NOUS, Louen, dit « le Cœur de Lion », roy de Bretonnie et duc de Couronne, descendant par le sang de Gilles de Bastogne, par la grâce de la Dame chevalier du Graal, vainqueur d’Archaon et sauveur de Middenheim,
rédigeons cette lettre ouverte, à
TOI, Charles-François, empereur d’Oultremont, qui est grand-prince du Reikland et prince d’Altdorf, et qui a été couronné comme le descendant de Sigmar,
Salut, très cher ami ;
Nous t’annonçons que nous avons reçu devant notre Trône les supplications de ton honorable vassal, Sigismond, qui est par tes mains duc et comte d’Ubersreik, car il a imploré notre aide et notre protection suite à une terrible injustice dont il te rend coupable.
En tant que gardien de la chevalerie, et homme plus mûr que toi, et bon ami, nous avons décidé dans notre immense mansuétude de nous faire précepteur et de te prodiguer des conseils de gouvernement, car nous avons consulté nos conseillers et lu les vieux traités forgeant nos deux nations avant de remettre un jugement guidé par la grâce de la Dame, la pitié de Shallya et la sagesse de Véréna.
Nous avons appris que le susnommé Sigismond, ton vassal, a été dépossédé de sa terre, et a vu sa famille et ses amis menacés par la force des armes, suite à la commise de son fief. Il nous a dit avoir vu sa bonne-ville d’Ubersreik être prise avec grande violence, ses deux plus jeunes enfants disparus sans plus de nouvelle, et son domaine réparti entre tes amis de la façon la plus fourbe qui soit.
La commise du fief est une prérogative du souverain, que tu possèdes ; mais telle commise devient tyrannique lorsqu’elle ne procède pas d’un jugement de pairs, et lorsqu’elle n’a pas lieu pour un motif légitime.
Or, la réunion de tes pairs n’a pas été respectée, puisque telle sentence a été prononcée hâtivement sans possibilité pour Sigismond de se défendre — devant un tel vice de procédure, nous ne pouvons que mettre en doute le motif que tu as invoqué, celui selon lequel ton vassal possédait trop de forces armées en sa mesnie ; il ne t’échappera pas que le devoir premier du vassal est de défendre son seigneur, et que tu ne peux accuser un de tes proches maréchaux de félonie simplement par méfiance, et que la décision de commettre ses fiefs et de mettre au ban lui et sa famille est tout simplement disproportionnée avec la dureté du jugement.
Non seulement cette affaire te concerne toi, mais elle nous concerne également et nos doux sujets de Parravon. Sigismond duc d’Ubersreik est en effet lié par des traités signés du temps du duc Gaston de Parravon, où il fut décidé de créer une marche franche entre les nations de Bretonnie et d’Oultremont, d’une part, et entre les provinces de Parravon et de ce que tu appelles le Haut-Teufel d’autre part. Tel arrangement, unique dans les relations entre nos deux peuples, permet à tes sujets et les nôtres dans les Montagnes Grises de commercer librement entre eux, de se déplacer sans connaître de frontière, de se marier et de former des familles, et de rendre des jugements qui ne les regardes qu’eux. En dépossédant Ubersreik sans même nous en avoir informés, tu as mis en grand péril de sûreté de corps et de bien tous nos sujets qui vivent à l’est de nos frontières, et en ça, tu mets en danger une paix qui dure depuis cinquante-cinq ans, te rendant coupable aux yeux du Vieux Monde de perfidie.
De plus, nous te rappelons à tes livres d’histoire qui t’ont peut-être fait défaut dans ton éducation. Tu dois savoir que la région du sud de ton Reikland n’a pas toujours appartenu à ta famille, et ne s’est même pas toujours appelé ainsi, mais que pendant fort longtemps, il s’agissait d’une terre qu’on nomme le Vorbergland.
Tu dois te rappeler qu’au XXIe siècle, le Vorbergland était un royaume, qui n’a été aboli et réarrangé avec des frontières dessinées artificiellement, en ignorant l’histoire et les peuples qui y vivaient, qu’avec le règne de Magnus, il n’y a que deux cents ans.
