En une seule insulte, Niklaus venait de tirer un trait sur sa carrière politique dans l’Ostmuur. Ou bien peut-être était-ce là la goutte d’eau qui faisait déborder le vase, chez un Hannes qui avait déjà trop tenté d’imbriquer son fils aîné dans les machinations politiques de la ville.
Tout le monde resta bien silencieux, et attendit patiemment que Niklaus se lève et ferme la porte derrière lui. Alors, dans le bureau, les mots étouffés par la cloison, Hannes reprit directement, sans plus de sentiments.
« Bien. Vous me descendez Verlvoet de quelques rangs. Il faudrait aussi que j’invite Collaert à manger avant la fin de la semaine. Arrangez-moi ça. »
Même la nuit, le quartier du Goudberg était illuminé. Cet arrondissement avait beau être directement voisin de l’Ostmuur, le changement d’environnement avait de quoi frapper lorsque l’on était déplacé de l’un à l’autre. Il fallait remonter en fiacre l’Avenue Grootscher, une spacieuse traversée décorée d’une dizaine de statues de femmes ailées portant dans leurs mains des couronnes de lauriers, avant de déboucher sur le lieu de résidence de plusieurs des Directeurs de la cité. Le ciel d’hiver était noir, mais au niveau des manoirs privés et des façades en colombages couverts de gravures et de verreries, des milliers de lampadaires à huile en cuivre ouvragé encore bien bronzés et non verdis par l’usure du temps, servaient à éclairer le pavage symétrique et les bosquets taillés bien droits.
Tout dans le Goudberg était différent des autres quartiers. Les cochers sortaient leurs plus beaux manteaux et s’assuraient de bien faire briller les portes de leurs carrosses, les passants sortaient toujours avec une jolie toilette faite de cols et de chausses – noirs, pour les hommes, bien entendu, là où les femmes pouvaient se permettre l’extravagance de porter des bijoux et des étoffes colorées. Au lieu d’avoir dans le nez des relents de pisse et l’humidité environnante, on pouvait sentir cocoter une parfumerie et la fragrance acidulée d’oranges d’Estalie.
Même les flics avaient meilleure allure ici. Aucun ne portait brigandine, ni maille tombante ; les quelques gardes qui patrouillaient en groupe avaient bien ciré leurs bottes et rasé leurs moustaches de près, et la traditionnelle coiffe noire sur leurs crânes n’avait pas le traditionnel air bombant et rapiécé de la sentinelle qui a passé trop de temps à faire le piquet sous la flotte.
C’était peut-être le rêve de tout Marienbourgeois de faire sa vie au Goudberg. Tout était bien beau et calme. Presque tous les habitants ici disposent de domestiques ; Ils les louent parmi les habitants et habitantes de l’Ostmuur, qui comme les ouvriers de l’Arsenal, viennent en journée travailler chez leurs maîtres avant de prendre le long chemin nocturne pour retourner dans leurs demeures bien plus modestes. Niklaus croisa beaucoup de ses administrés sur le chemin. Aucun ne le reconnut. Et de toute manière, l’heure n’était plus à serrer des mains, à présent que sa réélection était devenue impossible.
C’est là que se dressait le Chat Noir. De l’extérieur, le bâtiment ressemblait à tous les autres ; Il n’y avait pas de grandes vitres à rideaux tirés, mais une façade de pierre couverte de lierres et de fleurs en cascade, ainsi qu'un insigne éponyme en fer forgé ; Un gros matou aux yeux en dorures se passait la patte sur son front, comme un gant de toilette.
Juste en-dessous, deux bonhommes en beaux vêtements attendaient. Leur bonne mise tranchait avec leur taille de six pieds et leurs épaules bien larges. Ils étaient probablement les videurs de taverne les mieux mis de toute la ville. En s’approchant, Niklaus reconnu des tatouages qu’ils tentaient de cacher sous des manches et un col, mais nus, ils devaient en être parfaitement recouverts.
Avec un fort accent traînant d’un pays que Niklaus ne reconnaissait pas, ils lui demandèrent son nom qu’ils consultèrent sur une liste. Comme beaucoup de choses dans le Goudberg, l’entrée était sélective.
Il faisait très chaud à l’intérieur. Il fallait descendre un petit escalier de quelques marches : La taverne toute entière était souterraine. Un employé s’approcha pour récupérer le manteau de Niklaus et toutes ses affaires encombrantes. Et voilà qu’il était lâché au milieu de tables en bois sombre d’ébène, de petits figuiers servant à séparer les tables entre elles plutôt que d’avoir recours à des gros panneaux en bois. Tout un tas de petits groupes se répartissaient entre eux autour d’une scène surélevée où il n’y avait actuellement personne.
Niklaus regarda un peu partout, quand on le siffla. Gerard était parfaitement à l’autre bout de la pièce, en compagnie de quelqu’un d’autre que Niklaus reconnut.
En s’approchant des deux qui lui faisaient signe, Niklaus put découvrir que son cousin avait son visage tout rouge, et une flûte de mousseux déjà à moitié vide – ce ne devait pas être sa première, vu son sourire et son ricanement gras en voyant son ami approcher.
Maerten de Vos, lui, avait l’air bien plus maître de lui-même. D’ailleurs, il avait demandé à ce qu’on lui serve ce qui ressemblait à de la citronnelle plutôt que de l’alcool.
« Tiens, tu as pu venir !
Niklaus, je te présente-
– On s’est déjà rencontré ce midi Gerard, je lui ai offert un cognac ! Vous me pardonnerez de ne pas boire, mais je sais que si je continue je vais passer la journée de demain à dormir. »
Maerten leva sa main pour serrer celle de Niklaus, avant de s’écarter pour que le député puisse s’asseoir entre eux-deux.
« Maerten et moi faisons partie d’un, heu, d’un groupe parlementaire », fit Gerard avec un hoquet, comme pour répondre à une question que devait déjà se poser Niklaus.
« Un qui rassemble les députés ruraux, peu importe leur banc d’ailleurs.
– Les représentants de la campagne ont très peu de siège et de voix au chapitre comparé à la ville, qui est omniprésente. Peu importe quel Directeur nous rince, c’est toujours bien de s’unir ensemble pour pas être trop dispersés.
– C’est ça.
– Mais de toute façon nous n’aurions pas pu nous connaître avant cela, honorable collègue ; Quand je suis de passage à Marienburg, je ne vais normalement jamais au Chat Noir.
Il n’y a pas assez de femmes. »
Il fit un petit clignement d’œil à l’intention de Gerard, qui fit marrer le garçon déjà bien pompette. Or, il est vrai que son observation avait du sens ; En tant que club de gentilshommes bien élevés, rassemblement de fils de patriciens et de politiques, les femmes avaient rarement leur place dans de tel lieu. Il y en avait bien quelques-unes qui venaient, toujours accompagnées, mais elles attiraient beaucoup de regards.
« Tout va bien Nicolaas ? T’as pas l’air dans ton assiette. »