Avant qu’il n’eût le temps d’aller bien loin, le nobliaud se retrouva à ses côtés ; Puisqu’il n’avait pas encore décidé de poliment le congédier, celui-ci crut bon de continuer la discussion avec lui.
« Profil intéressant, les deux gosses.
Enfin, vous avez eu bien raison de faire ce que vous avez fait ; Non pas que se foutre de la poudre dans le nez ce soit un vice si terrible que ça – paraît que c’est à la mode chez la jeunesse éclairée de notre ville – mais à mes yeux il était très clair qu’ils voulaient juste se jouer de vous.
Ils auraient essayé de tester vos limites. Peut-être se seraient-ils amusés à vous humilier. Pour ça que je fais toujours attention à jamais trop boire.
Vous leur avez pillé leur fric aux cartes et avez su reculer quand c’était le bon moment. Ça n’a pas l’air comme ça, mais vous êtes sûr d’avoir suscité leur intérêt. Bravo à vous, c’est ce que je voulais. »
Tout aussi flegmatique, il s’éloigna un peu afin de laisser juste un tout petit peu d’intimité à Niklaus le temps qu’il lance une phrase à Gerard. Le petit Ottenmeir eut une mine grave quand on lui dit qu’il fallait s’entretenir avec lui, mais il se contenta de bien hocher de la tête, déterminé.
Ainsi, tous les trois purent aller jusqu’à la table d’Évelyne.
Comme Niklaus l’avait remarqué, Haam Markvalt était présent. Le petit étudiant était bien habillé, fumant la pipe, ses cheveux blonds gominés en arrière avec de la pommade. Il avait troqué son austère doublet noir pour un complet bien plus étoffé, avec une écharpe autour du cou – il n’avait pas l’air d’être bien riche, mais il savait faire croire qu’il l’était.
Évelyne, elle, était vêtue d’une simple robe blanc-noir, couvrant ses bras et jusqu’à sa gorge. Elle lança un grand sourire éclatant à son grand frère : Elle semblait honnêtement ravie de le voir. Elle le laissa parler en lançant un petit regard à Gerard, et à l’énigmatique bonhomme derrière eux.
Restait le troisième homme qui était accoquiné avec sa sœur. Lui, Niklaus n’avait toujours pas la moindre idée de qui il était.
« Si c’est un ami à toi, il est toujours invité ! Installe-toi donc !
Haam, Giovanni, je vous présente mon frère, Niklaus, et mon petit cousin, Gerard Ottenmeir. Installez-vous ! »
Sitôt que le mot « frère » avait été prononcé, le dénommé Giovanni eut un sourire figé. Il lâcha l’épaule d’Évelyne et glissa le plus discrètement du monde à l’autre bout de la banquette, en mettant bien ses mains un peu trop baladeuses droit devant lui.
« Un honneur pour moi de vous rencontrer, honorable collègue ; Vous ne me connaissez pas, mais votre sœur nous parle beaucoup de vous ! »
Haam s’écarta un peu pour laisser de la place à Niklaus. Maerten, lui, avait saisi à la volée deux sièges derrière lui, en disant à un garçon de ne pas se tracasser ; Ainsi, il put installer Gerard et lui-même autour de la table.
« Je n’ai pas le plaisir de vous connaître en revanche, maître Maerten. Vous êtes un ami de mon frère ?
– Monseigneur Maerten. J’ai le privilège d’être noble.
– Oh.
– Héhé, ne faites pas cette tête, mademoiselle ; Les titres de noblesse à Marienburg c’est comme de la bière en Bretonnie, personne n’en a rien à faire.
Je ne connais votre frère que depuis ce midi. Mais il me paraît être un homme tout à fait sensé, sincère et clairvoyant, aussi, il a le déplaisir de me voir le coller aux basques depuis.
Nicolaas, si je commence à te courir sur le haricot, dis-le-moi discrètement à l’oreille ; Tu me verras me volatiliser aussitôt ! »
Évelyne eut un petit sourire aux manières un peu brusques de Maerten.
« Eh bien, sachez que ce n’est pas mademoiselle, mais sœur.
– Ah oui ?
– Je suis officiellement initiée du clergé de Véréna. Puisqu’on en est à parler formalités…
– C’est très important les formalités ! Enchanté de vous rencontrer, ma sœur. »
Giovanni fit un signe de la main à Niklaus. Et il lui parla avec un très fort accent connoté Tiléen ; Niklaus avait même assez de culture pour tracer cet accent-là à la ville de Remas, mais pas certain que cela lui serve beaucoup.
« Vous avez fait impression au Palais du Peuple plus tôt dans la journée, oui ; Les Affaires Étrangères vous intéressent donc, pour poser des questions au Directeur den Euwe ?
– Nicolaas a passé toute son adolescence à Bilbali, il n’est pas un homme qui n’a connu que Marienburg dans sa vie.
