et faire naître, sous vos yeux, une des créatures bénie de Papy ! »
Le Suppôt et son garde-du-corps armé passèrent derrière un rideau. Une poignée de secondes plus tard, ils avaient avec eux la pauvre femme cherchée si désespérément à travers le duché :
Elle ne parvenait pas à se tenir sur ses propres pieds, et devait être soulevée par les deux hommes. Sa robe jaune était déchirée de partout, sa tête dodelinait, elle avait subi d’horribles sévices. Et on l’amenait jusqu’à un grand poteau qui se tenait au milieu de la scène, là où on irait l’attacher pour la torturer.
Ça en était trop pour Lanfranc, qui fulminait sur place.
« Dégénérés… »
Il fit un pas de côté, cherchant à atteindre une des travées du théâtre, probablement pour aller sauver la pauvre femme aussi vite que possible.