Tu dois te rappeler également que la famille de Jungfreud est officiellement, de père en fils, chargée de la défense d’Ubersreik depuis l’année 1031 (2009 de ton calendrier), et régnait sur la ville depuis bien plus longtemps encore ; Ta propre famille, les Holswig-Schliestein, ne peut prétendre régner sur le Reikland que depuis un siècle, à grand-peine, aussi, il t’est nécessaire d’éprouver de l’humilité devant tes vassaux et de régner de façon plus mesurée et respectueuse de tes grands seigneurs, car cela est la marque d’un véritable chevalier.
Étant inquiets de l’injustice avec laquelle tu as jugé toute cette sordide dispute, et personnellement lésés par tes actes, nous avons décidé de ne pas reconnaître la commise de ce fief, mais d’au-contraire considérer Sigismond de Jungfreud comme le seigneur légitime d’Ubersreik. Et nous te demandons de réunir tes pairs, dans une ville neutre à la frontière entre tes fiefs et les siens, et de recevoir les prud’hommes que nous désignerons comme les juges de cette affaire, afin qu’ils puissent assurer la paix et la concorde dans ta nation, selon nos bons conseils raisonnables.
En attendant que tu t’exécutes, nous avons décidé de lever le ban et de diriger l’ost de Bretonnie sur les terres de Sigismond, afin de protéger sa personne et ses biens contre tes actes tyranniques.
Nous savons malgré tout que tu es un homme profondément bon, même si tu as été malavisé par des conseillers partiaux et veules. Et nous savons que tu nous écouteras car tu nous connais comme amis et confidents proches.
Nous t’écrivons cette lettre le 3 du mois de la Dame, de l’Année 1554.
(3 du mois de Sigmar, de l’Année 2532 de ton calendrier).
L.
SIGMAR-DIEU SAUVE L’EMPIRE ET L’EMPEREUR
Recès du Reikland n°2532-13 du 32 Sigmarzeit 2532 relatif aux mesures de rétorsion prises contre le royaume de Bretonnie pour perfidie et assaut contre le Reikland et contre l’Empire.
La Diète du Reikland réunie en session extraordinaire a adopté,
Le Conseil d’État, et l’Empereur de Sigmar et Grand-Prince du Reikland ont promulgué,
Article I :
Que l’ambassadeur de Bretonnie à Altdorf, monseigneur Louis Rochelle, se voit notifier son expulsion, ainsi que celle de tout son personnel, et qu’ils disposent d’un délai de seize jours pour quitter l’Empire sous peine d’être mis au ban et saisis par les hommes de l’Empire.
Article II :
Que tous les résidents du Reikland qui sont sujets de Bretonnie, ou qui sont sujets du Reikland mais nés sujets de Bretonnie, ou qui sont descendants de première ou deuxième génération de parents sujets de Bretonnie, doivent être connus des autorités et leurs noms, domiciles et activités déclarés et adressés aux services du Haut-Seigneur Ambassadeur, Liepmund Holzkrug.
Article III :
Que ces-dits sujets, s’ils possèdent un compte dans une banque du Reikland, verront leurs avoirs gelés, et que s’ils possèdent des biens ou des entrepôts ou des terres, que ceux-ci seront placés sous séquestres judiciaires, le temps d’une enquête de moralité, et que tout pourra être saisi si le-dit sujet est suspecté de trahison.
Article IV :
Que ces-dits sujets peuvent être arrêtés et séquestrés par les patrouilleurs du Reikland et par les hommes de l’Empereur pendant quarante jours sur suspicion raisonnable de trahison, sans qu’ils puissent avoir la possibilité de recourir au droit de Habeas corpus.
Article V :
Que les frontières sont fermées à tous les sujets de Bretonnie et leurs biens, sauf s’ils disposent d’un affidavit signé par les services du Haut-Seigneur Ambassadeur, Liepmund Holzkrug.
