Allongée lascivement sur un lit ne lui appartenant aucunement, Lucretia s’était livrée corps et âme à la lecture d’un vélin ô combien attendu. La lettre avait parcouru nombre de lieues avant d’être récupérée par les mains de la Lahmiane, et il avait fallu un certain temps pour qu’elle effectuât tout ce chemin. Mais davantage de temps encore s’était écoulé depuis que la baronne avait envoyé sa première missive, conviant une certaine Dokhara de Soya à l’une de ces petites réceptions mondaines dans un territoire limitrophe au lieu où Lucretia était partie en villégiature. Le messager s’était-il perdu en cours de route, ou bien son humaine préférée avait-elle choisi de la naqueter ? Peu lui en chalait, désormais ; elle s’était repue de la pensée de sa consœur.Une fois encore, Eranor et Geralt, mes excuses, mais c'était pour le plaisir du Rp.
J'aurais bien aimé parler à tout le monde, mais ça fait déjà pas mal de gens, là.
En fin de compte, la lettre de Dokhara lui avait procuré un certain sourire sans toutefois la monder de cette première surprise, eu égard au temps de réponse, à laquelle venait de s’ajouter une seconde. Comme à l’accoutumée, le contenu du parchemin flirtait bigrement avec l’entregent et la décence, saluant dans un premier paragraphe la Lahmiane avec accortise que pour mieux lui témoigner de sa passion ignée dans le suivant. La retenue dansait avec le désir, la modération s’entremêlait de volupté, et la délicatesse féminine s’évanouissait soudainement, substituée à la concupiscence la plus enflammée. Alors qu’elle ne s’était pas adonnée à un tel exercice depuis un petit moment déjà, Lucretia jeta un rapide coup d’œil à la silhouette gisant à ses côtés avec l’envie subite de la chevaucher, mais elle réprima violemment cette foucade. D’une façon comme d’une autre, la traînée d’un rouge bordeaux qui maculait les draps d’une blancheur autrefois hyaline trahissait l’impéritie de sa victime quant à son habilité à satisfaire la baronne, et celle-ci reporta toute son attention sur cette phrase des plus étranges. Les quelques mots qui précédaient la signature de sa consœur tranchaient net avec la littérarité dont elle pouvait d’ordinaire faire preuve.
« On se retrouve à l’intérieur. » Vraiment ?!
***
Alors que le crépuscule s’obombrait de teintes caligineuses et que la brume exhalait un pétrichor capiteux, le château de Castel Rachard se dessina d’entre les causses et les arbres rabougris. Des remparts creusés de créneaux semblaient concurrencer la hauteur des monts aux alentours, et ses douves putrides, drainant laborieusement les terres marécageuses, réfléchissaient dans la clarté luneuse les hautes tours et les échauguettes éparses. Pourtant, si un tel tableau ne manquerait pas de faire s’esbigner le premier chaland, une foule disparate se risquait au corps de garde, et la fête donnée par le maître de céans n’était assurément pas étrangère à cette affaire. Assurément, la majorité des invités ne possédait pas les compétences nécessaires pour pressentir qu’un certain mal habitait les lieux. Tapi, diffus, il flottait dans l’air comme un parfum de noirceur qui se faisait sentir sitôt que tournait le vent, et s’évanouissait la seconde d’après. La Dhar s’était établie dans l’ombre du château, s’immisçant sournoisement entre ses murs. Mais dans ce paysage dévasté qui s’étranglait dans les terres perdues du Moussillon, pareille sensation demeurait-elle étrange ?
Il avait fallu une petite semaine pour que Lucretia pût rallier la forteresse de son lieu de départ ; l’ennui de jadis avait été tel que ni les eaux croupies abandonnées par les inondations, ni les tempêtes ayant écuissé la forêt en travers de son passage n’avaient suffi à lui faire rebrousser chemin, voire même à retarder son arrivée. Profitant d’un climat des plus avantageux, en la présence d’une saison que l’on eût jurée nivéale, ainsi qu’un soleil perpétuellement absent, le carrosse de la baronne s’était précipité sur les routes abandonnées, rendues presque impraticables de par les nombreux nids-de-poule qui ponctuaient une chaussée aux pavés défoncés et le lit des étangs qui submergeait les bas-côtés. Toute bien astrée qu’elle était, il n’y eut point de roue brisée à déplorer, ni de patte tordue à regretter, et elle caracola allègrement sur les terres de Bretonie jusqu’à parvenir en ces lieux. Sachant très bien le petit jeu auquel elle allait s’adonner, la Lahmiane prit place dans la file d’attente, et n’hésita pas à doubler les plus mous. Un certain mécontentement gronda dans la foule, mais ce fut pire encore lorsqu’elle fût parvenue devant le cordon de sécurité. Il fallait s’alléger de ses armes.
