Eté 2530, Sylvanie. En ce pâle matin de Vorgeheim, un épais brouillard recouvrait les rives du Stir et de ses affluents. Bien que l’on fût dans le mois le plus chaud de l’année, dans les terres maudites de Sylvanie, et plus particulièrement près des cours d’eaux et des marécages environnants, cela ne signifiait pas grand-chose.Début ici : viewtopic.php?f=101&t=6152&p=110962#p110962
Une simple embarcation de bois sombre, une minuscule barque à fond plat, naviguait avec empressement sur les eaux calmes de l’Eschenstir, la petite rivière qui séparait la ville de Siegfriedhof et la province du Stirland côté Ouest, d’un marécage boueux et traître précédent les Bois de la Famine et le Comté de Sylvanie côté Est. Mais l’Eschenstir était bien plus que cela. Le cours d’eau constituait aussi la frontière entre deux mondes, deux royaumes. L’Occident était celui des vivants. L’Orient, celui des morts.
Tout cela, les trois voyageurs qui ramaient avec entrain en étaient parfaitement conscients. Et pourtant, ils se dirigeaient bien vers le Levant, leurs regards déterminés, leurs bras musclés et taillés par des années d’entraînement restant parfaitement fermes en plongeant leurs pagaies avec force dans l’onde sombre.
Car tout ici était sombre et humide. L’astre lumineux poignait tout juste derrière les arbres sinistres que l’on devinait à peine, mais sa lueur blafarde était diluée par la forte concentration d’eau dans l’air. Sous cette luminosité, le cours d’eau n’était plus qu’un ruban de satin noir aussi plat qu’un miroir sans reflet. La brume, très dense, donnait elle l’impression aux vivants d’être perdus dans un nuage blanc laiteux.
L’Eschenstir n’était pas très large à cet endroit-ci. A vrai dire, juste en amont de Siegfriedhof, la rivière s’évasait pour former un immense marécage s’étendant sur plusieurs dizaine de miles à la ronde, et connu sous le nom « des Morrfenn », puis reprenait son cours normal à hauteur de la ville où siégeait l’Abbaye de Saint Æthelbert le Vigilant.
Néanmoins, les berges n’étaient pas nettes pour autant, surtout du côté Sylvanien, où elles n’étaient guère entretenues. On sentait encore la propension du fleuve à s’étaler sur ses côtés. Un géographe averti aurait certainement pu identifier la cause du phénomène dans le fait que la rivière prenait sa source dans les Collines Hantées, au Sud. Un lieu géographiquement peu élevé, comparé aux Montagnes du Bord du Monde. Ainsi, la rivière n’avait pas un courant très important, et c’était cette lenteur, ce faible débit, qui expliquait en grande partie les nombreux marécages environnants le cours d’eau. A cela, il fallait bien sûr ajouter les sols riches en terres argileuses qui empêchaient les eaux d’y pénétrer trop profondément. Seules les premières couches de terre jouaient un rôle d’éponge, emmagasinant l’eau et transformant au fil des siècles la végétation environnante en une sorte de tourbière.
Mais revenons à nos trois voyageurs, qui avaient presque atteint la rive droite du fleuve, celle qui menait en Sylvanie. Déjà, ils n’entendaient presque plus les sons provenant de la ville et au-delà encore, de l’Abbaye. Rapidement, l’atmosphère pesante semblait avoir étouffé les cris et les sons de cloche, les réduisant à de vagues échos lointains et à un brouhaha indéfinissable.
Ils entendaient plus clairement leurs propres respirations, maintenant, ou le son léger de leurs rames fendant les eaux. Soudain, le coassement d’une grenouille retentit, brisant le calme surnaturel et inquiétant qui régnait.
Nos héros étaient arrivés de l’autre côté. Sans attendre, ils mirent pied à terre, abandonnant la barque derrière eux. Le sol était meuble, gorgé d’eau. Leurs pieds s’y enfoncèrent profondément, de plusieurs centimètres, parfois même jusqu’au genou quand ils avaient le malheur de marcher dans une mare dissimulée sous la verdure abondante.