– Et c’est tout à son honneur. Il y a des choses à l’étranger qui sont fascinantes. Je- »
Alors que Markvalt allait se mettre à parler – il semblait bien être le genre de personne qui adorait s’entendre parler – les garçons de café avaient diminué la luminosité de la pièce en éteignant une à une la plupart des bougies réparties autour de la salle. On entendit quelques toussotements, et sur l’estrade, dorénavant la seule illuminée, un homme tout bien vêtu, comme un pingouin, gros chapeau haute-forme sur la tête et redingote pourprée sur le buste, s’approcha pour saluer les invités de ses gants blancs.
« Honorables gentilshommes et honorables maîtres de Marienburg, très bonne soirée à vous. »
Évidemment, il n’avait pas un mot pour les rares femmes attablées.
« C’est un honneur pour moi de vous accueillir ici, au Chat Noir. Notre club peut s’enorgueillir de produire, pour votre émerveillement, quelques-unes des plus magnifiques curiosités qui traversent le monde. Ce soir, quelques artistes et saltimbanques vont essayer de vous fasciner pour vos réjouissances.
J’aimerais, pour votre bon plaisir, vous présenter un... magicien... »
Il laissa le petit effet d’annonce, quand bien même le programme devait déjà être connu de tous. Il semblait bien surjouer son annonce, en agitant ses petites mains gantées dans tous les sens.
« Un énigmatique pratiquant des arts occultes, connaisseur des arcanes de l’immatériel… Je ne le connais que par son seul surnom : « Bonaventure. ». Il est né loin, loin d’ici, dans les contrées exotiques du Nouveau Monde, fils d’un capitaine de Sartosa et d’une Amazone de Lustrie. Élevé semi-païen, enfant d’un cottereau truand des bas-fonds et d’une sauvage arracheuse de cœurs. Il dispose d’un sixième sens, et d’une grande clairvoyance qui dépasse la compréhension humaine. Il a appris à lire et à parler notre langue tout seul, voyageant à travers le monde pour agrandir son ésotérique maîtrise des capacités humaines…
Ce soir, il souhaite vous montrer l’étendue de sa pratique... »
Alors que l’annonceur sortait sa soupe, derrière lui, des assistants avaient mis en place d’étranges poteaux et boîtes en bois. Et de l’ombre, surgissait un corbeau.
Bonaventure était un homme grand. Très grand, et très fin : on aurait dit un épouvantail. Tout son corps était recouvert d’une épaisse cape noire, qui descendait jusqu’à ses pieds, si bien qu’on ne pouvait pas apercevoir ses souliers. Pas un cheveu, pas un millimètre de sa peau n’apparaissait.
Mais son visage avait été recouvert d’un masque. Un sinistre masque à l’effigie d’un animal, ou d’un démon.
Deux jeunes femmes l’accompagnaient. Des assistantes, leurs jambes enserrées de jarretières et leurs tailles d’un justaucorps bien indécent comparé aux robes cintrées et couvertes que toutes les femmes de Marienburg portaient. Elles offraient aux spectateurs de grands sourires forcés, tandis que Bonaventure s’approcha tout au bout de l’estrade pour parler.
« Gentilshommes, maîtres, bonne soirée à vous.
Aujourd’hui, Morrslieb n’est pas pleine. Mais je sens bien des vents jeter leurs bourrasques autour de moi, et l’alignement de Voelia avec Verdra. Les arcanes m’offrent la possibilité de vous présenter quelques-uns de mes talents.
Y aurait-il dans cette salle un volontaire pour rejoindre l’une de mes charmantes assistantes ? »
Une espèce de malaise superstitieux semblait avoir bousculé tout le monde. Même Haam Markvalt, un agitateur qui devait être bien habitué à critiquer le clergé, restait bras croisés, visiblement peu à l’aise face à ce mage.
Maerten se permit même un commentaire murmuré à Niklaus :
« Tu crois qu’il est vraiment mage ou bien c’est juste un comédien ?
Il devrait faire gaffe à pas être brûlé par les Chevaliers de la Pureté, celui-là... »
Officiellement, les Chevaliers de la Pureté étaient un groupuscule illégal. Un rassemblement d’auto-justiciers servant un obscur Dieu qu’on nommait Solkan, ils traquaient et tuaient ceux qu’ils suspectaient d’être des mutants ou des serviteurs de la Déchéance. Dans les faits, ils avaient la jugeote de limiter leurs opérations aux quartiers les plus pauvres, et à ne pas s’en prendre aux patriciens ou aux richissimes chefs de maisons qui employaient des astrologues et des diseurs de bonne aventure versant dans le surnaturel. Il n’empêche ; Les Chevaliers de la Pureté étaient populaires auprès de la population, et semblaient disposer de beaucoup de soutien en ville.
Qu’un mage auto-proclamé puisse ainsi se présenter au grand jour dans un quartier riche montrait bien la décadence de Marienburg.