Article VI :
Que des mesures de rétorsion économiques sont prises à l’encontre des denrées échangées avec le Royaume de Bretonnie :
— Que le grain sera taxé à hauteur d’un tiers du prix.
— Que la laine sera taxée à hauteur de moitié.
— Que le bois et les produits de la mine le seront à hauteur des deux tiers.
— Que les alcools et spiritueux, et les produits de luxe et transformés comme le verre et les meubles ne sont plus autorisés à être vendus n’importe où dans le Reikland s’ils proviennent de Bretonnie.
Tout manquement à ces mesures fera l’objet de saisine de la marchandise, de séquestration des participants à la vente, et de poursuites pénales.
Article VII :
Que ce présent texte sera adressé aux Primes-États de l’Empire pour être promulgué dans toutes les provinces de la nation, car telle est la volonté de l’Empereur.
Festag, 5. Sommerzeit 2532,
Suiddock de Marienburg.
Sept jours de la semaine sont à soi, le huitième est aux Dieux ; c’est la règle. Et dans une ville comme Marienburg, où on prie toutes les divinités de la planète entière, y compris les plus malveillantes, il n’y a pas de jour plus solennel que le Festag. Tout n’est que sonnerie de cloches, prêtresses pieds-nus qui réclament l’obole, prêcheurs de rue hurlant debout sur des bancs, odeurs d’encens et personnes agenouillées sur le pavé recouvert d'un tapis de soie.
Dan Surcouf remonte les quais du canal de la Bryunwasser, et dépasse l’immense pont tournant de Draaienbrug, une merveille d’ingénierie. Il connaît toute « l’avenue » par cœur, si tant est que la voirie qu’il remonte mérite un tel nom ; Marienburg est un chaos pour naviguer. Une cité qui est en fait un archipel de dizaines d’îles séparées de canaux d’une eau boueuse, grouillante au milieu d’un marécage, avec des monticules de terres et des appartements penchés se chevauchant les uns sur les autres. Marcher à Marienburg, c’est marcher en esquivant des gens parlant toutes les langues dans tous les alphabets possibles ; c’est devoir s'écarter du passage d'une charrette remplie de tonneaux ; manquer de bousculer un batelier couvert de tatouages et d’anneaux marqués dans sa peau ; et c'est se perdre aisément dans des dédales de ruelles sauvages, se retrouver par inadvertance dans l’arrière-cour d’un quelconque bordel ou l’esplanade d’un entrepôt d’une famille marchande brassant des centaines de milliers de guilders par an après s’être aventuré dans une artère peu familière.
Mais Dan Surcouf est un Marienbourgeois d’adoption. Cela fait des années maintenant qu’il y vit, et qu’il y a prospéré. Le Suiddock, il le connaît par cœur. Il n’est plus surpris par la famille d’Arabéens qui chantent leurs prières depuis leurs balcons. Pas plus qu’il ne l’est par le grand gaillard Kislévite et son épouse venue d’Inja qui s’engueulent en hurlant la fenêtre ouverte, pour que tous les voisins assistent à leurs problèmes de mariage. Ou par la Coiffe Noire, le flic archi-patriote qui écoute les commérages d’une vieille dame se plaignant du bazar qu’a laissé l’éboueur qui n’a pas bien curé les fossés la semaine dernière, car on ne peut plus faire confiance au travail des artisans ;
Tous ces gens, Dan les appelle par leurs prénoms. Et eux le lui rendent bien. Il converse en jutonestall, en reikspiel, il mélange rapidement les patois et les traditions, jusqu’à former dans sa tête une langue franche de toute académie, propre à ce quartier-ci de cette ville-là, ce petit morceau de pays, la capitale du pays des Jutones.
