Et le reste... Des nobles désargentés, des aventuriers idéalistes, des bandits désespérés, des mercenaires reconsidérant leurs choix de carrière, des soldats à la retraite reprenant du service pour survivre, des gardes boueux et visiblement idiots... Le comte Petr von Stolpe devrait pourtant compter sur cet improbable assemblage de personnalités pour mener à bien sa campagne de longue haleine contre l'influence nécromantique dans la région. Une tâche énorme, impossible sans doute, mais indispensable. De toute façon, comme le murmurait Eirminjar, si le seigneur n'allait pas au devant de ses ennemis, ils finiraient par le faire eux et raseraient le village jusqu'aux fondations.
Après ce dernier repas qui serait réellement final pour certains, le cor de guerre sonna le rassemblement dehors. Quelques secondes suffirent pour regrouper les hommes par utilité dans la bataille à venir: le groupe des appâts, constitué de cinq membres, six en comptant Sigmurd, était gardé un peu à l'écart des quatre autres groupes qui comportaient de huit à neuf membres. Le plan de bataille fût rappelé par le comte qui s'avançait à présent à la tête de ses hommes, vêtu d'une armure de plaques de bonne facture, d'une solide épée, d'un bouclier résistant et d'un heaume imposant. Le tout pourtant semblait ancien, daté, et avait sans doute été fabriqué à une autre époque puis gardé et entretenu de génération en génération. Avec ses larges épaules et sa cape brune en fourrure de loup noir, von Stolpe gardait malgré ça une fière allure et, pour une fois, il y eut une lueur d'espoir dans les yeux des hommes.
-"Un changement a été effectué dans le plan durant la nuit:
Les chefs de groupe ont été déterminés à l'avance et ils connaissent le détail. Une fois arrivé au cimetière le groupe des appâts pénétrera dans les lieux et attirera l'attention de la manière qu'il souhaite. Quand les goules commenceront à jaillir ils devront fuir par le Sud en direction de la forêt où le groupe de Herr Marestein interceptera leurs poursuivants.
Dès qu'ils seront sortis je dirigerai les trois autres groupes à l'intérieur du cimetière où nous devront repérer la tombe au double marteau, la grande crypte et la fosse commune: dans ces lieux se terrent les rois des goules qui dirigent les nids. Une fois la menace éliminée au-dehors, le groupe des appâts et celui de Herr Marestein devront revenir dans le cimetière assurer nos arrières."
Il y eut quelques murmures dans l'assistance: un groupe pour aider les appâts, cette bande de moins que rien? Étrange, très étrange. Quelqu'un avait dû murmurer cette idée à l'oreille du comte et celui-ci n'avait pas osé refuser. Les plus expérimentés arguèrent que de toute façon être dix ou trente pour charger les boyaux étroits des cryptes ne changeait finalement pas grand-chose. Les plus zélés répliquèrent qu'avec la foi en Morr, Sigmar, Shallya et tous les autres un homme seul pourrait nettoyer le cimetière. Personne n'osa répondre mais quelques rires nerveux fusèrent.
Au sein du groupe il était à présent temps d'apprendre à se connaître pendant que la colonne se mettait en route et que les hommes entouraient les chariots à vivres tirés par des ânes loqueteux. Sans plus de cérémonie, ni n'étonner personne au passage, c'est Ivanoë von Vartel qui inaugura la discussion:
-"Allons brave compagnons d'infortune! Aujourd'hui un soleil rougeoyant de plaisir se couchera sur la Sylvanie car nous vaincrons!"
Otto Grassmuen leva les yeux au ciel et constata qu'il était complètement gris, couvert d'épais nuages et que bien malin serait celui qui pourrait dire où était situé le soleil. A la place d'une réponse en bonne et due forme il se contenta d'un sourire ironique et d'un rire gras.
-"Ch'troue l'vin s'tu penches qu'cha va s'passer correc, hein. L'goulus v'nous picorer l'joufflu ch'te l'raconte."
