Au fond des marais

Cette cité bretonnienne est également connue sous le nom de Cité des Damnés. Au cours des quinze cents dernières années, Moussillon s’est transformée d’un petit hameau en une vaste et sordide cité. Elle est bâtie dans un endroit particulièrement hostile des rives de la rivière Grismerie. Chaque printemps, les crues balayent les bidonvilles et submergent les rues sous plus de trente centimètres d’une eau fangeuse. Le froid et l’humidité envahissent les moindres fissures : le bois pourrit et se rompt, les pierres s’effritent et les champignons recouvrent tout. Plus de la moitié des maisons de la ville sont vides, témoignage de l’épidémie de choléra d’il y a deux siècles. La ville ne s’est jamais remise de cette hécatombe et est réputée pour être la plus miséreuse de toutes les cités bretonniennes.

Modérateur : Equipe MJ

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Le Voyageur
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Au fond des marais

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Gédéon « Seize doigts », maresquier de son état, avançait lentement sur le chenal, poussant sa barque sur l’eau trouble à l’aide d’une longue perche en bois qu’il plantait dans la vase du fond avant de pousser dessus dans un mouvement cyclique et rodé par les années passées à fouiller les marécages nauséabonds du Moussillon à la recherche de grenouilles et d’escargots. L’embarcation traçait un sillon sombre sur son passage en écartant les lentilles d’eau et la paillasse des marais qui recouvraient l’onde. Gédéon posa les yeux sur son butin de la journée : deux sceaux d’escargots, un de limaces grasses, une nasse en osier remplie d’anguilles luisantes et un petit fagot de ces carottes jaunes que l’on trouvait parfois en bordure des tourbières.
 
Le marais était un endroit dangereux pour qui ne le connaissait pas. Les circonvolutions de ses cours d’eau formaient un labyrinthe traître et changeant qui semblait se bouleverser comme par magie après la pluie ou une longue nuit brumeuse. La paillasse, large plante herbacée, recouvrait ces canaux et pouvait les faire passer pour un sentier herbeux. Mais le malheureux qui s’aventurait à marcher dessus se retrouvait immanquablement engloutit par les eaux boueuses alors que la paillasse se refermait lentement sur le trou béant qui venait d’être fait.
 
La voie d’eau restait cependant la plus sûre, car la terre noire et molle du Moussillon recelait son lot de pièges, parfois mortels. Les bois enchevêtrés de ronces et de racines proéminentes se dressaient sur les larges bandes de terre traversées par les ruisseaux stagnants. L’humidité et les pluies froides qui douchaient le Duché Maudit transformait invariablement la moindre clairière en une vaste tourbière garnie de joncs et de sables mouvants. Les flaques boueuses abritaient des essaims vrombissant de moustiques voraces et un homme adulte risquait à chaque pas de s’enfoncer dans le sol jusqu’au genou. Et c’était sans compter sur l’épais brouillard qui recouvrait ces terres moites de manière quasi-constante. La faune elle aussi était hostile au voyageur, allant des meutes de loups faméliques aux immondes pieuvres de marais en passant par les sangsues et autres parasites. Et fallait-il seulement mentionner les monstres ou hommes-rats qui rôdaient dans les profondeurs les plus reculées ?
 
Même ce qui était plaisant à l’œil pouvait vous tuer, et la Rose du Moussillon en étant le meilleur exemple. Cette magnifique fleur pourpre aux pétales charnus poussait en épais buissons épineux sur les mottes et les collines que les averses épargnaient. Ces massifs pouvait parfois courir sur plusieurs toises, jusqu’à ressembler à de vastes nuages noirs piqués de mauve. Mais Gédéon et les siens ne s’y trompaient pas, à l’inverse des rares aventuriers qui se perdaient dans les marécages. Car s’approcher de trop près de ces rosiers vous exposait à leurs épines urticantes mais surtout à leur pollen extrêmement volatil. Une simple inhalation vous brûlait les poumons et la gorge, vos yeux pleuraient et rougissaient et vous finissiez par vous étouffer en moins d’une heure. Par ailleurs, la plante poussait mieux encore sur un terreau alimenté par la décomposition des cadavres. La présence de ces bourgeons colorés dans les couleurs fades du duché était donc l’indicateur de funestes évènements passés. Les paysans du Moussillon évitaient dès lors ce genre d’endroits, car les curiosités naturelles des marécages, aussi dangereuses soient-elles, n’étaient pas ce qui était le plus à craindre.
 
Les Hommes Gris avaient toujours fait partie du folklore de la région, depuis aussi longtemps que les gens du cru se souviennent. Ils étaient déjà mentionnés à l’époque où Landouin, Compagnon de Gilles l’Unificateur, était Duc de Moussillon, et même avant si l’on en croyait les vérénés de la Turis Vigilans, des prêtres qui affirmaient avoir trouvé une stèle funéraire faisant référence aux Hommes Gris dans un tumulus antique à demi-englouti sous la tourbe.
 