« Eh bien, qu’attendez-vous pour me fouiller ? » rétorqua-t-elle du tac au tac, sans se gêner pour leur dédier son sourire le plus amusé.
Car Lucretia ne connaissait que trop bien les bretoniens, avec leurs préceptes scolastiques et arriérés sur les femmes qui touchaient aux fanatismes. Là-bas, femme ou meuble, la différence ne se jouait qu’à peu de choses ; les premières pouvaient se mouvoir et parler –à condition qu’on leur en donnât l’autorisation. En revanche, la contrepartie, quoique parfois d’une extrême lourdeur, se révélait en la présence d’une grande galanterie, qui virait parfois à l’obsession. Si fait, les gardes, postés devant Lucretia, se voyaient tout éplapourdis que de constater qu’une femelle n’obéissait pas à leur ordre aussi bien qu’elle leur demandait, plus ou moins, de l’effleurer, de la palper. Et c’était sans compter la vêture de la jeune femme, qui contrastait allègrement avec les coupes qu’ils avaient l’habitude d’apercevoir chez la gent féminine.
Lucretia rayonnait d’une grâce apprêtée et portait avec naturel une robe qui l’était bien moins au regard de la décence. Un luxe royal, un vermeil tapageur relevé d’un orfroi flavescent, le corset se déchiquetait nettement en un ferme décolleté, aussi extravagant qu’ostentatoire, dont les pans se réunissaient tout juste au-dessus du nombril. La taille plus fine que le col d’un cygne, il s’agissait ni plus ni moins que d’une parure de majesté, conçue aussi bien pour éclipser les rivales que pour éblouir les hommes. Et trois d’entre eux, présentement, n’en menaient pas large.
L’amusement de la jeune femme ne fut que plus lisible encore alors qu’elle devinait leur trouble intérieur. Cette même galanterie qui les contraignait à la regarder dans les yeux, alors qu’ils se seraient bien régalés d’un petit regard de travers. Et qui les empêchaient plus ou moins de venir vérifier qu’elle ne dissimulât rien. Et dans le même temps, la baronne percevait tout autant une certaine peur, un certain effroi qui pulsait dans leur être. Celui que de disconvenir aux ordres de leur seigneur, celui que de risquer de laisser passer ce qui ne devait pas pénétrer dans les terres domaniales. Le maître de céans devait être un sacré petit rigolo, songea la Lahmiane. Aussi décida-t-elle de les mettre que plus encore au supplice.
« Il me semble avoir une petite dague dans ma botte, sait-on jamais. Je la garde là par habitude, mais, je dois vous avouer qu’avec mon accoutrement, il ne m’est pas véritablement possible que d’y accéder ; pouvez-vous vous en charger pour moi ? Vous seriez un amour, en sus de respecter la digne volonté de votre suzerain. »
Le petit rappel sur les exigences du seigneur acheva la géhenne des hommes qui se concertèrent alors rapidement du regard. Toute couleur semblait avoir déserté leur visage, et ce fut un des trois soldats qui, par dépit, et non sans trembler, n’eut pas d’autre choix que de plier un genou dans la boue pour remonter, ô terrible acte peccamineux, un pli de la robe. La blancheur d’une jambe manqua de lui faire perdre la tête, et, lorsqu’il baissa le chef, ce ne fut que pour constater que la jeune femme ne portait pas de bottes, mais des escafignons distingués. Il n’y avait là pas matière à dissimuler la moindre arme que ce fût.