Tant d’aventures sont passées, pour Dan Surcouf. L’ancien contrebandier qui esquivait les galions de la Royale à Bordeleaux, l’ex-taulard sortit de Ryjker, le petit humain qui a serré la main à l’Exarque d’Elfeville et a reçu une médaille de ses mains pour services rendus, il est parvenu à faire son trou. Il n’est pas le patron de Marienburg, et on ne peut pas véritablement dire qu’il est riche — mais on connaît son nom dans le quartier, on le murmure dans des tavernes, et de bouche-à-oreille, de poignée de main en signature, de tonneau tombé du bateau en claque derrière la nuque, Dan Surcouf est enfin devenu quelqu’un, quelque part.
Marienburg est une bonne ville pour les gens qui ont la bougeotte. Il est peu étonnant que la République du Jutonesryk se vante d’avoir des comptoirs sur tous les continents, et des citoyens (Et non sujets) dans tous les pays établis sur Terre. Dan n’a qu’à regarder à sa droite, et il ne voit que ça, des voiles. Des cogues et des galions, des galères et des bricks, des vaisseaux fluviaux ou maritimes, petits et gros, de guerre ou de commerce, souvent les deux, flottant des pavillons à fleurs-de-lys, à tête d’ours ou croix de l’Empire. Et au milieu de ces quais et de ces pontons flottants, sur lesquels s’activent à toute vitesse des mousses et des gros porteurs, il y a son navire : La Dame Blanche.
Sa petite goélette fait pâle figure face au titan de la maison den Euwe qui passe juste derrière. Soixante-douze tonneaux de fret, dix-huit hommes d’équipage, c’est un petit navire frêle, bon pour remonter la mer des Griffes, et tenter de faire le tour du continent jusqu’en Estalie et Tilée — peut-être est-elle assez apte pour faire la traversée jusqu’en Arabie, mais là, ça devient risqué. Et pourtant, c’est déjà un beau bateau, un qui lui rend de fiers services ; Avachi sur une rambarde, Dan observe au loin des artisans de la guilde des charpentiers qui s’occupent de calfeutrer son navire. La Dame Blanche n’est plus toute neuve, il l’a achetée à crédit alors qu’elle était dans un sale état ; mais quelques bonnes affaires plus tard, et voilà que son navire peut faire sa fierté.
Debout sur le ponton, au loin, Darri remarque que son patron l’observe. Il se retourne, siffle, et fait un grand signe de la main à Dan.
Darri Emundsson est un fils de Norses et de Marienburg, né dans le ghetto de Norsca juste à côté. Autrefois, la Norsca était remplie de fidèles d’Ulric et des dieux Anciens ; ils ont été forcés d’émigrer face à Archaon, sauf pour ceux assez fous pour rester et risquer une mort ignoble face aux serviteurs des Dieux Noirs. Mais Archaon avait perdu, et progressivement, la Norsca était reprise par ces Norses-là réfugiés, qui réoccupaient leurs vieux villages, ouvrant de nouvelles voies de commerce pour faire la richesse de la cité où vit le monde entier.
Dan avait rencontré Darri sur une affaire toute bête ; un client avait besoin qu’on récupère une cargaison d’ivoire et de miel de Norsca, et qu’on la fasse passer en douce à l’Anguille. C’était du temps du Rouge-Gorge. L’affaire s’était mal passée, et avait fini par n’offrir qu’un minuscule profit au fils de Bordeleaux. Mais il avait pu gagner Darri. Bosseur, charmant, avec le pied-marin, il était devenu presque naturellement un ami de Dan ; s’il était parfois assez tête-brûlée, il savait l’assumer, et avec sa grande taille et malgré une certaine maigreur, il pouvait se faire obéir des débardeurs les plus récalcitrants.
Il avait l’œil pour les détails et il était de confiance. On pouvait le laisser s’occuper du calfeutrage du vaisseau sans ennui.
Il y a un lieu au Suiddock que seuls les vrais Suiddocker connaissent : le Perchoir du Pélican. Il n’est pas facile à trouver ; il faut aller derrière des entrepôts, et se retrouver au fond d’une impasse où on découvre une façade quelconque de ce qui pourrait être tout simplement la maison de quelqu’un. Pourtant, si on y va bien tout droit, et que, sans toquer, alors qu’il n’y a aucune enseigne devant, on ouvre simplement la porte comme si on était invité, on bascule dans un tout autre monde.
