À entendre le choix de débat de son fils, Hannes eut un petit sourire amusé.
« Avez-vous des enfants, frère Melchior ?
– Non, maître. »
À en croire ses fossettes qui venaient d’apparaître, c’était exactement la réponse qu’il attendait.
« Vous voulez donc débattre sur comment éduquer un enfant, alors que vous n’en avez pas vous-mêmes ?
– C’est un sujet qui a fait l’objet de nombreux traités. Les philosophes s’interrogent sur l’éducation et l’instruction depuis la nuit des temps.
– Beaucoup trop de personnes ont des opinions sur des sujets auxquels ils ne connaissent rien ; Et moins ils s’y connaissent, plus ils ont d’opinions. »
Son sourire disparut pour reprendre son air sévère aux lèvres pincées bien habituel.
« Mais très bien, allons-y, c’est un exercice de rhétorique. Je suis le professeur, le sujet est choisi. Frère Melchior, vous défendrez… La liberté de l’enfant, et Niklaus, tu défendras au contraire la nécessité d’avoir une autorité absolue sur lui.
Je vous écoute. »
Le temps que les deux disputeurs réfléchissent à leurs arguments, les deux servantes revenaient avec le plat de résistance : C’était un gros cabillaud entouré d’artichauts cuits et d’une compotée de courgettes confites. En même temps, elles posaient sur la table une nouvelle coupe de vin plus-ou-moins coupé avec de l’eau – Agnès n’avait le droit qu’à un fond là où le verre de Hannes était bien plus rougeâtre.
« Très bien, maître Niklaus.
Le grand mensonge du patriarcat est l’idée qu’il y a un échange équitable entre le fils et le père. Dans les sociétés traditionnelles – nous avons des textes datant de l’Empire de Tylos et de ses États-successeurs – cet échange allait très loin, puisque le fils n’avait aucune personnalité juridique, là où le père avait un droit de vie et de mort sur lui. En fait, dans l’Empire de Tylos, il y avait même un usage traditionnel à la naissance d’un enfant : La mère posait l’enfant sur la terre, devant le père, et il revenait à lui de le soulever dans ses bras, afin de le reconnaître, ou bien de le laisser à terre, s’il refusait. C’est ainsi que l’on commettait des infanticides, par exposition, en laissant les nouveaux-nés à la nature.
La figure du père est donc proprement terrifiante. Il détient le pouvoir et le patrimoine, et la société attend beaucoup de lui car il porte la responsabilité de la maison. Et ceci se traduit beaucoup avec les autres institutions qui se sont superposées à la famille – c’est pour cela que dans l’Empire on appelle un prêtre de Sigmar mon père, ou que le Roi Louen de Bretonnie aime jouer avec sa figure de père de la nation, en envoyant des portraits de lui avec son épouse et sa descendance aux bonnes villes de son pays. En voyant Louen en père de famille, il fait écraser son autorité sur ses sujets.
La nature de l’échange est que le bon père a un devoir envers son fils : Il a le devoir de nourrir la famille, de la protéger. En échange, et seulement en échange, lui doit-on le devoir du bon fils : C’est-à-dire respecter et obéir. C’est-à-dire bien se comporter pour ne pas craindre le courroux paternel.
L’ennui d’un tel système est qu’il est en fait vicié par sa propre nature. Il est taillé pour aider le fort, non le faible, et protéger le père, et non le fils. C’est pour cela que la justice est aussi clémente envers les parents qui frappent ou molestent leurs enfants – il a fallu à Marienburg tant de travail de la part du culte de Shallya pour agir dans l’assistance aux femmes battues, pour faire reconnaître devant un tribunal des séparations de corps, et encore aujourd’hui rien n’est acquis. Je pense que c’est un ennui qui en fait se généralise à la société toute entière, aux religions mêmes : La puissance de l’autorité, l’autorité paternelle avant toutes les autres, est en fait un grave danger au corps social. C’est la porte ouverte à toutes les dérives. La puissance du père n’existe en fait que pour écraser les enfants.
L’éducation d’un homme, de toute façon, ne se limite pas au foyer, loin de là – la plupart des grandes leçons de la vie, on les apprend nous-mêmes. Et la pédagogie des grandes écoles de philosophes antiques n’étaient pas tournées vers la force d’un maître ayant un droit de vie ou de mort. On apprend plus facilement à quelqu’un qui est volontaire qu’à quelqu’un à qui on impose un enseignement.
Qu’en pensez-vous ? »