« Pensiez-vous véritablement que, affublée de la sorte, je me risquerais à m’endimancher de bottes ? , lâcha-t-elle avec dédain, perdant soudainement tout son sourire de façade. Je n’ai rien sur moi qui puisse attirer les foudres de votre seigneur, sot de bretonien. Bien, désormais, plutôt que de m’embâter de votre futile présence, je m’en vais de ce pas rejoindre le gotha de cette soirée. »
Si certains s’étaient amusés de cette saynète, la file d’attente, elle, n’avait eu de cesse que de croître, et l’impatience manquait d’atteindre son paroxysme. Pourtant, la baronne n’en avait pas encore terminé avec eux. Davantage par volonté d’enquiquiner le monde plutôt que par celle de faire bonne impression, elle chercha à organiser au mieux sa petite escorte, de part et d’autre de sa personne, avant de se rengorger, faisant face à la porte. Elle jeta un méchant petit coup d’œil à l’un des gardes.
« Eh bien, qu’attendez-vous ?! Annoncez-moi, parbleu ! Lucretia von Shwitzerhaüm. Oui, je gage que c’est quelque peu ardu pour votre langue béotienne de pécore, mais j’escompte à ce que vous n’écorchiez aucunement ma noblesse. Allez, faites donc. »
Petit miracle ; la langue de l’homme ne fourcha pas, ayant sûrement bien retenu la leçon de sa dernière rencontre avec une noble impériale, et cette dernière put avancer lorsque retentit son élégant patronyme, poussée par le soupir de soulagement de ceux qui attendaient encore. Et contre son ventre se fit sentir la morsure glaciale du plat d’une lame, d’un petit coutelas rencogné contre le coutil intérieur de son corset. Le sourire ne tarda pas à lui revenir.
***
Assurément provoqua-t-elle une sacrée dans les rangs de la noblesse bretonienne ; nombre de regards roulèrent dans le fond des orbites, et plus d’une mâchoire manqua de se décrocher devant tant « d’obscénités corporelles ». Mais la route avait été longue, et, avant de frayer avec le conviviat, elle fit monter ses affaires dans une belle chambre qui lui avait été réservée, et demanda quelques camérières. Elle pourpensa quelque peu, avant de se décider pour le plus inconvenant possible.
« Un bain, il me faut un bain. Mais pas d’eau. Je veux du lait, du lait, m’entendez-vous ? C’est là la quintessence d’une ablution impériale, et je ne tiens pas à souiller ce rang qui est le mien en me douchant de votre eau polluée. Et qu’il soit à la bonne température. Et du savon, il me faut du savon, pardi. Pas de cendres, de graisse de bœuf ou que sais-je encore de votre arrière-pays, mais bien du savon ! Et… Mais diable, qu’est-ce donc que cette bassine ? Je ne puis pas même m’y délier les jambes. Je réclame une cuve ! Allez, ouste ! »
Les caprices de la baronne risquaient fort de n’être jamais accomplis, elle ne se leurrait aucunement sur cette affaire, mais cela avait au moins pour mérite que de faire s’activer la totalité du service ancillaire. La jeune femme s’en trouva fort satisfaite, et ce fut avec plaisir qu’elle se glissa dans son bain, qu’il fût d’eau ou de lait.
***
Plus qu’une cour, ce fut un véritable caravansérail qui s’ouvrit à Lucretia lorsqu’elle pénétra dans la grande salle. L’atmosphère cosmopolite résonnait de plusieurs idiomes, ce qui donnait lieu à un tohu-bohu des plus assourdissants que les voûtes croisées n’amplifiaient que plus encore. Ça jaspinait, ça plaisantait, ça s’affrontait, parfois, sans jamais prêter attention aux effluves magiques qui lambinaient dans les airs, et Lucretia repéra bien les différentes algarades afin d’y mettre par la suite son petit grain de sel. Au milieu de cette marée de bretoniens squalides, toutefois, demeurait encore et toujours la même tare.
L’on eût pu croire l’engeance humaine mithridatisée de ses écarts imbriaques, mais, par ego et vanité, l’ensemble du conviviat se livrait déjà à la boisson forcenée. Les mouvements désordonnés et capricants rivalisaient avec les rires égrillards alors que les flûtes s’entrechoquaient contre leurs semblables juste avant de s’immiscer à la commissure des lèvres gloutonnes. L’on y vivait bel et bien, cela dit, et la Lahmiane, fidèle à elle-même, se nourrit de cette existence boulevardière. Elle papillonna de table en table, s’impatronisa dans ces îlots de sociabilité composés d’une poignée de hobereaux, et minauda auprès de tous ces chevaliers contre lesquels elle ne cessait de pester.