Une longue galerie de bois s’ouvre sur la taverne la plus réputée du quartier. On est accueillis par un tableau de chasse où des vieilles têtes empaillées de poiscaille saluent les nouveaux arrivants avec leurs yeux vitreux, et on a les oreilles bercées par de la musique de matelots qui jouent des instruments. Ça y sent fort le rhum, et le kvas, et la boue et le sel. Un rade de gens de la mer, où on boit du spiritueux qui ne ferait pas tâche sur la table d’un duc de Bretonnie, et où on rencontre de jolies entraîneuses (Et même entraîneurs) peu habillés et fort charmants.
Dan se dirige tout droit vers le comptoir. Sur un des tabourets, un gros pélican se met à regarder d’un mauvais œil le Bretonnien ; le contrebandier sait qu’il ne doit pas manquer de respect à l’animal, car le bâtiment est nommé en son honneur. Ishmael, le taulier, est debout derrière, droit sur sa jambe de bois, à récurer un verre pendant que quelqu’un assis lui parle.
Un étrange homme, Ishmael. Très peu causant, et carrément superstitieux, d’absolument toutes les superstitions qui existent au monde — même celles qu’on invente simplement pour se jouer de lui. Visiblement, vu ses yeux plissés, la personne qui lui parle est justement en train de l’embêter.
« …Donc tu vois, la solution est insoluble, en fait, parce que les Todbringer, bah, ils sont plus en mesure de mener les pourparlers !
– Huh-hun.
– Et si tu veux mon avis, moi je dis que les choses vont devenir de pires en pires, parce que maintenant que les Bretonniens s’en mêlent, c’est plus qu’une question de se battre pour bouger la frontière de quelques lieues — là ils se font poignarder dans le dos par leur allié !
– Huh-hun.
– C’est presque certain qu’il y a des réseaux occultes en jeu, parce que Holzkrug, ça va faire des années qu’il désire que ça, que cette situation ; il fait genre il était pas pour la mise au ban de von Jungfreud, mais mon œil ! C’est la meilleure chose qui lui soit arrivée ! Tu sais c’est quoi son rêve, ce que je pense ? Immanuel-Ferrand, c’est lui qu’il veut déboulonner ! D’ailleurs, tu sais, ce même Immanuel-Ferrand, il-
– Tiens, Dan ! Fit soudain Ishmael, pressé de changer de sujet. Tu bois quoi ? »
La personne qui l’embête se retourne, et regarde celui qui s’installe en nommant son poison.
Hylke Geest offre un grand sourire à Dan, et cesse soudain sa longue discussion politique.
« Han ! Surcouf !
Alors, elle est comment la chambre que je t’aie trouvée ? Géniale, pas vrai ? »
Le problème, quand on est un marin qui bouge tout le temps, c’est le logement. Les loyers sont beaucoup trop élevés à Marienburg, quant à devenir propriétaire, c’est carrément un privilège, impossible à moins que Dan économise pour les trente prochaines années. Pas le choix donc — il faut louer une chambre, dans une auberge ou pour une chambre de bonne dans la maison de quelqu'un. Même là, on paye bien souvent trop cher pour une qualité bien médiocre, et donc, on est bien prêt à tout pour dénicher un bon endroit où piauter dans cette cité.
Sur les conseils de la femme, Dan logeait depuis trois semaines dans une petite pièce au deuxième étage d'un immeuble du Suiddock. Sa vue était moche comme tout, elle donnait sur le mur d’une caserne des Coiffes Noires, mais il avait les latrines dans le jardin, il profitait d’une colonne pour se chauffer, il avait le petit-déjeuner inclus et son lit était confortable. Que de sérieux avantages. Seul défaut : la propriétaire de l’immeuble louant toutes les chambres était une très vieille dame veuve, un peu trop gentille au goût de Dan, trop bienveillante et prête à faire son linge ; il était à peu près certain que madame le reluquait quand il prenait son bain au sous-sol.
