Comme quoi, même avec des promotions, on se fait toujours autant chier. J’ai de la chance : sire Lavius et dame Gwenaëlle sont un peu mignons, mais leur façon de parler et de se tenir me fait attendre au pire — ils ont l’air de manquer d’un peu de conversation, même si leurs minois sauraient peut-être faire oublier leur diction… Une fois que j’aurai trois verres derrière la cravate, en fait.
À mon arrivée, j’ai eu droit à une poignée de main, à laquelle j’ai répondu par un salut militaire — les nobles adorent quand les gendarmes font un salut militaire, ça humidifie un peu leur froc. Puis il y a eu le moment chiant où il m’a fait le tour de ses trophées, avec l’empressement joyeux d’un gamin qui veut me montrer ses jouets ; là, je n’ai pas de quoi me moquer, la chasse est une conduite tout à fait honorable pour un homme noble et une preuve de virilité, c’est ce qui nous sépare des « aristocrates » pédérastes de l’Empire qui préfèrent les salons à la course dans les bois. Puis, on a discuté un peu d’Oisillon — tout le monde veut toujours savoir ce qui se passe à Oisillon. Et après, j’ai juste observé, dans un coin, tandis que Lavius commençait son spectacle…
Je n’ai pas encore tout bien compris, mais apparemment, les trois gonzesses dans un coin ont subit quelques déshonneurs de la part de manants qu’on a enchaînés aux fers. Et maintenant il y a un petit bout de femme, à la sale gueule, qui a un gros accent de paysanne, qui se met à déclamer qu’il faudrait écouter le jugement des violées pour punir les violeurs. Elle est très bête, mais quand elle parle, je me contente de hocher de la tête dans mon coin, en espérant que quelqu’un me regarde — oh oui, c’est très mal de faire du mal à des femmes innocentes… Je suis un peu surpris que Lavius me demande mon avis. Peut-être est-ce un test pour voir de quelle trempe je suis fait — mais je ne pense pas, Lavius me semble aussi agréable qu’un peu niais, il doit réellement juste vouloir le jugement du gendarme, pour faire bon serviteur du Roi. Ce que je suis, évidemment. Un bon serviteur du roi.
Je m’avance donc avec gravité. Je regarde la pégu qui a fini son laïus à réclamer des lynchages ; puis j’observe le seigneur, à qui je réponds avec le menton levé, et un ton ferme, un peu quelconque, comme si je lançais des évidences — inutile de trop charmer pour faire fonctionner le charme.
« Ce que je vais dire va peut-être paraître choquant, mais le but de la justice royale n’est pas simplement d’assurer la réparation aux victimes — il y a des procédures civiles pour assurer ceci.
L’objet de la justice royale est de réparer le tort qui a été fait à notre monarque — c’est-à-dire le trouble à la tranquillité publique. C’est pour cela que, même si les victimes ont le droit de se représenter, ce ne sont pas à elles de rendre le jugement. C’est à vous, et à vous seul, d’incarner la justice. »
Je le brosse dans le sens du poil et flatte son ego sous des couverts de jargon juridique. En fait, je suis déjà en train de faire mon calcul personnel, pour voir, qu’est-ce que moi j’ai à y gagner…
Évidemment, punir des trafiquants d’être humain ça permet de se donner le beau rôle. C’est trop fort si je voudrais butiner une des femmes assises sur le côté. Mais je me dis — je suis ici pour trouver des informations et des contacts. Je vais pas commencer à donner licence à des pendaisons… Ces deux mafieux en coin enchaînés, ils peuvent faire partie d’un réseau que j’ai peut-être envie de joindre dans le futur…
Franchement, la justice de bonnes femmes sans-le-sou paraît moins peser dans la balance. Il faut juste que je trouve comment tourner ça pour me donner le beau rôle…
« Honnêtement, selon les lois du Royaume, la situation est absolument et on-ne-peut-plus claire : vous pouvez les punir de pendaison. »
Je regarde tout droit les deux mafieux en disant ça. Puis, je regarde, non pas le seigneur, mais… La femme du seigneur. Je prends une petite voix un peu plus doucereuse :
« Votre époux, s’il est un bon seigneur Bretonnien, appliquera à la lettre le droit comme il lui est confié de longue coutume. C’est mon avis de gendarme.
