- "Eux", ça devait désigner ceux qu'il a affronté avant de venir vers vous. Si l'on apprend qui sont ses ennemis, l'on pourra mieux comprendre qui il était.
Il sembla s'apprêter à enjoindre son compagnon de se mettre en route, mais Armand ne lui en laissa pas le temps. Lorsqu'il lui demanda s'il avait déjà commis un meurtre, le visage d'Evrard se figea, avant de s'assombrir. Il prit une voix grave et son ton se durcit, presque agressif.
- Vous avez dénoncé votre père et indirectement provoqué la traque de tout un réseau de cultistes qui gangrenait votre duché, Armand. Vos mots ont provoqué la mort de centaines de personnes, mais je suppose que ceux-là n'importaient pas n'est-ce pas, car tous, sans exception, étaient des malfaisants méritant leur destin, de sinistres comploteurs que vous ne connaissiez pas mais imaginiez comme des monstres ne méritant plus le statut d'être humain. C'est plus facile pour s'endormir le soir que de penser ainsi. Et pourtant aujourd'hui vous êtes choqué, car pour la première fois c'est vos bras et non vos mots qui ont agi. Et bien sachez que le bas-côté des routes de Bretonnie est chargé des cadavres de chevaliers errants qui sont morts inutilement car ils ont préféré écouter leurs scrupules que leur instinct de survie. Il vous a attaqué, n'a pas écouté votre tentative de le raisonner, vous vous êtes défendu. Vos valeurs contre les siennes, et vous avez gagné.
Il y avait une vraie colère dans la voix d'Evrard, qu'il tentait de maîtriser mais qui bouillonnait trop fort pour rester entièrement contenue. Impossible de savoir néanmoins si elle était dirigée envers Armand, ou envers lui-même.
- J'aurais pu hésiter, me demander pourquoi il vous attaquait, essayer de le combattre de manière non létale. Mais si j'avais fait ça, alors j'aurais diminué vos chances de survie. Vous m'avez fait confiance, vous m'avez remis votre vie pour m'aider dans mon entreprise sans rien attendre en retour : croyez-vous que j'allais écouter mes scrupules envers un inconnu pour vous laisser mourir ? Non, j'ai chargé, et je l'ai tué, parce que c'était ce qu'il fallait faire. Et je ne culpabiliserais pas d'avoir sauvé votre vie au dépend de la sienne, peu importe quelles aient été ses raisons. Car si vous l'aviez oublié, je suis le type de chevalier égoïste qui renie ses promesses et abandonne son devoir pour sauver ses proches.
Il détourna son regard, et ne permit pas à Armand de répondre. La longe de son palefroi dans la main, il se dirigea vers la provenance du chevalier de rouille, bien décidé à ne plus perdre de temps cette fois-ci. Les mâchoires serrées, il ne vérifia même pas si Armand le suivait ou non.
Armand, bien décidé à ne pas rester en arrière, le suivit donc en clopinant, Triboulet n'hésitant pas à l'aider si nécessaire, quand bien même il guidait déjà sa mule et le roncin. C'est la première fois qu'il voyait Armand blessé, et il n'en cachait pas son inquiétude : s'il était arrivé sur place avec une litanie d'excuses pour justifier son absence du combat, il semblait depuis avoir pris conscience des blessures encaissées par son maître, et le voir aussi affaibli ne le laissait pas indifférent. Il avait clairement la mine soucieuse, et c'est avec une bienveillance insoupçonnée qu'il s'enquit de savoir s'il était bien sage de suivre Evrard, plutôt que de prendre un repos nécessaire après pareilles blessures. Pour lui, il était évident qu'Armand devait retourner à Magone pour se faire soigner convenablement.
Avançant au rythme claudiquant d'Armand, le trio dut éviter sur son chemin plusieurs autres pièges dissimulés comme le premier. Evrard, alerté par celui qu'avait déclenché son compagnon, ne laissait pas sa curiosité dépasser sa prudence : il avança d'un pas lent et précautionneux pour éviter tout nouvel accident.
Il ne leur fallut qu'une poignée de minutes pour contourner l'imposant tumulus qui bloquait leur visibilité. Devant lui, Evrard s'immobilisa soudain face à ce qu'il découvrait, et Armand ne tarda pas à comprendre pourquoi. Le spectacle visible devant eux était surréel, et il le devenait à chaque pas un peu plus.
Là devant eux, à quelques pas de l'entrée à moitié éboulée du tumulus qu'ils venaient de contourner, deux archers étaient écroulés au sol avec un carreau d'arbalète profondément enfoncé dans leur torse, ayant traversé leur armure de cuir sans la moindre difficulté. A leur droite, une autre fosse à pieux : un coup d’œil au fond de celle-ci permit d'y découvrir un chevalier qui n'avait pas eu la même chance qu'Armand lors de sa réception. Contrairement au piège dans lequel était tombé le fauve de Lyrie, celui-ci contenait des pointes métalliques en plus des épieux de bois, et ces dernières s'étaient frayées un chemin à travers l'amure de plaques pour transpercer de part en part l'infortuné guerrier. Les couleurs bleu et or de sa cape et le blason de serre d'hippogriffe qui y était cousu ne laissaient aucun doute sur son duché d'origine.
Un peu plus loin au milieu des arbres, un autre cadavre, avec un projectile fiché dans la tête - son camail n'avait pas pu le protéger d'une attaque frontale. Autour de lui, deux autres fosses piégées qui s'étaient activées, et avaient fait deux victimes supplémentaires. L'un des deux était un jeune page, qui ne devait pas avoir plus de seize ans.
Remontant la piste des cadavres et évitant les pièges qui ne s'étaient pas déclenchés, Evrard et Armand trouvèrent le dernier d'entre eux : un combattant en chemise de mailles, avec un carreau solidement planté dans son bras, et le crane enfoncé de plusieurs coups de pommeau - le résultat était proprement répugnant. A ses pieds gisaient les restes d'une arbalète à répétition dont le mécanisme avait été détruit d'un coup d'épée.
Un chevalier, ses sergents, ses écuyers, son page. Tous morts.
Il tourna son regard vers Armand. Il ne dit pas un mot, mais son regard n'avait plus la fermeté et l'assurance que son compagnon lui connaissait. Le chevalier de Cobie était livide, les yeux fous, et c'est avec le plus grand mal qu'il réussit à articuler quelques mots.
- Je... dois... savoir.
Puis il s'avança, se saisit d'une pelle plantée verticalement dans le sol, et commença à creuser l'une des tombes avec l'énergie d'un possédé.
Plus loin encore, derrière la clairière, derrière une poignée d'arbres obstruant sa vision, Armand repéra pourtant quelque chose d'autre : il en mettrait sa main à couper, il y avait là-bas un campement de fortune, avec ce qui ressemblait à s'y méprendre à une cabane artisanale.