Il y eut bientôt des oohhh et des aaahh près d’une porte, une petite vague de contemplation et de ravissement dont l’èbe parvint jusqu’à elle. Naturellement curieuse, d’autant plus que ces louanges ne lui étaient aucunement adressées, la voilà qui se faufila jusqu’au premier rang afin d’y jeter un regard sceptique. Un elfe, il s’agissait ni plus ni moins d’un elfe, invité dans ce rebus de l’humanité. Et il fallait l’avouer ; la créature rayonnait aussi bien qu’elle d’une grâce nonchalante, habillée d’une vêture tout en finesse qui n'accordait que plus de crédit encore au port altier dont l’elfe se paraît. Et c’était sans compter ces quelques pierres précieuses dont la nitescence se reflétait à la lueur de toutes les torchères éclairant les lieux. Faisant fi de toute convenance, rangeant au placard l’urbanisme, elle lui barra la route.
« C’est lieement que je vous souhaite la bienvenue à Castel Rachard, ès qualités de maîtresse de céans », commença-t-elle en se présentant comme la détentrice des lieux. Pourtant, en sus de cet odieux mensonge, elle n’avait aucun n’intérêt pour le personnage ; ses mains touchaient et retouchaient la soie et le velours qui recouvraient l'elfe, toute captivée qu’elle était par la qualité du tissu. Puis ce fut au tour de la joaillerie que d’être noyée sous ses caresses contemptrices.
« Mais d’où proviennent ces pierres, mmh… mmh…. ? Oh, baste, en fait, vous m’ennuyez déjà , déclara-t-elle soudainement lorsqu’elle comprit que soit l’elfe ne lui répondrait pas, soit que les objets de son attention resteraient hors de portée d’acquisition, dans quelque lieu reculé d’Ulthuan. Vous auriez dû vous faire garde phoenix. Une bien belle occasion que vous ayez manquée. »
Et elle tourna tout simplement les talons.
Un moment plus tard, et son attention fut de nouveau attiré par un couple très certainement nouvellement formé ; les regards étaient timides mais pleins d’un amour partagé, les gestes maladroits, mais emplis de douceurs, et ils se tenaient de guingois, de cette manière pudibonde et distante qui caractérise tant et si bien l’attitude des bretoniens. Une quinte soudaine s’empara d’elle, et elle s’opiniâtra à infâmer le bonhomme.
« Oh, mon cher Arthur !, lança-t-elle à la volée en se précipitant sur lui après avoir entendu son nom, je suis si heureuse de vous revoir ! Par la Dame, en votre absence, mes nuits se sont forlongées à l’infinie, et mes songeries, bien que moites et enfiévrées, ne parvenaient pas à me défaire de la remembrance de votre corps sur le mien… »
Le sieur Arthur s’était tétanisé de surprise et d’embarras, et la situation dans laquelle se trouvait son âme sœur n’avait point de semblable. Les yeux s’ouvraient sur des pupilles dilatées, les bouches sur des langues pendues d’effroi, et tout s’emballa lorsque la pureté chevaleresque et bretonnienne fut atteinte de plein fouet par l’obscénité d’une Lahmiane matoise ; elle se risqua, elle, pauvre créature féminine, à se fendre d’un baisemain sur la main du gus, qui n’en menait pas large. Peut-être même, par souci de perfection, se laissa-t-elle à prolonger le geste, à humidifier la peau de la pointe tatillonne de sa langue, voire même de suçoter le bout d’un doigt. Puis, elle se repositionna, avec, inscrit sur son visage, une expression totalement stupide et béate d’un amour inconditionnel. Ce ne fut qu’alors qu’elle daigna remarquer la présence de l’éprise damoiselle, aux côtés du chevalier.
A l’instar des trois gardes devant l’entrée de la forteresse, toute couleur avait disparu sur son visage juvénile. Exsangue, elle contemplait la Lahmiane avec une expression indescriptible ; horrifiée, désemparée, abattue, rageuse. Les mots lui échappaient assurément pour exprimer son ressenti, et, si elle avait manqué de les retrouver, voilà qu’ils s’évanouirent aussitôt dans sa bouche, devenue sèche, comme Lucretia venait de se rendre compte de son existence. L’aura de la vampire était telle qu’elle éclipsait totalement celle de la pauvre bretonienne, qui, comble du supplice, ne put contenir le regard de sa rivale. Déjà minée par l’inexpérience et par une timidité envahisseuse, elle se ratatina sur elle-même tandis que le dépris et la morgue de la Lahmiane se déversaient à flots turbides sur le peu de dignité que la bachelette s’autorisait encore à montrer, et ce fut tout juste, vraiment, si elle ne tourna pas immédiatement les talons pour se répandre en pleurs intarissables. Ravie, la Fille de la Neferata replongea au milieu de la petite sauterie, laissant dans son sillage que des murmures épouvantés et furibonds.
