La charge, c’est pas un acte irréfléchi, bon pour les fous furieux ; la charge, c’est une précision d’ouvrage. Alors que je m’élance au galop, c’est comme si le temps ralentissait, et que mon champ de vision déjà bien limité par la simple fente de mon heaume se rétrécissait encore plus. Il faut que je me lie aux mouvements de Ravel, que je parvienne presque à associer mes impulsions à ses muscles. L’immense lance d’arçon tombe lentement, alors que je la cale contre mon aisselle. Et à peine quelques secondes avant l’impact, dans un espace qui est de l’ordre de l’infinitésimal, ma respiration se coupe, mon cœur pulse brièvement, et je me prépare au son assourdissant de la commotion et au contrecoup du recul.
Sauf que Thevot baisse sa lance presque en même temps que moi. Et si Ravel entre mes jambes reste imperturbable, moi, mon sang-froid est contaminé.
Pour faire rater une charge, il n’y a pas à être lâche ; il suffit juste d’un seul petit doute, d’une seule hésitation fugace, pour perturber tout le mouvement, et créer une réaction qui amène au désastre. Je ne me crispe pas, et c’est salvateur, parce qu’au moment où ma lance tournoie et glisse contre la barde, je me cambre violemment à gauche. Je sens un bourdonnement derrière mon oreille droite ; Le souffle d’une arme qui a failli me percuter. Je passe au travers, Ravel continue de galoper, et il me faut deux ou trois secondes seulement pour me ressaisir et tirer violemment sur les rênes un peu plus loin sur le sentier.
Ça ne servira à rien.
Thevot est encore sous le choc. Il a levé sa lance pour moi, mais pas pour Daniel. Le sire de Louvière hurle quelque chose — pas un cri de guerre, pas le nom d’un héros ou une invocation guerrière ; il hurle juste. Sa lance frappe en plein poitrail le cheval qui est à l’arrêt ; en une frappe, la bête a dû voir tous ses os brisés sur le coup, et le choc a dû se sentir à travers tous ses organes. La monture est déjà morte. Elle va avoir le temps d’agoniser, mais elle n’a aucun espoir de s’en sortir.
Thevot vole en l’air. Glisse au sol, et roule par terre. Je serre mes mains comme si je sentais sa douleur par solidarité ; s’il était tombé sur la nuque, il serait probablement raide mort. Mais on entend un râle, et un cri étranglé. S’il a la force de hurler, il a encore la force de s’en sortir.
Daniel arrive vers moi, et trouve le bon mot pour me provoquer.
Facile. Bien sûr que c’était facile. Ton âme devant le Veilleur que c’était facile. Ça veut dire quoi, « c’était facile » ? Oui t’as chargé un cheval statique, bravo, tu veux une guimauve ? Je t’en donnerai moi c’est du facile. Non je rage pas.
Ils ne peuvent pas me voir en train de devenir rouge derrière mon casque. Alors, je me contente de donner des ordres secs.
« Guimart, surveillez la route. Daniel, donnez-moi un coup de main. »
Guimart fait trotter son cheval et relève son casque. Moi et Daniel, on descend de nos étriers. Y a un cheval qui hurle, alors ça fait malheureusement paniquer nos montures, et pas le temps pour les papouilles. Je serre mon encombrante lance d’arçon contre ma selle, et me retourne pour m’approcher de Thevot.
Par fortune, il n’en a pas profité pour s’enfuir, ou pour se relever et se préparer à se battre jusqu’à la mort. Le pauvre homme a dépassé ce stade. Il a l’air d’avoir sacrément morflé, c’est pas le premier coup qu’il se prend aujourd’hui, et visiblement, à un contre trois, sans moyen de s’échapper, il ne pèse plus trop ses chances de s’en sortir avec la vie sauve dans un combat.
Alors, il se met à réprimer des sanglots. Et à nous implorer.
Nous sommes pressés. Et je n’ai pas cœur à jubiler au-dessus de lui. Il n’est pas mon ennemi. Il est une victime collatérale dans toute cette histoire.
« Du calme. Je sais qui vous êtes, Thevot de Maisne. »
Il s’effondre. Il se détend.
Nous sommes des chevaliers. Les chevaliers ne tuent pas d’autres aristocrates fait prisonniers. Ça devait être ça, qui devait le faire paniquer : qu’on le confonde avec un sergent ou un mercenaire, qu’on ne sache pas sa valeur.
« Ma rançon… Je vaux une grosse rançon… Maisne, on est la plus grande famille d’Aquitanie, on peut… »
Alors que je me mets au-dessus de lui, j’ai sorti la fiole. Il me regarde. Je ne peux pas voir son visage, pas deviner son expression sous l’acier de son heaume, mais j’ai vu sa posture se raidir.