Mousses, joncs, roseaux et touffes d’herbes coupantes que l’on appelait communément carex ou laîches étaient monnaie courante. A mesure que l’on s’éloignait de la rivière, quelques rares buissons, arbustes puis arbres tordus et torturés étaient visibles ça et là. Tous semblaient avoir poussé par miracle dans cet environnement hostile et légèrement acide. En effet, des marais des Morrfenn jusqu’à la cité maudite Mordheim, courait une bande de terres plus ou moins marécageuses, parallèlement à l’Eschenstir. Très humides sur les berges du cours d’eau, la bande plane, d’une largeur d’une dizaine de miles impériaux environ, s’asséchait peu à peu à mesure que l’on s’en éloignait, pour devenir finalement un sol de terre d’abord meuble puis plutôt sèche, et déboucher sur une forêt, à savoir les Bois de la Famine, qui formaient l’extrémité Sud-Est de la Grande Forêt, avec les Bois Sinistres situés encore plus à l’Est.
Le trio dût péniblement se frayer un chemin pendant une bonne quinzaine de minutes pour enfin traverser la rive marécageuse et arriver sur un sol plus stable et homogène. Le groupe était chanceux : malgré la proximité immédiate de la ville du Stirland, l’endroit n’était pas sûr et il n’était pas rare que des noyés ou des morts d’antan se réveillent en ces lieux maudits et tentent d’entrainer les imprudents qui osaient débarquer en Sylvanie avec eux au fond des eaux. Cependant, ils n’en croisèrent aucun.
Au contraire, après une courte marche d’encore une douzaine de minutes à bon train, Ombre, Geralt et Ubran atteignirent un petit bosquet isolé constitué d’un amas de buissons et d’épineux. C’était là que les attendait Hans-Dieter Buchwald, le Fléau des Collines Hantées.
L’homme qui les accueillit en les menaçant de son épée n’avait plus rien à voir avec celui que Geralt avait rencontré à Bielen, quelques mois plus tôt. Fatigué, sale, pas rasé ni coiffé, le front ridé, le teint pâle, les yeux soulignés de lourdes cernes noirâtres et au fond desquels on décelait comme la force de braises ardentes pouvant se rallumer à n’importe quel moment. Celui qui se tenait devant eux avait souffert, indéniablement. En tous cas, il n’avait en rien cherché à s’entretenir. On aurait pu voir en lui un mendiant ivrogne et sans-abri, vétéran de guerres qui le hantaient toujours.
Pourtant, en apercevant Geralt le Loup Blanc, Buchwald réagit au quart de tour. Une étincelle jaillit dans ses yeux et y raviva les flammes en sommeil depuis trop longtemps. Devenant comme fou, il se précipita sur son camarade et l’interpella d’un ton dément mêlant anxiété, supplique et détresse, criant presque, ignorant royalement les deux autres :
- Geralt ! Enfin ! Dis-moi, mon fils ?! Edrik ?! Dis-moi que tu as pu le mettre en sécurité ! Dis-moi qu’il est sauf ! DIS-MOI !
De la bave blanchâtre coulait aux commissures de ses lèvres, et l’homme était devenu comme possédé, alors qu’il avait saisit Geralt en plaçant les deux mains sur ses épaules et le secouait maintenant comme un prunier. Il n’avait pas lâché sa longue épée ébréchée pour autant, dont le plat de la lame courrait le long du dos du Loup Blanc. Ombre et Ubran observaient la scène du coin de l’œil, pour s’assurer que tout allait bien, tout en surveillant les environs. Même s’il était peu probable que l’Ordre envoie des gens les poursuivre à la hâte sur ces terres maudites, il valait mieux ne pas trop traîner dans le coin. Ils étaient encore très proches de Siegfriedhof... Trop proches.
Quoi qu’ils s’échangent, il fallait faire vite, puis immédiatement continuer à avancer. Seule l’orée des Bois de la Famine pourrait leur offrir un « refuge » suffisamment dissimulé et dangereux pour semer ou faire rebrousser chemin à leurs éventuels poursuivants. Ironie du sort, pour échapper aux chasseurs, il faudrait que la proie se jette dans la gueule du loup. Mais pour l’instant, il fallait calmer Buchwald, et vite ! Il ne semblait pas en état de se calmer et de repartir si on ne répondait pas à ses questions, et son grabuge pourrait attirer l’attention de forces de l’Ordre ou de créatures hostiles...