Elle continua de gaminer tout du long, se gobergea avec une facilité inimitable, prenant part à tout type de jeu, toute discussion, que pour mieux tourner en bourrique ces bretoniens et leurs airs contadins. Lanternant quelque instant, la baronne hésita, avant de repérer une nouvelle cible sur laquelle fuser. Un homme à la stature carrée sur laquelle venait s’échouer une longue chevelure blanche. Il aurait bien pu avoir cet air patibulaire et cette grande gueule si un éclat de tristesse n’avait pas soufflé l’étincelle aguerrie qui aurait dû luire au fond de ses yeux. Plus encore, la Lahmiane ne put que reconnaître, suspendu à son cou, le symbole d’un de ses nombreux ennemis ; celui de l’Ordre de la Couvée du Corbeau. Un chevalier noir, un prêtre de Sigmar, un répurgateur ? Elle se demanda si lui aussi avait eu vent des ténèbres qui semblaient s’être glissées dans le castel. Mais parfait ! Avec cette vivacité qui était sienne, elle se glissa en coup de vent dans son dos.
« Pourquoi cet air chagrin, messire ? Auriez-vous été déshonoré, vous aurait-on retiré un certain grade ? Voilà qui n’aura pas même l’audace de me surprendre, remarquez. La façon dont vous vous comportez en société, la manière avec laquelle vous tentez de vous immiscer dans une conversation… Eh, c’est que l’on dirait un petit gros qui saute, désespéré, dans le dos du cercle de ses copains pour se faire entendre ! Et vous vous étonnez de ne pas être pris au sérieux ! »
La Lahmiane fut prise d’un petit rire suffisant et cristallin, aussi coupant que les éclats auxquels il faisait référence. Puis, décidant de ne pas lâcher le morceau, elle continua que plus encore ses disquisitions.
« Ou bien serait-ce la perte d’un être cher qui vous désempare et vous mine l’esprit ? Un ami, un père, un fils… Ou bien une fille, une mère, voire une femme ? Nouveau petit rire, ponctué d’un léger mouvement du chef, en signe de dénégation. L’âge, la maladie, la guerre… ? En êtes-vous sûr ? Elle se pencha à son oreille, vipérine, lui susurrant ces quelques mots distillés. Ne se seraient-ils pas suicidés, plutôt, à force de vous avoir que trop souvent côtoyé ? »
Et elle le laissa là, sur place, s’en allant s’amuser autre part ailleurs.
Le vin coulait à flots, et les chatteries, étendues en ligne sur des tréteaux placés çà et là dans la salle, s’exhibaient dans leur multitude multicolore. N’attendant point que les invités vinssent se sustenter, des portefaix leur apportaient de quoi se remplir l’estomac sur place, et il vous fallait que par trop souvent louvoyer entre cette suite camériste sitôt que l’envie vous prenait de vous déplacer.
Un parfum étourdissant vint titiller l’odorat de la vampire, qui tourna la tête en direction de sa source ; il ne s’agissait pas des effluves de la Dhar qui couvait perpétuellement dans la grande salle. Une grosse bourgeoise, ou noble, peut-être, engoncée dans une de ses robes d’autrefois qui ne la cintrait plus désormais, faisait le pied de grue devant quelques-uns de ces tréteaux, veillant sur les mignardises comme la prunelle de ses yeux. Toutefois, ses mains baladeuses et joufflues ne pouvaient s’empêcher de venir se risquer du côté des pâtisseries, en chapardant une, l’air de rien, que pour la gober aussitôt entre ses lourdes lèvres. Et elle se bâfrait ainsi à l’envi, avec une nonchalance gloutonne qui lui laissait des traces de crème sur les mains comme au coin de la bouche.