Et on reste là, à se jauger.
« Sire Thevot, vous allez trouver ça trop facile, mais je suis sincère quand je vous dis que je suis désolé.
Ce que je vais vous demander est énorme, et ne devrait même pas vous concerner. Je vous présente mes plus plates excuses. »
Ce que je dis est censé le rassurer.
C’est l’effet absolument inverse qui se produit.
Il ne comprend pas dans quel traquenard il est fourré. Alors, il se redresse, et porte sa main à son fourreau pour dégainer.
J’ai même pas le temps de l’imiter que Daniel s’est jeté sur lui. Le costaud lui donne un coup de gantelet dans l’acier de son casque, écrase sa botte contre sa jambe qui ne bouge plus, ce qui fait hurler Thevot de douleur. Il le ceinture, le maîtrise, et maintenant, le frère Louvière peut à nouveau m’engueuler :
« Bordel, faites ce que vous avez à faire, merde ! »
Thevot tente de se dégager. Donne des coups de coude derrière lui. Il a ni l’amplitude, ni la force pour, mais il se bat comme une proie ferrée se débattrait.
Je m’approche derrière Daniel. Pose la main à sa ceinture pour sortir sa dague, la mienne étant sur la cuisse de Jehanne. Je contourne à nouveau, et relève la visière de mon casque.
Je ne suis pas certain que Thevot me reconnaisse.
« Vous parlez par peur. Alors que j’ai besoin de tout votre courage, monseigneur.
– Qu’est-ce que vous me voulez ?! C’est quoi ça ?! Je… Brandan sera généreux si je suis échangé, mais si vous me tuez, il va… il va… »
Je relève sa visière à lui. Et on peut se regarder, les yeux dans les yeux.
Il est couvert de sueur. Dégoulinant. Il a les yeux injectés de sang. Il souffre.
Je pose la pointe de la dague contre sa joue, et fait une toute petite entaille. Sur le coup, il ferme ses yeux et serre les dents.
« Vous voyez, dans cette histoire, c’est vous l’homme courageux. Le vrai héros. Vous ne l’avez pas choisi, mais c’est le destin qui vous le demande. C’est comme ça. On échappe pas à ce que le monde attend de nous. »
J’ouvre la fiole avec ma main gauche, et fait glisser le bouchon contre l’auriculaire. Et j’amène la dague près du goulot.
Quelques gouttes de son sang tombent au fond du verre. Je plante la dague dans le sol, referme la fiole, et je regarde Thevot droit dans les yeux.
Il a cessé de se débattre. Daniel le maintient trop fermement.
« Notre pays est plein de menteurs. Je le sais parce que je l’ai vu de mes propres yeux. On aime trop les histoires bien faites, on s’endort avec. Vous en êtes coupable, monseigneur. Vous aimez que tout soit bien arrangé, droit, comme ce que souhaitaient vos ancêtres.
Je vais vous demander de devenir un martyr. De contribuer à ce mensonge. Mais pas pour moi. Pour lui. »
J’observe la fiole. « Les larmes rouges de Shallya ». Le liquide rose a pris une teinte noirâtre, la lumière ne passe pas au travers. Quelque chose semble… Vivre, là-dedans. Se mouvoir.
Est-ce que c’est avec ce genre de poison qu’on transforme les hommes en créatures débilitées ? Qu’est-ce que je risque, si on me fait boire la même chose de force ?
Ma mère aussi m’avait obligé à boire quelque chose.
Je débouche la fiole. Thevot recule la tête. J’ai pas le temps. Je n’ai vraiment pas le temps pour ça.
J’appuie un pouce contre son menton. Le force à ouvrir sa mâchoire. J’enfonce la fiole bien profond, et verse directement au fond de sa gorge, alors qu’il agite la tête de gauche à droite.
Il s’étrangle. Tente de bouger de côté pour cracher — mais Daniel lui bloque la tête. Il donne un coup de pied de sa jambe valide, et parvient un peu à me pousser. Je m’affale sur le côté à cause de l’armure, et grogne.
Je ramasse la dague de Daniel au sol, me relève, et la lui rend.
Très vite, Thevot ne sera plus une menace pour aucun de nous deux.
« Où est Dame Mélaine ? A-t-elle encore d’autres forces qui attendent dans le verger ? Les brigands qui vous ont tendu une embuscade sont-ils tous morts ?
Parle vite. Le temps est précieux, et j’en manque très cruellement. »