Que faisait Hylke Geest dans la vie ? Tout. C’était assez impressionnant, de lui parler, et de voir l’étendue de ses talents et des œuvres qu’elle avait pu accomplir. Tout comme Darri, Hylke était devenue une amie proche de Dan. Leurs premières rencontres ne s’étaient pas très bien passées, mais quelques cuites ensemble et des secrets sur leurs histoires échangées, et ils s’étaient bien rapprochés.
Hylke avait été une lavandière dans un régiment militaire, puis une dame de chambre pour la famille de Roelef. Elle avait bossé dans une librairie, où elle avait appris à lire, et avait fait deux ans d’études au collège Baron Henryk. Plus que tout, elle avait été une « courtisane », une prostituée pour riches. Et elle s’était déjà battue au couteau à quelques occasions, assez pour qu’elle en ait un œil crevé. Alors qu’elle n’avait pas encore trente ans, son visage avait déjà les stigmates d’une vie bien remplie, et elle portait en permanence des vêtements noirs que Dan savait être une référence au Dieu Mórr, qu’elle vénérait avant tous les autres ; comme Ishmael, elle était très superstitieuse, et croyait dur comme fer aux mauvais présages et aux rêves prémonitoires.
Elle avait rendu pas mal de services payés à Dan — parce qu’elle parlait et écrivait dans de nombreuses langues, et servait de bonne traductrice. Parce qu’elle connaissait tous les potins de la ville, et tous ses coins secrets. Le souci, c’est qu’elle lisait trop de journaux, et elle avait toujours un avis sur tout, y comprit la politique et les décisions des rois et des princes du Vieux Monde.
« Au fait, ton mulot est là avec une entraîneuse, dans une cabine privée. Il t’a demandé.
C’est pour lui que t’es ici ? »
Celui qu’elle appelait méchamment le mulot, c’était Roel Kuilboer. Elle aimait bien le surnommer comme ça parce qu’il… Avait une tête qui faisait penser à un mulot, tout simplement. Et elle avait bien deviné, maline comme elle était.
Roel Kuilboer n’était qu’un seul des dizaines de sous-fifres et notaires de Jaan van de Kuypers, l’être humain le plus riche du monde, et l’homme le plus puissant de tout Marienburg. Un homme à la fortune de deux millions de guilders, possédant une flotte d’une cinquantaine de navires, créancier de Karl-Franz, Katarina Bokha, et Louen de Couronne. Mais même l’homme le plus riche du monde a parfois des soucis d’inventaires, d’entrepôts à vider, de profits à lisser, de cargaison à faire disparaître pour éviter des taxes, et c’est ainsi que le minuscule Dan Surcouf pouvait, par l’intermédiaire de quelqu’un, servir les intérêts d’une illustre personnalité…
C’était un homme très sympathique, Kuilboer. Charmant, doux, toujours poli, posant des questions au Bretonnien comme s’il s’intéressait sincèrement à sa vie. Mais il y avait toujours ce sale goût, quand on lui parlait, cette impression qu’on était en train de serrer la main au Prince-Serpent. Il n’avait jamais trahit Surcouf, ni arnaqué, ni foutu dans la merde ; Il le chargeait de missions certes difficiles, mais où il annonçait toujours tous les risques à l’avance, et il dédommageait très bien. Au fond, Marienburg est une ville où on fait des affaires, même avec des hommes cupides comme lui.
« Tu devrais faire attention si tu acceptes ce marché, j’ai toujours de mauvaises sensations en ce moment… Tu as bien pensé à faire des offrandes à Manaan et Ranald, pas vrai ? Il faudrait aussi que tu en fasses une à Véréna, on ne sait jamais… »
Un contrebandier qui rend hommage à la Déesse de la loi ; en voilà une drôle d’idée. Pourtant, Hylke semblait véritablement inquiète pour Surcouf.