A la réitération même de sa gestuelle appliquée qui eût, en temps normal, conduit tout ce sucre dans ce corps qui n’en détenait que trop, Lucretia apparut à ses côtés que pour mieux lui voler sa nourriture, directement entre ses doigts. La vastité de sa bouche grande ouverte ne fut alors pas sans rappeler celle de ses yeux qui clignèrent d’un air aussi ahuri que stupide. La baronne, toute en grâce et en finesse, vint s’adosser avec une indifférence marquée contre la table de bois, décochant un regard sec et mauvais à l’attention de son énorme comparse. Puis, à lèche-doigt, elle entreprit de grignoter le fruit de son larcin, avec lenteur et parcimonie, avant d’agresser sa proie qui n’en revenait toujours pas.
« Quoi donc ? Vous êtes-vous seulement mirée une seule fois dans votre vie, à juger qu’il y ait assez de place dans quelque miroir que ce soit pour qu’il puisse vous refléter l’intégralité de votre obésité ? Quelle horreur ; vous portez l’incurie à son paroxysme. Que je vous pousse, et vous roulez. De grâce, faites quelque chose, que je n’aie plus à supporter cette hideur nonpareille ! »
Et sur un dernier coup d’œil aussi appuyé que hautain, la Lahmiane s’en alla, d’un pas autrement plus léger que celui de celle qu’elle venait de tancer.
Par la suite, il ne fut que trop difficile de prédire dans quelle circonstance exacte se rencontrèrent-elles, mais Lucretia, véritablement, pour la première fois de la soirée, n’en crut pas tout à fait ses yeux. Elle observa cette silhouette qui lui sembla familière, et tiqua lorsqu’elle la découvrit ainsi affublée. Ce fut à son tour que d’afficher une mine surprise et de battre à plusieurs reprises des paupières, lorsqu’elles se reconnurent, se demandant si elle rêvait bel et bien. Non pas. Devant elle, à des années-lumière de la mondanité et des costumes de bal, Dokhara de Soya se présentait habillée d’une manière autrement plus contadine. Une vêture pratique davantage que luxueuse, des atours sérieux plutôt que bigarrés, mais rien qui ne fût capable de lui retirer ce charme et cette explosivité qui la caractérisaient si bien.
Dokhara de Soya, jeune noble que Lucretia avait prise sous son aile, à sa manière, aussi douce que cassante, aussi passionnée que, parfois, rivale. Et la Lahmiane ne comptait pas lâcher l’affaire de sitôt ; bien qu’humaine, celle-ci représentait une compagne d’exception… entre autres. La vampire s’était attendue à tout sauf, peut-être, à cela. La voir ainsi en plein milieu de ce vulgum pecus, parmi ces petites gens… La nobliette avait pour elle son sens de l’humour aussi spécifique que décalé. Mais ce n’était peut-être pas une mauvaise chose. Réprimant un petit sourire de circonstance, Lucretia se dirigea alors tout droit vers elle et sa petite troupe.
« Mais c’est qu’il subsiste, parmi la basse plèbe, quelque personne qui semble sortir de l’ordinaire. Peut-être que tout n’est pas perdu, en Bretonie, en fin de compte ? En voilà bien une qui, à défaut d’être habillée de gente et sade façon, pourrait bien s’élever plus haut que l’ensemble de ces hobereaux piaillant. »
Des propos pour le moins sibyllins, quoiqu’une oreille apprêtée à l’entregent et à la politique aurait pu y discerner une certaine objurgation à l’encontre de la populace locale. Lucretia avait feinté, pour le moment, de ne point connaître la jeune femme, et d’être tombée dessus par hasard. Mais, après tout ce temps, l’hommage demeurait bien trop impersonnel, aussi décida-t-elle d’agir autrement. Dans une mascarade toute désignée pour choquer l’opinion publique et les bonnes mœurs de ces gens trop sots, la voilà qui, sans crier gare, se pencha sur ladite rhapsode à la chevelure rousse que pour mieux l’embrasser à pleine bouche. Une femme qui fraye avec une autre ? Une noble qui se lie ainsi avec une pécore ? Les hoquets de surprise retentirent de tout côté, les exclamations outrées résonnèrent sous le haut plafond, et, alors que l’on s’étranglait encore d’indignation, Lucretia, comme à l’accoutumée, tête haute et regorgée, s’éloigna de tout ce charivari offusqué avec grandeur, suffisance, et amusement.