« Mais ces usages viennent de l’homme, et de l’homme noble, de Bretonnie, pas des Écritures saintes ; En Tilée, et dans l’Empire, les prêtresses de Shallya officient en blanc. Il n’y a que dans notre pays qu’elles officient en jaune.
Ou non, erreur ; La révérende mère de Malicorne officie en blanc, elle, car elle n’a même pas l’humilité d’imiter ses sœurs ! Elle est née noble, alors, elle considère profiter de tous ses privilèges nobles, même après avoir prêté serment sur les pieds de la Colombe ! »
Il y eut un sifflet. Un bras d’honneur de la part d’un gros bonhomme au chapeau gondolé. Mais il y avait aussi quelques grincements de dents, et des hochements de tête. Minoritaires, mais bien présents.
Aux yeux de certains, le démagogue avait du sens.
L’homme aux paires de lunettes leva sa main, et fit entendre sa voix fluette très fort au-dessus du brouhaha, tandis que son visage blanc virait au rouge :
« J’ignorais qu’on était en présence d’un autre clerc de Shallya ! Réponds plutôt à la question du prêtre ! Qui es-tu pour oser dire comment doit se gérer le culte de la sainte Pleureuse ?! »
Le démagogue eut un grand sourire en coin. Il posa un poing sur sa hanche, et leva fièrement le menton.
« Il est vrai, je ne suis point ecclésiastique ; Mais je sais qu’est-ce que c’est, de renoncer à ses privilèges lorsqu’on n’a pas de raisons d’en profiter !
Mon nom est Ambroise de Carantilly, et par ma mère comme par mon père, je suis capable de prouver mon lignage sur cinq générations de sang bleu — je suis, voyez-vous, un noble, de bonne race ! »
Suivi un léger silence, et de gros yeux écarquillés par telle révélation.
Il n’avait absolument aucun attribut noble. Pas seulement par les couleurs de son costume, mais surtout, par le fait qu’il ne portait pas l’épée à sa ceinture. Pourtant, il était difficile d’imaginer qu’il puisse mentir sur un sujet aussi grave.
Parce que l’usurpation de noblesse est punie avec la sévérité la plus importante.
« Refusant de faire une carrière des armes, j’ai décidé de travailler pour gagner ma vie — comme vous tous. Et en échange de mon refus d’être oisif, j’ai subi la dérogeance ; cela veut dire que, comme vous tous, je paye des impôts ! Et puisque je suis au même rang que chacun d’entre vous, et que je refuse les privilèges liés à mon sang, je m’habille comme vous, vis dans les mêmes maisons que vous — alors que j’aurais le droit de contrevenir aux lois somptuaires, j’ai volontairement choisi de m’y plier, car je crois au respect de la loi !
Mais la loi se doit d’être un marché équitable — Pensez-vous qu’elle l’est ? La loi qui ne sait pas vous protéger ? La loi qui permet à quelques-uns de spolier les biens des plus nombreux ?!
Non, je ne suis pas prêtre ; Non, je ne m’attaque pas aux grandes ordonnances, du Roi et de la Matriarche, qui sont, si cela se trouve, en place pour de bonnes raisons — ce que je refuse, en revanche, c’est comment elles n’offrent aucune contrepartie !
Si moi je suis un noble bourgeois, et que je m’habille comme un bourgeois, alors une femme noble prêtresse, devrait être une femme prêtresse avant d’être noble ! »
Il y eut quelqu’un pour applaudir. Un sifflement, sans qu’on sache s’il était hostile ou approbateur.
« Et d’ailleurs ! »
Il attendit que les disputes de la foule soient un peu moins véhémentes, puis, il humecta ses lèvres, et reprit son propos avec beaucoup d’emphase.
« Et d’ailleurs, vous n’avez pas à entendre ma simple voix pour forger votre propre opinion — il faut le demander à vos prêtresses, aux saintes femmes de vos paroisses, et vous verrez dans quel embarras vous les mettrez toutes — car en réalité, aucune d’entre elle ne sera capable de vous dire pourquoi Sébire de Malicorne est grande-prêtresse ! Aucune Brionnoise ne l’a désignée !
Les nobles ont corrompu la chevalerie de Gilles le Breton, c’était après tout leur problème ! Les nobles ont ensuite corrompu la loi, et personne n’a pensé réagir, car ils avaient pour eux les sergents et les potences ! Mais à présent, les nobles ont décidé qu’ils allaient corrompre la Religion, voler l’argent aux miséreux et éclopés pour payer leurs parures, et vous allez oser me dire que vous allez rester là sans rien faire ?! »
Le gros costaud aux épaules dénudées, qui il y a deux minutes à peine traitait le démagogue avec suspicion, se mettait à présent à agiter la tête dans tous les sens, et à applaudir.
Debout sur sa chaise, Ambroise chercha quelqu’un du regard dans la foule. Ses yeux tentaient de retrouver Éloi.
Mais Éloi sentit une main attraper la manche de sa robe, et le faire trébucher de deux pas un peu plus loin. Ainsi, le prêtre percuta un monsieur qui s’écarta très vite. Le prêtre se retrouva camouflé dans la cinquantaine de personnes composant la foule, et termina vite nez-à-nez avec le coupable qui venait de le tirer.
Il fallut un tout petit peu de temps pour que son visage dise quelque chose à Éloi ; C’était cette gamine qu’il avait croisée dans le tout petit escalier qui menait au spectacle de Treveur. Elle avait la même mise qu’elle avait lors de cette nuit : pieds nus, braies de garçon arrachées aux chevilles, une chemise beaucoup trop ample sur le dos. Une toute jeune fille, plus jeune que lui, avec des cheveux roux gras coupés pour s’arrêter avant ses épaules. Elle parla à voix basse en approchant ses lèvres de l’oblat, pour pouvoir communiquer avec lui malgré les cris de la foule.
« C't'un talent chez toi d'donner la réplique à des types qui crient ?
Chaque fois qu'tu l’ouvres il trouve quoi répondre, t’es son complice hein ? »
Ambroise bégaya, ne trouvant visiblement pas Éloi. Alors, finalement, il reprit tout seul.
« Non c’est vrai, je ne suis pas prêtre ! Mais je paye la dîme Shalléenne ! Chaque semaine, je me rends au temple ! J’ai lavé les pieds de mendiants ! J’ai donné de mon temps autant que de mon argent, pour la plus belle des Déesses !
Ce n’est pas en tant que prêtre que je parle, mais en tant qu’habitant de notre Brionne — qu’est-ce que Sébire fait avec l’argent qui devrait être destiné à la Colombe ?! Où est-il écrit qu’elle peut ainsi se parfumer et coiffer ses cheveux, là où Sainte Pergunda offrait son manteau à ceux qui ont froid ?! »
La petite gamine attrapa à nouveau la manche d’Éloi et le poussa au bout de la foule, avant de donner un petit geste de la tête vers le haut de la rue.
« Il peut t’mettre en colère mais d'façons ça sert à rien d’rester là. Y va vite d'voir se casser en courant, l’Ambroise, noble ou pas. »
Et en effet, en haut de la rue, un groupe d’hommes commençait à descendre tout droit en direction de l’attroupement.
Un groupe constitué de types aux bras nus couverts de tatouages, avec des bottes cloutées et des bijoux aux doigts, des boucles dorées sur les lobes des oreilles ou aux lèvres — et surtout, ils se trouvaient être armés de matraques et de crochets.
C’était là la Pègre de Brionne, contre laquelle Guido l’avait mit en garde.