Un silence entoura ce patois du fin fond des régions les plus oubliées de l'Empire. De la même façon, les autres "appâts" effacèrent ce passage de leur mémoire pour se concentrer sur les environs, qui se montrèrent aussi décevants et déprimants qu'à l'habitude. Des arbres gelés aux branches tordues, des hautes-herbes marronâtres dans lesquelles perçaient des ronces et des orties, des ruisseaux charriant eau noire et détritus. Autour du chariot les ombres s'agitaient et plusieurs guerriers affirmèrent qu'ils avaient vu des formes humaines aux limites de la lumière des torches qui perçaient les noirceurs du matin. Les vétérans levaient les yeux au ciel et priaient les dieux qu'il ne s'agisse que de l'imagination des nouveaux, sans réellement y croire.
Après une grosse poignée d'heures, la troupe s'arrêta: derrière ces prochains bois de pins maudits le cimetière serait en vue, il fallait donc manger léger et se préparer. Instantanément les plus expérimentés se tournèrent vers les environs pour constater que les branches des rares arbres autour d'eux se mêlaient à des buissons épineux pour barrer la vue, mais aussi le passage. Ils se postèrent alors en cercle pour laisser les moins aguerris manger tranquillement. En Sylvanie, on ne relâchait jamais sa vigilance, comme Eirminjar ne manqua pas de le rappeler en passant à côté de Ludwig:
-"J'te rappelle les règles p"tit: pas de courage insensé, pas de moment héroïque, tu t'la joues pas à deux contre un, si tu peux avoir une goule par la ruse tu le fais et tu t'amuses pas à la jouer honorable. Elles auront aucune pitié pour toi, n'en ais aucune pour elles."
Sur ces mots il colla une gourde de bière fraiche dans la pogne de Ludwig et retourna à sa ronde, laissant notre héros aux prises avec ses compagnons, dont Otto qui crachait un flot ininterrompu de paroles incompréhensibles. Après trois minutes de ce traitement, c'est l'habituellement silencieux Wilhem von Neunberg qui ouvrit le bal:
-"Silence."
Les yeux meurtriers du mercenaire plongèrent sous la capuche de l'insolent, qui soutint son regard sous le noir de son couvre-chef. Dix secondes s'écoulèrent et Otto craqua en premier, mâchonnant son pain dur avec colère, sans mot dire. Félix, qui n'avait rien raté de la scène, ricana:
-"Au moins on sait qui appeler pour ramener le calme..."
Si Ivanoë prit ombrage de ce petit camouflet, il n'en laissa rien paraître. Il n'aurait de toute façon pas eu le temps de râler car von Stolpe déclara rapidement la levée du camp et le début de l'assaut. Pas idiot, le comte avait bien compris que s'il fallait s'arrêter pour reposer les pieds des hommes ainsi que leur moral, rester immobile était juste le meilleur moyen de finir repéré par un éclaireur ou de subir l'attaque d'un monstre nomade. Il rassembla donc les cinq appâts et, solennel, leur déclara alors qu'ils prenaient la tête de la marche:
-"Vous connaissez votre mission. Allez l'accomplir à présent, que les dieux vous gardent."
Chacun prépara ses armes, on engloutit les dernières gouttes d'alcool fort trouvable dans les sacoches et Ivanoë, avec un charisme tout bretonnien et l'allure des chevaliers de jadis lança la marche en avant, couvé par les dizaines d'yeux inquiets de l'armée de réserve. En tout cas Piotr n'avait pas menti: le cimetière était proche, très proche. En quelques enjambées la forêt s'ouvrait pour laisser place à un territoire des morts. Des tombes de pierre s'élevaient partout, de façon chaotique et désordonnée, des corbeaux à l'aspect déformé veillait sur ces lieux et fixaient les visiteurs avec cet air de cruauté qu'ont les animaux en chasse. Personne n'était vraiment pas à l'aise dans cette atmosphère brumeuse où le jour semblait absorber par une fumée grisâtre qui dominait l'ensemble du lieu.
A présent Ivanoël, le coeur au bord des lèvres, semblait hésiter à pénétrer dans le lieu sombre et inquiétant, secondé par le reste du groupe qui n'avait pas l'air plus motivé...