Grogmar enjamba le cadavre de l'homme d'arme à la suite de Fangon, grimpant les escalier avec difficulté tandis que sa blessure au torse le lançait atrocement. Les deux hommes marchaient avec une lenteur extrême, soucieux de faire le moins de bruit possible pour ne pas se faire repérer. Ils arrivèrent au rez-de-chaussée, qui était vide. Fangon s'avança vers la grande porte à pas de loup, son arbalète entre les mains, et jeta un regard à l'extérieur avant de faire signe au nécromancien exténué de le suivre. Ils sortirent rapidement, s'enfonçant dans la nuit noire et évitant les torches pour se diriger vers l'enclos des chevaux.
Un homme d'arme faisait la ronde en longeant les barrières, une torche à la main. Fangon s'accroupit au sol et fit signe à Grogmar de s'arrêter également, les yeux rivés sur le soldat. Ce dernier, loin de se douter de ce qui se déroulait, bailla et lâcha un énorme pet, se laissant complètement aller. Après un moment d'inertie, il reprit sa ronde, se dirigeant dangereusement vers les deux fugitifs.
Fangon eut la clarté d'esprit d'attacher les jambes du nécromant à la selle pour ne pas qu'il ne chute si il perdait connaissance et quand ils furent fins prêts, il talonna violemment sa monture. Cette dernière poussa un hennissement puissant et se cabra avant de s'élancer hors de l'enclos, suivi par celle de Grogmar.
- "Hé ! Qu'est-ce qu'il se passe là bas !" vociféra le patrouilleur en revenant en courant, sa torche à la main. Il se retrouva sur le chemin des chevaux lancés au triple galop et poussa un juron en se jetant sur le côté pour ne pas se faire écraser, atterrissant lamentablement dans la boue. Il releva la tête et fit des signes avec sa torche en direction du donjon et de la tour. "Alerte ! ALERTE !" hurla-t-il. Rapidement, des torches s'allumèrent partout et les soldats du village s'activèrent, saisissant leurs armes et accourrant en trombe vers l'origine des cris. Mais les deux cavaliers étaient déjà bien loin.
Voilà plusieurs heures qu'ils chevauchaient à bride abattue à travers les marais brumeux et les bois sombres, crevant la nuit noire au triple galop, éclairés par Mannslieb et Morrslieb comme seules torches. Grogmar, balloté sur le dos de son cheval, suivait Fangon dans un état second. Quelque chose s'était brisé en lui. Une certitude, une réminiscence de son passé, quelque chose qui le définissait comme un être humain. Certes, il n'avait jamais fait grand cas de la morale ou de l'empathie, mais qui pouvait reprocher cela à un enfant abandonné à lui même dès sa plus tendre enfance ? Son existence s'était résumée jusqu'ici à n'être qu'une chose insignifiante, une fiente de mouche, n'apportant rien de particulier à un monde qui lui était somme toute bien indifférent. Il s'était contenté d'avancer, sans but réel sinon la survie, jusqu'au jour où il avait découvert ce sorcier mourant et son grimoire. Il avait décidé de partir, fuir au loin, et cette aventure l'avait menée ici, sur le dos d'un cheval volé, galopant au milieu des marais noirs en pleine nuit, le torse à moitié ouvert par un mutant. Et pourtant, c'était bien un nouvel être ici qui chevauchait vers son destin. Un autre Grogmar que celui d'hier, et bien différent de celui qu'il eu connu jusqu'ici. Celui qui suivait Fangon à toute allure était désormais un être froid et sans pitié, dont les dernières lueurs d'humanité avaient été brisées par la folie et la cruauté des hommes. Lui qui n'aspirait qu'à un apprentissage paisible d'une énergie qu'il n'estimait pas mauvaise était maintenant prêt à tout pour assouvir son désir de savoir et de vengeance, fusse-t-il massacrer des milliers de femmes et d'enfant pour cela. Son esprit s'était retourné, sa personnalité s'était altérée et seule les plus sombres sentiments le maintenaient debout, juché sur sa selle, percé par la souffrance et la rancœur. La magie noire qui imprégnait les lieux était comme attirée par ce nouvel être, l'imprégnant et s’incrustant en lui comme une tâche d'encre sur un parchemin mouillé, se fixant irrémédiablement sur le réceptacle offert par tant de haine, de colère et de dégoût. Ses traits en étaient changés et sous l'effet corrupteur de la Dhar néfaste, des rides profondes se creusèrent dans son visage auparavant juvénile. Sa peau pâli encore et ses yeux devinrent plus brillants. De son corps entier émanait les pires sentiments qu'un humain puisse ressentir, s'étirant comme une aura palpable de damnation.
Enfin, Fangon tira sur les rennes de son cheval qui ralentit l'allure pour repasser au pas, et celui de Grogmar fit de même par esprit grégaire.
- "Vous n’étiez pas à votre place là bas, messire Grogmar. Mon maître a beaucoup, beaucoup plus à vous apporter. Vous deviendrez plus puissant que vous ne pourriez l'imaginer, mais pour cela je me devais de vous ouvrir les yeux, d'une façon ou d'une autre. Puissiez vous un jour me pardonner." lui dit-il d'un air solennel, éclairé par la lueur des deux lunes.
Grogmar avait passé le plus clair de sa vie à l'extérieur, et était à peu près capable de connaître sa position en fonction des astres. Il leva la tête pour s'apercevoir rapidement que Fangon le dirigeait vers l'Est, comme s'ils longeaient le Cordon Sanitaire vers l'intérieur des terres. La dernière fois qu'il avait prit à l'Est, c'est quand les paysans ignares l'avaient chargé dans une carriole pour l’amener se faire brûler à Castel Rachard.