Une dernière chope se vide, un dernier rire s’échappe, une dernière fois la porte se claque. Un peu de fumée humide vient s’engouffrer dans la grande salle, ou du moins, la principale. Des crasses, des déchets alimentaires ou non, de la poussière et des petits ossements viennent décorer le sol et les tables de l’établissement. Le foyer enflammé brûle encore, éclairant la pièce avec comme soutien quelques bougies disséminées dans la pièce. Il reste encore quelques tonneaux de bière, mais l’heure a avancé plus vite que prévu ce soir. Derrière le comptoir, une petite réserve de viande séchée et de poisson frais de la semaine vient parfumer l’endroit d’une forte odeur. Enfin, presque aussi forte que l’odeur de sueur et de suie qui habite et habitera à jamais ce domaine. Cette porcherie se doit de n’être que temporairement aussi adapté aux truies et cochons. La Sirène Chanteuse se doit de garder sa réputation de trou à rats, et non pas d’obtenir celle d’un trou à puces.
C’est pourquoi une paire de bras doit désormais s’atteler d’une tâche ingrate mais néanmoins nécessaire, le nettoyage. Une ? Non, Morgane Leblé est accompagnée par une autre employée ici, une amie, Madeleine Sans-nom. Elle n’a qu’un prénom, c’est suffisant. C’est une jeune femme, qui vient de débuter sa vingtaine. Une crinière de fauve aussi rousse qu’une Albionnaise arbore son crâne, tandis que sa taille la rapproche plus de l’halfeline. Plutôt charnue, elle ne manque de rien à première vue, si ce n’est d’adresse. Sa tenue révélatrice, partiellement déchirée et recousue en même temps, montre une peau blanche et plutôt intacte. Son visage est simple, plutôt joli en vérité, très joli quand on connaît les femmes Moussillonaises. Elle porte des bijoux en cuivre, collier, boucles d’oreilles, brassards et autres coquetteries communes du pauvre. Madeleine n’a jamais eu trop à se plaindre. Hélas, aussi agréable soit-elle, elle souffre de quelques légers problèmes. L’alcool, oui, mais surtout… Si l’intelligence la pourchasse, elle parvient toujours à garder un train d’avance.
C’est dans le calme habituel que les deux agrippent des seaux soit remplis d’eau salée, soit vide ainsi que des balais et des brosses. Elles frottent, nettoient avec vigueur et un rythme presque endiablé la taverne. Il faut à tout prix que cela soit fait correctement… pour leur propre bien. Malgré l’habitude de cette tâche presque quotidienne à en enlever, des taches, Morgane ralentit un peu et à du mal à ne pas perdre de temps inutilement. Heureusement, la rouquine n’est pas aussi faible, elle éjecte les crasses à grands coups et nettoie comme un tourbillon le bordel environnant. Grâce à elle, elles ont même un peu de temps d’avance. Une bonne chose pour souffler un coup. Elles rangent le matériel dans les placards, et attendent tranquillement en discutant. Après avoir échangé les politesses habituelles et les compliments à la noix, elles terminent de réinstaller les bancs et tables correctement.
-.... en plus ils sont pas foutu de réparer l’pont, c’t’une vraie horreur de v’nir du trou à cabanes. En plus maintenant y’a d’nouveau des plaintes que y’a plus de place près du cimetière, putain d’clodos, y servent à rien. Mais bon, eux y viennent pas cramer un toit car y’a eu une caisse d’moins. Y chauffent vite aux docks, les hommes.
Pas t’mentir, j’crois qu’c’est ma semaine, ouais. Enfin, si tout s’passe bien hé, je compte pas m’faire claquer l’cul toute ma vie. C’pourrait être pire, oui, comme Anne je pourrais me faire remplir le-
Soudain, la porte s’ouvre en grand, et un homme grand entre dans la pièce. Aussi chauve qu’un chat sans poil, et aussi sympathique qu’un sanglier, animal dont il partage l’odeur, il entre. Sa lourde tenue pseudo-décorée ne cache qu’avec difficulté le petit monticule de gras sur son ventre. Armé à la ceinture, avec une lourde bourse à ses côtés, l’individu s’approche des deux femmes désormais interrompues. Yves le brochet marche de son pas lourd. Son regard, vidé de joie et d’humanité, parcourt la taverne. Un petit sourire de coin, aussi faible que sa gratitude, s’échappe de son visage cruel et dégarni.
