« Heu… C’est quoi leur problème ? Demanda Geest avec les sourcils froncés.
– Esclavagistes, je suppose.
– Comment ça ?
– La traite d’êtres humains est encore légale en Norsca et en Arabie — pas mal de gens trempent là-dedans, à l’occasion. Ça rapporte beaucoup d’argent, de kidnapper des Estaliens et Estaliennes pour les filer aux palais de califes.
Mais notre ami Surcouf répugne à faire du fric là-dedans. »
Darri avait dit ça en faisant la moue, presque comme s’il était déçu. Dan n’était pourtant pas un original là-dedans : à Marienburg aussi, l’esclavagisme était illégal, et le culte de Véréna avait convaincu le monde entier de mettre fin à ces pratiques — même les seigneurs de Bretonnie n’avaient plus le droit, depuis bien longtemps, de traiter leurs serfs comme des meubles, qu’ils pouvaient torturer, violer, déplacer et vendre comme bon leur semble. Du moins, si le roy l’apprenait, ça se terminait avec des déchéances de noblesse et des décapitations…
Mais Marienburg est cette ville étrange, où tout ce qui est illégal a quand même un support. Si Dan souhaitait se faire beaucoup d’argent, il savait à qui il devait s’adresser pour transporter des êtres humains enlevés à leurs familles ; pour l’heure, sa conscience s’arrangeait très bien de ne pas le faire.
La messe étant dite, Darri se leva à son tour, et fit un signe de la main.
« Vous passez un par un. Vous vous dites comment vous vous appelez, vous présentez votre expérience sur les navires, et vous essayez de nous convaincre — on va pas tous papoter pendant longtemps, autrement on aura pas fini ce soir, donc restez concis.
Le capitaine, moi et les deux ici présents auront peut-être des questions pour vous.
On commence par toi, mon garçon. »
Commença alors un défilé de fadariniers et matelots en tout genre. Beaucoup de personnes aux profils similaires — quelques matelots syndiqués, pur-Marienburger, fiers de servir : ceux-là étaient généralement de ceux qui semblaient le plus irréprochable, du moins ceux qui avaient déjà une expérience, qui priaient bien Manaan, qui comprenaient la chaîne de commandement. Et malheureusement, évidemment, les plus chers.
Parmi ceux de moins bonne réputation, beaucoup de jeunes émigrés. Bretonniens et Norses, surtout. Certains s’inventaient une vie sur les navires, mais il suffit de quelques questions moyennement techniques de Surcouf et de Darri (Du style : « Qu’est-ce qu’une dérive ? ») pour se rendre compte qu’ils mentaient. Au fond, engager des personnes sans expérience était un bon moyen de rogner sur les salaires, mais Surcouf savait à quel point c’était fatigant de devoir passer sa journée à taper sur les doigts d’un incompétent.
Mais il y eut, au milieu de ce défilé, quelques profils assez atypiques.
Le tout premier, ce fut une petite silhouette, juste plus grande qu’un tonneau : c’était un jeune homme, qui devait avoir douze ou treize ans.
Malgré sa petite taille, son air osseux, et ses joues glabres, il semblait y avoir quelque force d’âme en lui.
Darri commença.
« Comment t’appelles-tu donc, mon garçon ?
– Ernst, m’sieur.
– Et quel âge as-tu, Ernst ?
– Seize ans. »
Il y eut des rires des matelots derrière lui, tant le mensonge ne semblait pas crédible.
« Et que veux-tu sur le navire ?
– Servir en tant que matelot, m’sieur.
– Oh. J’en déduis que tu as de l’expérience.
– Oui m’sieur : J’ai servi sur le Baron Paulus, en tant qu’artilleur. »
À nouveau, des rires de matelots. Le Baron Paulus, Surcouf ne l’ignorait pas, était le navire-amiral du culte de Manaan à Marienburg — le premier défenseur de la ville.
Bien sûr, il était trop petit pour être artilleur. Il devait probablement être un garçon à poudre, qui courrait de pont en pont en portant les munitions. Le genre de boulot ingrat qui était rempli par des enfants.
Kuilboer, prit la parole :
« Où sont tes parents, Ernst ?
– J’suis fils de Shallya, m’sieur. J’les ai pas connus.
– Pourquoi n’es-tu pas resté à l’orphelinat ?
– Hé, ça m’regarde, m’sieur ! »
Il était devenu tout furax, et avait fermé ses poings, ce qui provoqua à nouveau l’hilarité générale. Kuilboer lui-même ne le prit pas personnellement — à la place, il se mettait à sourire.
Mais il tourna la tête vers Surcouf, et haussa les épaules.
« Il me semble que généralement, les mousses ont de la famille dans la marine ? Un orphelin n’a pas sa place sur le pont.
– C’est un boulot comme un autre, maître Kuilboer. On peut lui filer un salaire et à manger, s’il est bon. Il y a pire comme emploi…
– Je suis assez mal à l’aise de mettre en danger un garçon qui a fugué de l’orphelinat. Auprès des Shalléennes, il peut avoir une éducation, devenir clerc, se faire un sort…
– Ouais, ‘fin, elles ont du bon sentiment, vos prêtresses, mais généralement les gosses sortis de l’orphelinat ils finissent dans le crime, ou très mal… Surcouf et moi, on maltraite pas de gosses. »
Kuilboer tordit ses lèvres. Visiblement, ce sordide négociant avide de fric avait des états d’âmes — voilà qui était surprenant.