Pour Gédéon, il n’y avait pas de doutes à avoir. Les Hommes Gris étaient des divinités, au même titre que la Dame du Lac, Shallya ou Taal. Mais à la différence de ces derniers, les Hommes Gris arpentaient le monde physique et y œuvraient comme ils l’entendaient pour mener à bien quelque étrange dessein. Leurs manières étaient si étrangères aux humains que ces derniers ne pouvaient pas les comprendre. Parfois, les Hommes Gris emportaient toute la population d’un village au fond des marécages et on ne revoyait plus jamais les pauvres hères. Parfois, à l’inverse, les incarnations divines surgissaient des brumes et des tourbières pour défendre une communauté contre l’assaut des monstres et des morts-qui-marchent. Les manants prenaient bien soin d’honorer ces entités mystérieuses et de leur accorder prières et offrandes afin d’apaiser leurs mœurs énigmatiques.
 
Gédéon n’avait jamais croisé la route de l’un d’entre eux, malgré sa vie passée dans les voies sinueuses du marais. Il ne doutait pourtant pas de leur existence et n’oubliait jamais de leur sacrifier une partie de sa pêche, qu’il laissait au pied d’un oratoire rudimentaire quelque part sur l’îlot d’un étang. En revanche, sa femme, qui était aussi sa demi-sœur et la grenouillère du village, prétendait qu’elle pouvait communier avec eux. Un don qu’elle tenait de sa mère, et que cette dernière tenait de sa propre mère. Elle partait seule une fois par lune, s’enfonçant dans les tourbières munie d’un panier, et revenait quelques jours plus tard avec des plantes et des racines médicinales. Tous les habitants se réunissaient alors dans la masure insalubre de Gédéon pour écouter sa femme raconter l’accueil que les Hommes Gris  lui faisaient, et comment ils lui montraient les plantes à cueillir pour guérir les maladies et calmer les maux de sa communauté. Paulette –c’était son nom- décrivait les Dieux des Marais comme de grands humanoïdes vêtus de mousses et de lichens, au visage lisse et plat fait de bois mise à part deux orifices où brulaient un feu vert et puissant. Des branches leurs faisaient office de cornes et des oiseaux nichaient sur les épaules. Leurs longues mains n’étaient que du lierre épais et ils s’exprimaient dans le langage de l’eau et du vent, ne formant des mots que dans les esprits capables de les comprendre. Paulette disait même qu’ils fondaient lorsqu’ils s’endormaient, retournant à la terre, et que la terre les sculptait à nouveau lorsqu’ils se réveillaient.
 
Lorsqu’on lui demandait si les Hommes Gris allaient protéger le village une lune de plus, la grenouillère hochait la au milieu des soupirs de soulagement. De fait, le hameau boueux jouissait d’une tranquillité relative et même le seigneur local ne venait que rarement prélever son tribut. Mais la protection des Hommes Gris avait un prix, qui était invariablement le même : un nourrisson né dans le mois. On tressait une petite litière en osier qu’on remplissait de coquilles d’escargots vides peintes en noir et blanc et sur lesquelles on déposait ensuite le nouveau-né. Puis Paulette prenait la litière sous le bras et l’emmenait avec elle, retournant dans le marais. Elle revenait le lendemain, les mains vides, prêchant la bénédiction des Hommes Gris, et la vie reprenait son cours jusqu’à la lune suivante.
 
Gédéon et Paulette eux-mêmes avaient fait offrande de quatre de leurs douze enfants aux Hommes Gris. Le maresquier poussait lentement sa barque sur l’eau en direction du village. Comme souvent, il était en train de se demander ce que devenaient ces têtards une fois entre les mains des hommes Gris. Devenaient-ils eux même des Hommes Gris ? Ou simplement des serviteurs de ces dieux mystérieux ? Les Hommes Gris les mangeaient-ils ? Ou créaient-ils leur propre village fait d’humains amenés en offrande ?
 
Le gueux, tout occupé se poser des questions, ne vit pas la masse vaseuse qui approchait à l’oblique sous l’eau, écartant les plantes aquatiques sur son passage. Il y eut une grande éclaboussure confuse et un cri étouffé. Quelques remous plus tard, Gédéon et sa barque avaient disparu. Il ne restait plus qu’un trou sombre dans l’onde que la paillasse des marais se chargea de refermer.
Je ne suis qu'un voyageur
Sous le soleil et la pluie
Je ne suis qu'un voyageur
Et je retourne au pays

Je n'ai plus que mon cheval
Mon cheval et mes habits
Des habits qui me vont mal
Et je retourne au pays

J'ai couru le monde, mais ma raison
M'a dit que le monde, c'était ma maison

Je ne suis qu'un voyageur
Qui chemine dans la nuit
Et je sens battre mon coeur
Car je retourne au pays

J'ai quitté ma blonde, qui m'avait dit
Va courir le monde si c'est ça ta vie

Je ne suis qu'un voyageur
Elle ne m'a jamais écrit
Et maintenant ah j'ai peur
De retourner au pays

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