Sa voix rauque, froide mais faible, rattrape les deux travailleuses.
- Elle est assez propre comme ça. Vous pouvez remonter après, normalement les filles de nuit se chargeront du reste. Madeleine ?
- Ouais ?
- Voici ta paye, tu bossais aussi depuis le début de la semaine ?
- Pas le premier jour.
- Hm, ça te fait donc six pièces de moins.
Il agrippe la bourse, et en sort moult piécettes en cuivre après un certain nombre, il en remet cinq dans le sac à peine réduit de sa circonférence bedonnante. L’employée vient donc attraper sa monnaie. Elle repart vers sa chambre, fatiguée après une longue journée de labeur. Les orbites marron du patron se tournent alors vers mademoiselle Leblé.
- Pour toi, Morgane, ton argent va directement dans ta réduction de dette. Il te reste encore une année et deux mois, plus ou moins. Tu y es presque, hehe. D’ailleurs, bonne nouvelle pour toi. Tu changes de chambre, désormais, tu es dans le couloir de gauche, à côté d’Anne. Un client de dernière minute, donc tu bouges tes affaires. Sauf si tu veux finir comme Anne, toi qui vois.
Maintenant dégage le plancher.
L’ordre est clair, elle s’exécute donc, qu’elle ait quelque chose à dire ou non importe peu aux yeux du chef. Yves est un homme véreux et cruel, le sort d’Anne n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Anne est une jeune fille, plus jeune que la sorcière. Suite à un accident, elle a détruit partiellement l’établissement avant que le feu ne soit éteint. Yves après l’avoir tabassé au sang, l’a pardonné. Désormais, elle doit accomplir le travail le plus ingrat qui soit, et ce, pendant encore longtemps… C’est une jeune femme, brune aux yeux de la même couleur que ses cheveux. Son regard est dépressif, une conséquence de sa punition.
Chaque jour, ou plutôt chaque soir, elle doit vendre son corps sans en tirer le moindre profit. Les marins de Moussillon lui rendent donc visite plus de fois qu’on ne peut le mentionner. Un destin horrible, cruel, en vérité, un exemple. Un exemple de ce qui attend chaque hommes et femmes qui font preuve de faiblesse dans cette ville maudite. Elle va donc chercher ses affaires, et s’installe dans sa nouvelle chambre. Il y a moins de place, mais le lit est plus confortable. Elle compte donc s’endormir après peut-être quelques habitudes de sa part. Son sommeil est rythmé par les bruits effrénés venant de la pièce d'à côté, qui sont parfois suivis de sanglots en attente. La nuit va être longue…
La nuit passe, et elle se réveille plus fatiguée que prévu. Elle s’habille, puis se prépare pour sa journée. Aujourd’hui, elle ne travaille pas. Ça implique donc de la liberté, une chose rare, presque hebdomadaire dans son travail non rémunéré. Elle peut étudier son grimoire, oui, cet ouvrage interdit au cuir noir, aux symboles ésotériques et impies. La connaissance enfermée dedans pourrait être sa solution, sa liberté, son salut, oui. Habituellement, cette idée est l’un de ses refuges, seulement… elle rencontre constamment un problème. Elle n’arrive pas à lire les étranges écrits sur la surface de ce maudit bouquin. Ce n’est pas du Bretonnien, et encore moins du Classique. Elle remarque cependant que parfois, en se concentrant vraiment fort, certaines pages lui paraissent… accessibles. Surtout les notes de l’ancien propriétaire de l’ouvrage. Après tout, qu’est-ce qu’elle a à perdre ? Ce n’est qu’un livre…
Quoi qu’il en soit, elle entend un bruit venant d’en bas, et d’en dehors en même temps. Elle regarde par la fenêtre, et voit Madeleine, habillée d’une cape avec capuchon, qui part et ferme la porte derrière elle. Étrange, elle n’a même pas de panier pour faire les courses… C’est bien la première fois que la démonologue nécromancienne en herbe la voit agir ainsi. Mais qu’est-ce qui se passe. La femme aux cheveux de feu regarde autour d’elle, comme suspicieuse, avant de commencer à partir vers le centre de la ville-basse.