« Dilige amicos. »
Il sirota son vin du bout des lèvres, et seulement par petites gorgées — voilà un bien pauvre marin, qui ne dégommait pas son godet d’une traite.
Aux propos de Surcouf, il eut d’abord un hochement de tête, puis une mine amusée.
« Oh, pas nécessairement, détrompez-vous. En fait, c’est même un peu comme les marins. La plupart des officiers de marine du Vieux Monde ont étudié dans des écoles de navigation, ont acheté une commission à l’amirauté grâce à leurs parents, et servent diligemment comme cadets puis enseigne sous l’égide de vrais lieutenants qui les forment. Et puis, à côté de ces gens bien maniérés, il y a des personnes comme vous, plus… Dans le réel.
La magie c’est un peu pareil. Beaucoup des magiciens qui ont une licence, qui peuvent servir sur les navires, ont été cloîtrés et ont reçu un enseignement carré et strict pendant des années au sein de collèges fermés — mais il y a aussi quantité de magiciens qui se sont découvert sur le tard, ou qui ont appris loin de toute institution. Ils n’en sont pas forcément moins doués. Juste plus… Irrévérencieux. »
Il fit une pause, et but un petit coup.
« Il y a plusieurs théories sur la magie — c’est un sujet d’étude qui mélange la science et la philosophie, aussi, si vous parlez à un magicien comme moi, ils adoreront vous perdre en explications compliquées sans jamais trop se mouiller. Aussi, ne prenez pas trop au pied de la lettre ce que je vais vous dire ; je sais que les marins aiment qu’on dise les choses clairement, même si ce n’est pas vrai, c’est plus simple quand on est perdu dans le royaume d’un Manaan complètement imprévisible.
Il semblerait que tous les êtres humains, tous, à d’extrêmement rares exceptions, soient liés inconsciemment aux vents de magie. C’est pas vraiment des vents, mais c’est plus simple à expliquer si vous l’imaginez ainsi ; il y a des forces, autour de nous, qui sont invisibles, mais qui pourtant ont un effet sur la faune, la flore, l’atmosphère, les corps, et même les émotions… »
Et là-dessus, il se mit à jouer avec sa pâtisserie : il attrapa une des fraises entourée de crème pour la surélever.
« Tenez — vous voyez les fruits ? Vous savez à peu près comment ils poussent — il faut de la terre, de l’eau, du soleil… Mais comment, concrètement, la plante reçoit l’information de créer le fruit ? Pourquoi est-ce qu’il faut que des abeilles et d’autres insectes butinent autour pour leur permettre d’éclore ? Il y a toute une synergie assez incroyable de facteurs pour cette chose aussi simple qu’une petite fraise.
Nous, les magiciens, nous pouvons simplement percevoir le décor du monde ; nous voyons les fils du marionnettiste. Je sais que la nuit, il y a un vent gris et froid qui tapisse le monde, et je sais que tous les animaux, jusqu’à la plus petite puce, ont une aura ambrée qu’ils laissent dans leur sillage…
Vous, capitaine Surcouf, avez une sensibilité magique sans vous en rendre compte. C’est… Parfois, la sensation que vous êtes suivi alors que vous marchez dans la rue. Votre instinct entraîné, qui devine il-ne-sait-trop comment dans quel sens le vent va tourner. C’est la chair de poule, quand une femme que vous aimez vous caresse le bras.
Le mage apprend simplement à d’abord percevoir ces vents, avec un sens supérieur à celui de la vue, ou de l’odorat ou de l’ouïe — et surtout, il apprend à jouer avec, à les attirer à lui, à les déplacer à l’aide de chants, afin de pouvoir mobiliser et déchaîner les forces de la nature.
Pour certaines personnes, ce don est inné. Mais même avec un don inné, il faut apprendre à se maîtriser et à manipuler avec bon escient ces vents. Ils sont aussi puissants que dangereux. Pour nous, et surtout pour les gens autour de nous. »
Il planta sa fraise, et l’avala tout d’un coup.
« Enfin, je vous dis tout ça, la scolarité au Baron Henryk ça consistait surtout à faire des farces avec de la magie. Il faut pas trop en vouloir aux étudiants, ils peuvent pas s’empêcher de faire des conneries. »
Il regarda par-dessus son épaule. Puis, une sorte d’énigmatique sourire se dessina sur son visage ; un sourire carrément espiègle.
« Je ne devrais pas le dire, car c’est interdit par ma licence de magie, mais…
Vous savez que si je vous fais tirer un jeu de carte, je peux immédiatement savoir laquelle vous avez pris ?
Ne jouez jamais aux cartes avec moi. »
Et il fit un petit clin d’œil au capitaine.