Néanmoins, si vous me demandez mon avis de sire Bretonnien… Je pense que le pouvoir, le vrai pouvoir, c’est quand on a toutes les justifications pour tuer quelqu’un… Et qu’on s’y refuse. C’est ce que les grands rois de notre grande histoire ont eut. Songez à Louis le Juste, le 15e roi de notre nation — un jour, un brigand servant le Fieffé Ranald vola des bijoux de la Couronne, on l’amena devant le trône royal, et voilà qu’il se jetait devant sa Majesté, à implorer pour sa vie, à pleurer pour sa pitié… Il sait qu’il va mourir. Il sait qu’il n’est rien, qu’il n’a personne pour le défendre, aucune excuse, aucune richesse, aucun tour à sortir de son sac, même avec la faveur du Chat… Et le Roi… Lui pardonne. Cet homme qui ne vaut rien, il le laisse juste partir.
La miséricorde… C’est ça le pouvoir. »
Je regarde intensément l’épouse dans les yeux. Puis, je relève la tête pour observer les deux mafieux.
« Vous devriez les faire approcher. »
Lavius fait un signe de la main — je ne le fais pas à sa place, car je souhaite que le sire ait l’impression qu’il soit parfaitement en contrôle de la situation. Alors, les geôliers amènent les deux truands devant les deux fauteuils de la loge de chasse. Et, en les observant tour à tour, je commence à parler :
« Savez-vous en quoi consiste une pendaison, mes bons hommes ? »
Je laisse la question rhétorique flotter dans l’air. Tout est toujours question d’attente. Comme quand on raconte des choses crasses dans le creux de l’oreille d’une femme pour l’exciter… Il faut laisser juste ce qu’il faut à l’imagination.
« J’en ai été témoin, pour diverses sentences qui ont été rendues à certains… Il faut une bonne corde — en solide chanvre — une échelle, et un arbre dont on est sûr des branches. D’abord, on va coller la corde autour du cou du condamné — il sentira comment c’est rugueux, et ça serrera autour de sa nuque, juste assez pour écraser la pomme de Taal. »
Je me caresse la mienne en disant ça.
« On fera grimper le condamné à l’échelle, et on va nouer la corde solidement autour d’une branche. Puis, on fera tomber l’échelle, afin que le condamné pende autour de l’arbre…
Il n’y aura pas de chute. Alors, généralement, le corps va se mettre à danser. Il va bouger dans tous les sens, incapable de se maîtriser, dans une tentative désespérée de trouver un appui. La mort est… Lente. Très lente. On voit le visage qui devient rouge, puis violet — certains sont si désespérés qu’ils bavent et que leur langue gonfle hors de leur bouche… Les chanceux perdent connaissances. Les malchanceux, ils se retrouvent dans un état primaire, plus que primaire…
C’est les artères, en fait. Mettez vos doigts sous votre mâchoire — vous sentez ? Il y a votre cœur qui pulse sous votre peau. C’est là où du sang passe. Selon un médecin que j’ai fréquenté à Oisillon, le sang circule dans le corps, et c’est ça qui fait que vous êtes irrigué comme la terre l’est avec de l’eau de pluie. Votre cerveau — vous avez déjà vu un cerveau de bête ? — il se dessèche, comme… Comme du pâté de tête, en fait. Vous devez probablement le sentir, petit à petit, alors que vous êtes encore vivant, tout ce que vous êtes, le siège de votre âme, se transformer en de la charcuterie…
Certains ont les yeux qui commencent à sortir des orbites. Certains s’arrachent les doigts contre la corde du chanvre. Ils veulent hurler de douleur — mais aucun son ne sort… »
Je veux continuer, mais on commence à entendre un liquide ruisseler sur le sol.
Un des mafieux vient de se pisser dessus.
Il est là, figé sur place, avec la grosse flaque jaunâtre qui se forme à ses pieds.
Je tords mes lèvres pour ne pas sourire — à la place, je fais les gros yeux, l’air choqué.
Je mime avec mes lèvres un mot : Implore.
Les deux mafieux se jettent par terre, ils lient leurs poings ensemble, et, comprenant la morale de mon histoire, ils crient de terreur avec des voix cassantes et pleine de sanglots, à l’intention de Gwenaëlle — ils espèrent que la femme va intercéder et demander la pitié à son inflexible mari… Ainsi, les deux seigneurs auront le beau rôle :
« PITIÉ ! PAR SHALLYA, PITIÉ !
– ON REFERA RIEN ! J’VOUS EN SUPPLIE ! »