Béoric le Jeune se racla la gorge et leva les mains pour faire taire les bavardages de ses congénères.
- Dragonniers ! Silence ! Silence... Quand les conversations cessèrent, il soupira un grand coup avant d'entrer dans le vif du sujet. Je vais y aller par quatre chemins : on est coincé ici depuis que les fourmis ont été bouffées par les araignées. Heureusement, nos ingénieurs vont nous sortir de ce mauvais pas et on pourra bientôt repartir mais, pour ça, ils vont avoir besoin de tout le monde. Et va y avoir du boulot ! Bon, je laisse le gamin Amerkan vous expliquer ce qu'il attend de vous. Béoric le Jeune fit un signe de tête à l'ingénieur et l'encouragea. Vas-y, mon gars. C'est à toi de causer et n'aies pas peur de brailler, certains sont durs de la feuille.
L'heure des grands discours. Le moment de montrer qu'il avait sa place dans la caravane et qu'il n'était pas incompétent.
En arrière plan, sur la dunette arrière du navire de commandement, Béoric le Naïf regardait la scène l'air absent.
Alors que Martin et ses deux compagnons nains quittaient le campement des Dragonniers, ceux-ci se rassemblaient au milieu des chariots, non loin de l'enclos de Gaston, le scarabée géant. Apparemment, les ingénieurs avaient trouvé comment remettre les navires en mouvement sans les fourmis et ils allaient devoir, pour cela, mobiliser toutes les forces vives de la caravane. Nul doute que Dokird, Thralgran et Martin auraient à se joindre à eux à leur retour. Pour l'heure, ils avaient, eux aussi, reçu des consignes pour faire en sorte que l'arrêt forcé des Dragonniers dans cette vallée reculée ne soit pas une pure perte de temps. Ainsi, s'il y avait quoi que ce fut d'utile ou d'intéressant de l'autre côté de cette forêt de pins sylvestres, ils devaient le ramener ou, à défaut, en informer Béoric le Jeune.
Sage décision, approuvée par ses compagnons, que celle de Martin de ne pas emprunter le même chemin que celui qui les avait mis dans les pattes des araignées la veille. Avec un peu de chance, la petite troupe passerait inaperçu ou insignifiante à leurs yeux, aujourd'hui.
La matinée était encore jeune et le sous-bois endormi bercé de pénombre. Le brouillard n'était plus un obstacle mais un épais manteau de neige l'avait remplacé avec l'avantage et l'inconvénient de garder une trace de leur passage. Au moins, ils n'auraient aucun mal à trouver le chemin du retour tant qu'elle n'aurait pas fondu.
- Je sais pas si cette foutue forêt me file plus la chair de poule quand elle grouille d'araignées ou quand y' a pas un bruit et que rien ne bouge...
Effectivement, mis à part le crissement des pas des trois compagnons dans la neige et un ou deux jurons bien sentis à l'occasion d'une glissade ou d'un enfoncement inattendu jusqu'au genou dans la neige fraîche, la forêt était des plus calmes et silencieuses ce qui, au lieu de rassurer les nains, semblait les rendre nerveux. Dokird était le seul à l'avoir manifesté clairement mais Thralgran, de par son attitude et les regards sombres qu'il jetait aux alentours au moindre souffle d'air, était tout aussi préoccupé.
Heureusement, après moins d'une heure de marche, alors que le soleil printanier commençait à percer au travers des hautes futaies, Martin et les deux nains furent sur les bords du lac aperçu depuis les hauteurs lorsque la caravane avait franchi la crête de cette vallée perdue. Le bleu du ciel dégagé se reflétait jusqu'à l'éblouissement sur la surface lisse de ces eaux. L'étendue était gigantesque et occupait un vaste espace jusqu'aux deux pics sombres qui se dressaient de l'autre côté.
- Sans doute le fond de la vallée a-t-il été submergé au fil des millénaires et des fontes successives. Peut-être même qu'un glacier couvrait l'endroit d'où nous venons et a fini par se changer en lac en remplissant la vallée.
- Ou peut-être une rivière souterraine s'écoule jusqu'ici et lui sert de source...
- Allons visiter le village.
- Ce qu'il en reste en tout cas...
Un peu plus loin, vers le levant, on voyait les premières cabanes à la limite de la plage de galet sur laquelle les trois compagnons se trouvaient au sortir de la forêt. A mesure qu'ils s'en approchaient, Martin pouvait distinguer la couleur grise des planches et celle verte des lichens qui poussaient dessus. L'endroit avait tout de la ville fantôme : des trous lugubres à la place des fenêtres sans volet, des toits effondrées et noircis, des murs aux nombreuses planches manquantes. En tout, une vingtaine d'habitations en ruine s'étiraient en suivant la rive du lac le long de ce qui avait dû être la seule voie de communication.
- Bon. On y est. Comment on s'organise ? On ratisse large et se disperse ? Ou on reste groupés pour éviter les mauvaises surprises ?
- Ça m'a tout l'air d'être abandonné depuis des lustres mais vu la chance qu'on s'trimbale en ce moment et les derniers événements, j'pense qu'il vaut mieux rester ensemble pour visiter les premières baraques... Puis, si ça craint rien, on pourra se séparer. Qu'est-ce t'en dis, Martin ?